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Édition du 1er au 15 juin 2025

Une manipulation inacceptable : le soi-disant « Rapport Retailleau » sur les Frères musulmans

Sur le scandale qu’a représenté la transformation du conseil des ministres du 21 mai 2025 en conseil de défense, avec la présentation d’un « Rapport classifié », dit « Rapport Retailleau », sur les Frères musulmans, qui apparaît comme une opération politique montée par le ministre de l’Intérieur avec le soutien de l’extrême droite, nous reprenons ci-dessous la tribune publiée par Yazid Sabeg dans Mediapart le 26 mai 2025.

On ne s’attendait pas à lire de la part de cet industriel franco-algérien, ancien commissaire à la diversité et à l’égalité des chances durant la présidence de Nicolas Sarkozy, qui dirige depuis vingt ans une société de services informatiques spécialisée dans la défense et la sécurité, homme de droite assurément, une dénonciation aussi vive de ce Rapport et de ce qu’il signifie. Sa tribune dans Mediapart en constitue une vive critique et pourrait laisser espérer qu’une partie de la droite française se désolidarise de cette machination qui consiste à reprendre purement et simplement, sans aucun fait précis, tout l’imaginaire islamophobe qui était diffusé à l’envi à l’époque coloniale.

Histoire coloniale et postcoloniale.


« La République des suspects »

Tribune de Yazid Sabeg, ancien commissaire à la diversité et à l’égalité des chances, publiée dans Mediapart le 26 mai 2025.

Source

Lorsque l’État se met à soupçonner non plus ce qu’un individu fait, mais ce qu’il est, alors il cesse d’être protecteur pour devenir gestionnaire de périls. L’ennemi de la République n’est pas un imam conférencier. Ce n’est pas une enseignante en histoire-géographie. Ce n’est pas une cheffe de service en hôpital public. Ce n’est pas un élu associatif à prénom arabe. L’ennemi de la République, c’est celui qui, au nom d’elle, en dévoie le sens.  

Le moment de bascule

Lorsque l’État se met à soupçonner non plus ce qu’un individu fait, mais ce qu’il est, alors il cesse d’être protecteur pour devenir gestionnaire de périls. Lorsqu’il ne gouverne plus au nom du droit, qu’il classe selon l’origine, trie selon les croyances, surveille selon les visages, il réactive sans le dire, au nom d’une République d’apparence, les vieilles hantises ethno-confessionnelles : l’identité comme danger et la pluralité comme menace existentielle.

Ce moment de bascule, nous l’avons franchi sans fracas et sans décrets spectaculaires. Une dissolution ici, une fermeture administrative là, un refus d’agrément, un refus d’habilitation, une stigmatisation insidieuse, des médias complices ou apeurés, des intellectuels ou des commentateurs-experts de connivence avec eux.

S’est instauré un climat de « séparatisme d’ambiance » comme disent les prescripteurs patentés de nos grands « républicains » dévoyés et imposteurs, de gauche et de droite, qui se sont finalement rejoints pour organiser la contre-chouannerie.

Insidieusement, l’inacceptable s’est installé. L’inacceptable, c’est que les mots des Lumières — République, raison, universalité, unité, valeurs — soient aujourd’hui mobilisés comme une simple commodité lexicale pour justifier leur négation concrète : on gouverne par la peur, mais on parle d’émancipation ; on exile symboliquement, mais on jure fidélité à la laïcité ; on discrimine, mais au nom de l’égalité.

Puis est venu le texte de trop : le « rapport classifié présenté en Conseil de défense » (sic) dit déjà « Rapport Retailleau ». Mis en scène comme historique, fondateur, commenté avec solennité par un ministre grisé par une victoire morale à la Pyrrhus, débattu dans les hautes sphères comme s’il s’agissait d’un plan de contre invasion.

Ce n’est pas un événement isolé. C’est le fruit d’une longue dérive. Une dérive vers un État spectral, hanté en plus par le fantasme de l’ennemi intérieur. Une République devenue suspecte d’elle-même.

Ce rapport, nous dit-on, identifie et dénonce un « entrisme musulman ». Rien que cela. Il ne nomme pas des faits, mais une intention ; il ne démontre rien, mais insinue tout. Il n’alerte pas sur des comportements ou des agissements mais sur des existences. Voilà le nouvel ordre des choses : une mise en scène de la menace à partir du simple fait d’être là — musulman, français, visible, éduqué, actif. Trop visible jusque dans nos hôpitaux, trop actif, trop diplômé, trop engagé. Trop français ? Ou mal français ? C’est selon.

Le « rapport Retailleau », les « Protocoles » de l’Intérieur, un faux reposant sur des fantasmes

C’est une tradition française : quand on ne sait plus penser, on classifie. Et quand on ne sait plus nommer, on imite. Le « rapport Retailleau » n’échappe pas à cette règle : il est au savoir ce que les « Protocoles des Sages de Sion » furent à l’histoire – un faux, une affabulation, un acte d’accusation collective reposant non sur des faits, mais sur des fantasmes. Ce texte n’analyse pas : il postule. Il n’observe pas : il projette. Il ne démontre rien : il incrimine tout. Il recompose un complot à partir d’une visibilité, une stratégie à partir d’un curriculum vitae, une menace à partir d’un prénom. Et tout cela avec l’autorité d’un bulletin de la DGSI écrit par un stagiaire en panique.

On y retrouve tous les ingrédients du faux classique : des sources non nommées, des citations tronquées, des trajectoires individuelles reliées par des flèches rouges, des concepts importés sans critique. Et pour faire sérieux : une couche de lexique anthropologique, ce cache-misère des impostures savantes. Est invoquée la « taqîya », ce terme tordu, rabâché par les plateaux télé d’extrême droite, pour expliquer que les musulmans cacheraient leur projet de subversion derrière une façade de citoyenneté paisible. On a connu les Juifs faussement assimilés, on a désormais les musulmans faussement républicains.

Le problème ? C’est que même la « taqîya » n’est pas comprise. Personne ne sait précisément ce que ce mot veut dire – pas même ceux, pédants, qui le mobilisent. Pas grave : il « sonne » arabe, il « fait » savant, il « suggère » la duplicité. Voilà tout ce qu’il faut à ces experts de carton-pâte pour l’inscrire dans un rapport officiel de l’État. Et si ce mot a le malheur d’exister dans le Coran ou dans la tradition chiite ? Peu importe : la France, ce pays si jaloux de ses Lumières, pratique désormais la philologie sélective, la glottophobie performative, la ségrégation linguistique utile.

La posture intellectuelle du rapport est donc celle de l’ignorance drapée dans la toge du soupçon. Il n’est pas écrit pour comprendre. Il est écrit pour accuser. Il n’est pas documenté : il est dramatisé. Tout y est : jusqu’à la médiocrité intellectuelle, la fausse érudition, la citation tronquée, le copier-coller de fiches anonymes, et le lexique trafiqué d’anthropologues auto-proclamés.

Ce texte est moins un diagnostic qu’un signalement. Il est destiné à circuler, à être brandi, à être agité comme un chiffon d’alerte. C’est le document pédagogique rêvé des nouveaux préfets de la « pensée républicaine », qui veulent faire de chaque mosquée un QG terroriste en puissance, de chaque association une cellule dormante, de chaque conscience critique un attentat symbolique. Ce n’est pas de l’analyse. C’est de la dénonciation. Ce n’est pas une grille de lecture. C’est une grille d’exclusion.

On croyait avoir dépassé l’ère des manuels de conspiration. On découvre qu’il suffit d’une élection interne et d’acronymes techno-administratifs pour relancer, en plein XXIe siècle, la fabrique du faux.

Et ce vrai faux, hélas, est sérieux. Il est imprimé, sigle bleu, blanc, rouge pour faire officiel et révèlé. Il se propage, il se cite déjà. il se confie aux militaires. Il est débattu en Conseil de défense, affiché en slide PowerPoint sur les écrans de télévision, sous le regard furibond du Président qui feint de ne pas comprendre pourquoi sa fiction n’est pas encore crédible.

Le Conseil de défense ou la farce d’État

Il fallait un théâtre à la hauteur de l’absurde. Ce fut le Conseil de défense. Un dispositif prévu pour coordonner la riposte face aux attaques terroristes, aux cybermenaces, aux désastres géopolitiques – hélas, eux, bien réels – mobilisé ici… pour débattre d’un rapport PowerPoint sur la supposée infiltration républicaine par les musulmans de France. On se pince, mais non : le président de la République lui-même a convoqué ce conclave martial pour examiner, sans rire, une compilation de fantasmes sécuritaires habillés en cartographie anxieuse.

Où sont les chars ? Où sont les lignes ennemies ? Où est l’attaque ? Le front ? Le drapeau adverse ? On ne sait. Mais Emmanuel Macron, dans un accès de fébrilité régalienne, aurait jugé les propositions ministérielles « pas à la hauteur de la gravité des faits ». De quels faits ? Mystère. Ce que l’on sait, en revanche, c’est qu’il aurait exigé… un remake en juin. Oui, un deuxième Conseil de défense. Comme au théâtre. On révise et on rejoue. Et l’on promeut le ministre metteur en scène à la fonction de stratège civilisationnel.

Pendant ce temps, aucun Conseil des ministres. Aucun arbitrage social. La France gouverne par séance de fiction militaire. Les ministres se regardent dans le noir. L’État-major écoute les échos d’un fantasme. Et le président, visiblement séduit par la dramaturgie, promet une suite. Bientôt : Croissant Vert II – Le retour de l’ennemi imaginaire.

Le Conseil de défense devient donc Conseil de dérision. Une République qui  se  rêve  assiégée  pour  ne  pas  répondre  de  ses  échecs socio-économiques qui sont eux aussi bien trop réels. On convoque les généraux pour masquer les faillites politiques. On mobilise le lexique de l’urgence pour inquiéter et dissimuler l’impasse morale. On agite les mots « Frères musulmans » comme des grenades sonores, faute de pouvoir nommer les vraies fractures : sociales, scolaires, urbaines, diplomatiques. Tout cela pour un texte sans méthodologie, sans rigueur, sans jurisprudence. Nul et non avenu.

Car ce rapport n’est ni de police, ni d’analyse, ni de renseignement. Il est une fiction à usage politique. Une pièce de théâtre paranoïaque, coécrite par des imposteurs diplômés, soufflée par quelques pseudo-anthropologues en mal de notoriété, relue à l’Élysée par des communicants qui croient encore que l’islam est un code vestimentaire et qui prennent toujours les français musulmans pour des « arabes ».

La loi « séparatisme » : le code disciplinaire d’une République méfiante

On l’a appelée, avec cette pompe feutrée des régimes en dérive douce, « loi confortant le respect des principes de la République ». Tout y est déjà : la liturgie sémantique, l’effet d’annonce, l’hommage obligatoire aux Lumières – ce lexique de confort idéologique mobilisé pour imposer, en silence, un tournant disciplinaire. Ce texte n’a conforté qu’une chose : l’extension du pouvoir discrétionnaire de Retailleau, à tous les étages.

Il ne s’agit pas d’une loi de cohésion. Il s’agit d’un code d’exception permanent. D’une boîte à outils taillée pour l’arbitraire préfectoral, la stigmatisation ciblée, la dissolution administrative. Ce n’est pas un texte de combat contre le fanatisme. C’est une mécanique de tri civique. Une République par présomption. Une norme flottante, activable à volonté contre ce qui dépasse, ce qui dévie, ce qui déplait.

La notion même de « séparatisme » est juridiquement vide mais politiquement saturée. Elle autorise toutes les extrapolations, tous les glissements, toutes les interprétations. Ce qui était foi devient fanatisme. Ce qui était critique devient hostilité. Ce qui était différence devient dissidence. Et tout l’appareil d’État se met à l’heure de la suspicion préventive : on ferme, on dissout, on exclut, sans débat, sans juge, sans appel.

À l’usage, tout est clair. Ce ne sont pas des actes qu’on poursuit, mais des atmosphères. Des « écosystèmes d’influence », des « signaux faibles », des « réseaux culturels ». Autrement dit : des présences trop visibles, des voix trop autonomes, des trajectoires trop fières. Une mosquée où l’on parle de justice sociale ? Fermée. Une école hors contrat avec un programme un peu trop enraciné ? Dissoute. Une association qui cite Fanon au lieu de Victor Hugo ? Définancée. Il suffit d’un soupçon. D’une note blanche. D’un « signalement ». Et la machine se met en route.

La République ne protège plus : elle trie. Elle ne discute plus : elle déclasse. Elle ne garantit plus les droits : elle conditionne les appartenances. Le préfet devient juge moral, le ministère devient analyste idéologique, l’administration devient filtre identitaire. Ce n’est pas l’État de droit qui est menacé. C’est son usage qui est méthodiquement corrompu. On applique la République comme un algorithme : plus ou moins intensément, selon la consonance du prénom, l’opacité du voile, la verticalité d’un engagement.

Bruno Retailleau n’a pas inventé cette matrice. Il en est l’émanation la plus récente. Il polit les angles d’un logiciel politique réactionnaire que l’histoire connaît hélas trop bien. Ce que la loi contenait en germe, il en a tiré la logique terminale : un système de contrôle idéologique par le soupçon. Il a sorti le compas républicain, en bon géomètre vendéen, pour redessiner les contours de la citoyenneté acceptable. D’un côté, les Français certifiés conformes. De l’autre, les suspects à vie, les « présents conditionnels », les musulmans visibles.

Et quand la loi ne peut, constitutionnellement, désigner l’ennemi, il faut l’inventer autrement. On convoque le Conseil de défense pour un rapport d’ambiance. On théâtralise la menace. On scénarise l’infiltration. La loi, alors, devient répétition générale de l’exception. Et l’exception devient le mode de gouvernement. La République, elle, se dissout dans l’opacité des circulaires, des arrêtés, des tracts administratifs. Une fiction d’égalité pour ceux qui continuent d’y croire. Un décor pour ceux qui la vivent comme une injonction à se taire.

Une tragédie républicaine réduite à un acte politique grotesque

Traditionnellement, le Conseil des ministres se tient le mercredi matin à l’Élysée. Ce mercredi 21 mai 2025, aucun compte-rendu n’a mentionné sa tenue. Il a été purement et simplement remplacé par un Conseil de défense, organe d’exception destiné, rappelons-le, à coordonner les actions en temps de guerre, ou de menaces majeures contre la sécurité nationale.

La guerre ? Mais contre qui ? une pandémie de grippe aviaire ? Le retour des vaches folles ? Le terrorisme international ? La « submersion migratoire » maritime ou portuaire ? Aucun attentat ni tsunami signalé. Une offensive ? Oui, exactement : celle de citoyens musulmans trop intégrés pour être honnêtes. Trop diplômés pour être rassurants. Trop présents pour être transparents. Trop visibles pour être invisibles. L’ennemi est là : c’est vous, c’est moi, c’est nous.

On réunit donc le Conseil de défense. Les chefs d’état-major. Les ministres régaliens. Le Président en chef de guerre, visiblement agacé. On déniaise, on debriefe les commentateurs incrédules et anxieux de donner de l’importance à leur propos. Les propositions ne sont pas à la hauteur. La gravité des faits ? Quelle gravité ? L’un a dirigé une mosquée, l’autre un établissement scolaire, un autre écrit une thèse ; celui-là a cité Malcolm X dans une conférence.

Le ministre de l’Intérieur, lui, jubile. Il a son opération : « croissant vert ». Il a son lexique : « entrisme », « stratégie », « double allégeance ». Il lui manque encore les uniformes, mais il a déjà les cartographies.

Et l’on promet un remake pour juin. Oui, oui. Comme au théâtre. Le Président veut un second acte. Une suite haletante. Une conférence co-organisée avec l’Arabie saoudite et l’ONU pour peut-être… reconnaître la Palestine. Pas pour l’intérêt diplomatique, bien sûr. Mais pour calmer « les musulmans » dirait le rapport — ces enfants émotionnels qu’il faut apaiser avec des gestes symboliques qui les calment pendant qu’on les fiche, les trie, les soupçonne.

Il faut y revenir, tant l’absurde dépasse le commentaire : un rapport censé être secret a été délibérément divulgué. Ce que le Conseil de défense devait taire est publié dans la presse. Le Président, furieux, gronde ses ministres. On a fuité ! Non, Monsieur le Président, vous avez mis en scène votre propre fuite, comme un prestidigitateur dévoile son truc avant même d’avoir sorti le lapin.

Ce n’est plus un État. C’est une compagnie de théâtre tragique qui joue à s’assiéger elle-même pour occulter ses faillites. Le Conseil de défense est devenu le théâtre où l’on mime la République menacée par son propre miroir. Un miroir où l’on aperçoit non pas des conspirateurs, mais des citoyens désignés comme ennemis pour ne pas avoir à désigner les vrais responsables du chaos : ceux qui gouvernent.

C’est cela que ce Conseil de défense signifie. Ce n’est pas la défense de la République. C’est sa mise en scène morbide. Et la promesse d’un « remake » n’est pas une annonce politique. C’est une menace. Une répétition générale pour l’État d’exception permanent.

Le croissant vert, fantasme tricolore et paranoïa d’État

Il fallait un emblème. Une image forte. Un symbole simple, plastiquement redoutable, accessible aux imaginaires les plus fatigués. Ils ont trouvé : ce sera le « croissant vert ». Ce terme n’est mentionné nulle part dans le rapport, naturellement. Il circule ailleurs, à l’état gazeux, dans les cercles sécuritaires, les auditions confidentielles, les PowerPoint d’administration, les éditoriaux en embuscade. Le « croissant vert » : comme il y eut un « croissant fertile », mais retourné en menace. Un emblème territorial, culturel, cultuel, politique, tout à la fois. L’illustration d’un islam désormais trop présent, trop enraciné, trop visible, trop français. Une sorte de diagonale du soupçon qui irait de Sevran à Roubaix, de Gennevilliers à Marseille, avec au milieu un croissant, bien sûr, mais jamais de lune.

Ce fantasme n’est pas un slogan : c’est une carte mentale. C’est l’inconscient colorisé de ceux qui, au sommet de l’État, confondent la statistique ethnique vertueuse avec la géographie des prénoms, la religion vécue avec la menace intérieure, et la diversité sociologique avec une organisation quasi-militaire du territoire. Car derrière ce symbole flottant, ce n’est pas un projet qu’ils redoutent. C’est une existence.

Le « croissant vert », c’est la figuration paranoïaque d’une France qui ne leur ressemble plus, qui ne leur obéit plus tout à fait, et qu’ils veulent reconquérir par le soupçon, par le code pénal, par l’expulsion symbolique. Il s’agit que la République « reprenne » ces quartiers (soi-disant perdus) ces mairies, ces écoles, ces lycées — non pas parce qu’ils auraient déclaré leur indépendance, mais parce qu’ils vivent, parlent, prient, pensent, enseignent, très rarement en arabe, le plus souvent en français. Et cela suffit. Cela suffit à justifier des notes blanches, des rapports fictifs, des dissolutions administratives, des fermetures en urgence.

Nous en sommes là : à un stade où des responsables politiques — sénateurs, ministres, conseillers d’État — s’autorisent à parler de territoire à reconquérir. Ils disent cela. Ils l’écrivent. Ils le votent. Ils transforment des citoyens en taches sur une carte. Et personne ne s’étrangle.

Ce croissant-là, on veut l’effacer. Non par l’intégration, mais par l’invisibilisation. Non par la politique, mais par le droit d’exception. Non par la pédagogie, mais par la menace. Il ne faut plus convaincre, il faut surveiller. Il ne faut plus parler, il faut classer.

C’est ainsi qu’un mythe géopolitique se fabrique : par la répétition, la métaphore et l’inculture historique. Et lorsqu’on ose rappeler que le même langage fut autrefois utilisé pour stigmatiser d’autres groupes — les juifs dans l’Europe des années 1930, les Japonais aux États-Unis en 1942 —, on nous accuse d’exagérer. Mais ce ne sont pas nos comparaisons qui sont excessives. Ce sont leurs analogies qui sont déjà en marche.

Le « croissant vert », c’est la figure infantile d’un pouvoir qui ne sait plus quoi faire de la complexité du réel. Alors il le redessine à la craie. Et comme toujours dans l’histoire, lorsque la carte devient plus importante que le territoire, c’est que l’on prépare les camps.

Le fantasme du croissant vert : la paranoïa d’État en symbole

Devrai-je bientôt, pour dissiper tout malentendu sur ma loyauté supposée, arborer un croissant vert à la boutonnière ? Un signe discret mais explicite, cousu sur la veste, en haut du cœur ou bien au revers, pour avertir mes concitoyens que je crois — ou que l’on croit que je crois — en Allah ? L’auto-désignation par insigne, déjà testée avec succès dans l’histoire, fait son retour. Version couleur menthe républicaine.

Car il fallait un symbole, un totem, une fiction visuelle. Il est tout trouvé : le croissant vert. À la fois code, caricature et menace invisible. C’est l’ennemi intérieur redessiné à coups de surligneurs. Ce croissant ne figure plus dans les drapeaux, mais dans les notes blanches. Il ne s’impose pas sur les frontons, mais se devine dans les discours. Il ne désigne pas un crime, mais une atmosphère. Et ça suffit.

C’est un concept mou mais obsédant, recyclé depuis les représentations coloniales : jadis tatoué sur les poitrines indigènes de l’Empire, il ressurgit aujourd’hui dans les PowerPoint ministériels. Le croissant vert ne bombe pas le torse : il se faufile. Il ne combat pas : il infiltre. Il ne revendique pas : il influence. Et surtout, il se dissimule. Toujours. Partout.

Il se loge dans les crèches, les cantines, les bibliothèques. Il s’épanouit dans un prénom mal prononcé, une robe trop longue, un silence trop digne, un regard qui refuse de se baisser. Il parle arabe quand il ne devrait que murmurer français. Il lit Hugo, mais pense sans doute à Al-Ghazali. Il paye ses impôts, mais pas dans l’intention qui rassure.

On ne parle plus de terrorisme. Ce serait trop clair. Trop assumé. Non : on parle désormais d’« entrisme doux », d’« empreinte idéologique », de « stratégie patiente ». On n’accuse plus les actes : on interprète les signaux. La grille est prête, la conclusion précède l’analyse. Il suffit d’y cocher les cases. Le croissant vert est l’outil du soupçon généralisé. Il ne dit pas « musulman ». Il dit « suspect ».

Et comme toute caricature, il a ses lettres de noblesse. On le cite dans les rapports. On le glisse dans les débats parlementaires. Il devient une catégorie politique. Ce n’est plus une religion. C’est un agenda. Ce n’est plus une foi. C’est un plan. Ce n’est plus une présence. C’est un programme.

On n’a pas osé la croix gammée verte, ni l’étoile à six branches retournée. Mais l’intention est là. Le croissant vert est notre étoile jaune administrative. Une marque implicite, mais intelligible. Une couleur mentale pour trier les consciences. Il signifie : « on vous voit ». Mais surtout : « vous ne serez jamais vraiment des nôtres. »

Et pendant qu’on débat du foulard à la piscine, de l’accent au concours de l’ENA ou du menu des cantines, de la légitimité de la langue arabe dans nos CAPES, la République oublie que ses insignes ne se cousent pas sur les poitrines. Ils se gravent dans les droits. Et ceux-là, chaque jour, sont effacés à la craie blanche.

La Palestine comme trouble intérieur : le confusionnisme méthodique

Le chef-d’œuvre de cette confusion, c’est le lien établi – dans le rapport lui-même – entre le « risque frériste » et la politique étrangère française vis-à-vis de la Palestine. On y lit noir sur blanc que reconnaître l’État palestinien serait un signal d’apaisement « en direction des Français musulmans ». Une ligne d’une absurdité géopolitique rare. Comme si la diplomatie française devait s’ajuster à la psychologie des mosquées.

Mais cette ligne est révélatrice : elle trahit le fond du dispositif. L’islam n’est plus seulement une religion. Il est devenu une variable d’ordre public. Une menace de rupture. Un « problème à gérer ».

Et Retailleau, dans son inconscience sidérante, ose poser la question : faut-il reconnaître la Palestine pour apaiser les musulmans ? Quelle bassesse. Quelle instrumentalisation. Quelle inversion.

Ce n’est pas la reconnaissance de la Palestine qui menace la République. C’est le fait qu’un ministre ose faire de cette cause une monnaie d’échange sécuritaire domestique. C’est l’idée même qu’un engagement historique, moral et politique de la France soit ainsi subordonné à la peur d’une réaction communautaire. Voilà ce qu’est devenu l’État : une cellule de veille anxieuse, ajustant ses principes à ses fantasmes.

Du « décret 9066 » à la France de 2025 : l’histoire se répète

Certains verront dans le parallèle une exagération. Mais il ne l’est pas. Il est un rappel tragique.

En 1942, les États-Unis adoptent le décret 9066. Cent dix mille citoyens américains d’origine japonaise sont internés. Aucun crime. Aucune condamnation. Une origine. Une guerre. Un soupçon.

Tout était légal. Tout était « rationnel ». Tout était documenté, justifié, défendu par des rapports officiels, des commissions d’experts, des statistiques inquiétantes, des notes du Pentagone. L’argument n’était pas la haine, mais la sécurité. Ce n’était pas une chasse raciale — non, bien sûr : c’était une mesure « préventive ». Et pourtant, l’histoire l’a jugée. Trop tard.

Le rapport Retailleau ne propose pas (encore) d’internement. Mais il en dessine la logique : cartographier, identifier, neutraliser. Ce ne sont pas encore des camps. Ce sont des exclusions. Ce ne sont pas encore des barbelés. Ce sont des formulaires. Ce ne sont pas encore des détentions. Ce sont des interdictions d’emploi, des retraits d’agrément, des fermetures administratives.

À force d’exclure symboliquement, on prépare l’exclusion matérielle. À force de désigner comme « problème », on fabrique un jour une solution.

Refuser, dénoncer, poursuivre

Il ne suffit plus d’alerter. Il faut agir. Ce rapport doit être dénoncé comme un document politique illibéral. Il faut refuser sa légitimité, contester sa validité, dévoiler ses auteurs, ses biais, ses lacunes méthodologiques. Il faut organiser la contre-enquête.

Il faut saisir les juridictions, nationales et européennes. Conseil d’État. Défenseur des droits. CNCDH. Cour européenne des droits de l’homme. Cesser d’euphémiser, de tempérer, de moriginer. Il faut contester la base légale et morale de ces classements identitaires, exiger la transparence des procédures, le resort des textes, demander des comptes sur l’usage des fichiers.

Il faut porter plainte. Faire cesser les persécutions. Il faut ester en justice. Il faut ouvrir des recours contre les décisions qui s’appuieraient sur ce rapport ou s’en réclament. Obtenir que l’ARCOM et la CNIL fassent enfin leur travail.

Il faut faire jurisprudence, contre cette doctrine rampante de la suspicion par appartenance. 

Pour une riposte intellectuelle, juridique et symbolique

À l’exception de quelques figures nationales ou de la gauche insoumise, la classe politique française est complexée, dépassée par sa base électorale socio-culturelle. Elle est surpassée par le poids de ses échecs socio-économiques et culturels. Il y a peu à attendre pour déjouer le piège de cette ruse de l’histoire… qui se répète.

Il faut surtout, une contre-offensive intellectuelle. Car ce rapport, ce Conseil de défense, cette mise en scène paranoïaque, ne sont pas seulement des dérives. Ce sont des constructions. Et ce qui est construit peut être déconstruit.

Il faut convoquer les historiens, les juristes, les philosophes, les chercheurs. Il faut produire des textes, des tribunes, des colloques, des éditions critiques. Il faut rappeler les précédents historiques : les Protocoles, les FSNA, le décret 9066, le MacCarthysme, la guerre d’Algérie, les recensements coloniaux. Il faut nommer ce moment : un moment de rupture.

Il faut que les grandes institutions savantes — le Collège de France, l’ENS, les facultés de droit, les instituts de recherche — prennent position. Il faut que les magistrats, les avocats, les hauts fonctionnaires non soumis, les universitaires, les écrivains, les penseurs, fassent bloc.

Il faut lancer une revue. Écrire un livre noir du séparatisme d’État. Établir l’anatomie complète de cette entreprise de stigmatisation bureaucratique.

Il faut retourner la langue contre ses auteurs. Utiliser la rigueur contre la bouillie. Utiliser la République contre ses usurpateurs. Utiliser l’ironie contre l’absurde.

Car si nous ne le faisons pas, d’autres le feront à notre place — et mal.

Nommer l’ennemi de la République

L’ennemi de la République n’est pas un imam conférencier. Ce n’est pas une enseignante en histoire-géographie. Ce n’est pas une cheffe de service en hôpital public. Ce n’est pas un élu associatif à prénom arabe. Ce n’est pas un étudiant qui lit les classiques en khâgne et récite la fatiha chez lui.

L’ennemi de la République, c’est celui qui, au nom d’elle, en dévoie le sens. C’est celui qui produit des textes sans rigueur pour nourrir des exclusions sans fin. C’est celui qui gouverne par fantasme, classe par nom, et administre par soupçon.

Ce rapport est une trahison. Ce Conseil de défense est une imposture. Cette mise en scène est une injure à l’intelligence.

Et ce moment, nous devons le graver dans la mémoire politique. Non comme un accident. Mais comme un symptôme. Une leçon. Un avertissement.

Si nous cédons, la République cessera de s’adresser à tous. Elle parlera au nom d’un nous réduit, clos, amputé. Et ceux qu’elle exclura n’auront pas déserté : ils auront été excommuniés.

Alors oui : il faut faire date. Il faut écrire avec la dérision en plus. L’absurde en renfort. Le grotesque comme miroir.

Parce qu’on ne défait pas un mensonge d’État seulement par des faits. On le défait par la vérité. Et aussi, parfois, par le rire.

Un rire dur, froid, lucide. Un rire qui tranche comme un couperet. Un rire qui dit : nous savons. Et nous ne céderons pas.

Yazid Sabeg

Ancien Commissaire à la Diversité et à l’Égalité des Chances


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