par Marie-Jeanne Rossignol, professeure émérite, Université Paris Cité

Scipion Moorhead, portrait de Phillis Wheatley, 17,6 cm x 12,8 cm, 1773, National Portrait Gallery, , Washington.
C’est avec sa traduction personnelle d’un poème de Phillis Wheatley que l’abbé Grégoire clôt le dernier chapitre de son livre de 1808, De la littérature des Nègres, un chapitre qui constitue une sorte d’anthologie d’auteurs noirs remarquables et pour la plupart, militants antiesclavagistes[1]. Dans ce poème, Phillis Wheatley s’adresse à Lord Dartmouth, le ministre britannique responsable des colonies. Alors que l’Amérique du nord s’insurge contre la « tyrannie » britannique, Phillis lui explique que son « amour de la liberté », quoique bien américain, prend sa source plus particulièrement dans les souvenirs cruels de sa capture en Afrique lorsqu’elle était une toute jeune enfant :
« En lisant ces vers, Mylord, vous demanderez avec surprise d’où me vient cet amour de la liberté ? à quelle source j’ai puisé cette passion du bien général, apanage exclusif des âmes sensibles ?
Hélas ! au printemps de ma vie un destin cruel m’arracha des lieux fortunés qui m’avaient vu naître. Quelles douleurs, quelles angoisses auront torturé les auteurs de mes jours ! Il était inaccessible à la pitié, il avait une âme de fer le barbare qui ravit à un père son enfant chéri. Victime d’une telle férocité, pourrais-je ne pas supplier le ciel de soustraire tous les êtres aux caprices des tyrans ? etc. »[2]
Lorsqu’elle entame la rédaction de ce poème, à l’automne 1772, Phillis est encore esclave à Boston, où elle est arrivée en 1761, à l’âge de 7 ou 8 ans, pour être achetée par John Wheatley, un marchand. Les Wheatley comprennent rapidement que Phillis est une enfant douée : elle apprend à lire et à écrire, se cultive et développe un don pour la poésie qui s’épanouit en 1770 lorsque la publication de son élégie sur la mort du pasteur George Whitfield fait d’elle une véritable célébrité transatlantique.
Le fils de John Wheatley, Nathaniel, l’accompagne à Londres en 1773 où elle a de meilleures chances de trouver un éditeur : les élites britanniques commencent alors à prendre leurs distances vis-à-vis de l’esclavage, comme en témoigne en la décision Somerset de 1772 du juge Mansfield, qui interdit de réimposer l’esclavage à un esclave arrivé en Grande-Bretagne et ayant vécu libre en métropole. Pour les antiesclavagistes comme Granville Sharp, c’est une première victoire. À Londres, on se presse pour rencontrer Phillis, ce « génie » (terme fréquemment utilisé pour parler d’elle et de ses œuvres à l’époque). Son livre, Poems on Various Subjects, Religious and Moral, paraît à l’automne 1773 en Angleterre, où il connaît un grand succès comme aux États-Unis[3]. C’est le premier ouvrage d’un Africain-Américain qui soit orné d’un frontispice : il nous donne à voir l’autrice, jeune et savante, à sa table de travail.

Phillis Wheatley (1753–1784)
Poems on Various Subjects, Religious and Moral
London: Printed for A. Bell, 1773
Manuscripts, Archives and Rare Books Division, Schomburg Center for Research in Black Culture https://www.nypl.org/events/exhibitions/galleries/written-word/item/5405 (public domain)
Libérée à son retour, Phillis continue à publier des poèmes et embrasse encore plus nettement la cause de la Révolution américaine : elle envoie une lettre à George Washington et un poème en son honneur alors qu’il commande l’armée des insurgés. Flatté d’être l’objet de l’attention de « la célèbre Phillis Wheatley, poétesse africaine », ce dernier s’arrange pour que le tout soit publié dans la presse coloniale[4]. Elle se marie à un homme noir de statut libre comme elle, John Peters, mais dans le contexte agité de la Guerre d’indépendance américaine, elle laisse peu de traces jusqu’en 1784 lorsqu’elle décède. L’abbé Grégoire affirme, sur la base d’informations obtenues du consul de France à Boston, qu’elle aurait été maltraitée par son mari[5].
Reconnue pour ses qualités d’autrice, Phillis Wheatley s’érige ainsi brièvement en personnalité noire. Son talent lui permet d’aborder avec finesse des sujets difficiles dans cette Amérique où l’on prêche l’égalité mais où on ne la pratique guère : si elle parle de la traite atlantique, elle évoque aussi dans un poème subtil, « On Being Brought from Africa to America », la question de la discrimination fondée sur la couleur de la peau, si présente dans la nouvelle nation[6]. Elle ne fait pas mystère de son amour de la liberté qu’elle réaffirme en 1774 dans une lettre au révérend Occum, un pasteur amérindien, où elle parle des colons comme d’ « Égyptiens modernes », les Noirs étant évidemment, les « Juifs modernes » par implication[7].
Elle s’impose par conséquent comme la première intellectuelle noire à s’engager publiquement contre le racisme et la discrimination et, en raison de sa célébrité, à être entendue largement. Dans un chapitre de son ouvrage de 1787, Notes on the State of Virginia, où il essaye de démontrer l’infériorité des Noirs, Thomas Jefferson, auteur de la Déclaration d’Indépendance et futur président des États-Unis de 1800 à 1808, entame d’ailleurs une campagne de dénigrement de celle qui n’est selon lui qu’une imitatrice sans envergure[8].
De nombreux critiques ont relégué Phillis Wheatley aux marges des mouvements de droits civiques étatsuniens, ne la trouvant pas suffisamment revendicative. Aujourd’hui des auteurs comme Arlette Frund et Cécile Roudeau, en France, Vincent Caretta et David Waldstreicher, aux États-Unis, redécouvrent sa poésie exigeante et son message courageux.
[1] Henri Grégoire, De la littérature des Nègres, Paris, Maradan, 1808.
[2] Ibid., p. 271-272.
[3] Phillis Wheatley, Poems on Various Subjects, Religious and Moral, London: Printed for A. Bell, 1773.
[4] Pour le poème et le contexte de cette citation, voir https://founders.archives.gov/documents/Washington/03-02-02-0222-0002 (consulté le 30/05/2025).
[5] Grégoire, De la littérature des Nègres, p. 261.
[6] https://www.poetryfoundation.org/poems/45465/on-being-brought-from-africa-to-america (consulté le 30/05/2025).
[7] https://constitutioncenter.org/the-constitution/historic-document-library/detail/phillis-wheatley-peters-letter-to-reverend-samuel-occum-february-11-1774 (consulté le 30/05/2025).
[8] Thomas Jefferson, Notes on the State of Virginia, 1787. Philadelphia, Princhard and Hall, 1788, « Query XIV. The administration of justice and description of the laws ? », p. 150.