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Édition du 1er au 15 juin 2025

Le génocide par l’Allemagne des Hereros et des Namas entre 1904 et 1908, par Joëlle Stolz

Le génocide des Juifs et des Tsiganes par l’Allemagne a été précédé au début du 20ème siècle, non seulement par celui des Arméniens de l’empire ottoman, mais par celui des Hereros et des Namas, deux peuples africains colonisés par l’Allemagne, entre 1904 et 1908. Leur écrasement fut impitoyable et qualifié par ceux qui l’ont ordonné du mot d’« extermination », employé pour la première fois. Berlin mettant des décennies à se dire responsable. Nous sommes loin d’en avoir fini avec la notion d’« extermination » et avec celle de « génocide », ce qui se passe à Gaza depuis le 7 octobre 2023 méritant ce terme si lourd, moralement et juridiquement.

Pour la première fois, la Namibie a organisé cette année une commémoration nationale du génocide commis contre les Hereros et les Namas. Des représentants de ces deux peuples aujourd’hui très minoritaires dans le pays s’estiment injustement exclus de cette commémoration, comme le souligne une émission de France Culture. De plus, les députés au Parlement de Namibie se déchirent le contenu de l’accord conclut par le gouvernement avec l’Allemagne, car ce ne sont pas des « réparations » que l’Allemagne y promet mais une enveloppe supplémentaire d’aide au développement.

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Photo montrée lors d’une exposition sur le génocide des Hereros et des Namas en 2016-2017 au Mémorial de la Shoah à Paris.

Une page terrible de l’histoire coloniale : le génocide des Hereros et des Namas

par Joëlle Stolz, journaliste et autrice
Ce texte a d’abord été publié le 30 avril 2025 dans son blog Mediapart.

Les Arméniens ont commémoré fin avril le 110ème anniversaire des massacres et déportations commis en 1915-1916 à leur encontre par les Jeunes-Turcs alors au pouvoir dans l’empire ottoman. On a une idée du caractère systématique de l’entreprise grâce au roman de Franz Werfel retraçant un épisode de résistance armée, Les 40 jours du Musa Dagh. Des navires de guerre français ont sauvé les survivants de cinq mille villageois arméniens retranchés sur la « Montagne de Moïse », à côté du Golfe d’Alexandrette et dans la région d’Alep, en Syrie d’aujourd’hui.

Beaucoup moins connu en France est le génocide qui fut perpétré à partir de 1904 par l’Allemagne du Deuxième Reich contre les Hereros et les Namas, dans ce « sud-ouest africain » que lui avait attribué la conférence des puissances européennes conclue en 1885 à Berlin – Togo et Cameroun ainsi que plus au sud l’actuelle Namibie, le potentiel agricole et minier de ces trois pays intéressant l’Allemagne. Or il y eut parmi les Hereros, selon les estimations, jusqu’à 65.000 morts (environ 80% de ce peuple) et parmi les Namas au moins 10.000 (50%). Ce sont des proportions énormes. Rappelons que c’est l’intention, non le nombre des victimes, qui établit un génocide.

Comment se fait-il que l’Allemagne ait mis si longtemps à le reconnaître, alors que ces crimes étaient publiquement assumés, qu’il n’y avait dans ce cas-là aucun doute sur la volonté d’exterminer ? La question se pose d’autant plus à l’heure où beaucoup attendent que Paris admette enfin sa responsabilité dans les massacres de Sétif, Guelma et Kherrata, dans le « département de Constantine », lors desquels l’armée française, aidée par des colons, a violemment réprimé les Algériens qui réclamaient la liberté, le 8 mai 1945.

Une cruauté inouïe

Le traitement autorisé depuis Berlin fut d’une cruauté inouïe. Il a été documenté en 1918 par le Blue Book (Livre Bleu) britannique, réimprimé un siècle plus tard, un recueil certes à visée propagandiste – la France et la Grande-Bretagne étant ennemies de l’Allemagne durant la Première Guerre mondiale – mais considéré comme une source fiable grâce à des témoignages de première main.

Les causes des révoltes sont multiples : sécheresse, peste bovine venue d’Afrique du Sud qui a affecté les troupeaux des Hereros, voracité et racisme des colons allemands qui s’étaient approprié les meilleures terres. Sans compter les fréquents meurtres et viols commis par les Blancs envers qui la justice coloniale se montrait extrêmement indulgente, le droit de fouetter les « coupables » noirs à coups de lattes ou de fouet en peau de rhinocéros, jusqu’au sang et souvent jusqu’à ce que mort s’ensuive (« Un steak cru et haché n’est rien, à côté », constatait un employé colonial allemand).

Ces châtiments barbares étaient justifiés par l’argument selon lequel les Noirs ne comprendraient que l’extrême violence. Il faut dire qu’à l’époque les punitions corporelles, beaucoup moins meurtrières que dans les colonies, étaient non seulement légales dans la sphère germanique comme ailleurs dans le monde industrialisé, mais tout à fait admises à l’école aussi bien qu’à la maison.

Les dirigeants des insurrections étaient, chez les Hereros, Samuel Maharero (1856-1923), un ancien séminariste déchu de ses droits de chef coutumier parce qu’il était baptisé. Et du côté des Namas, jadis appelés « Hottentots », Henrik Witbooi (1830-1905), un leader charismatique qui fut instituteur.

Tous deux doivent leur rôle à leur lignage dans la société traditionnelle mais aussi au fait qu’ils avaient été alphabétisés par des missionnaires et avaient acquis – tel Gabriel Badagrian, l’officier de réserve arménien qui a vécu en Europe, promu chef militaire de la résistance par le romancier Werfel – un savoir « occidental », en plus de celui qui avait été transmis par leurs ancêtres. D’abord rivaux, les deux hommes ont fini par se dresser l’un comme l’autre contre les colonisateurs.

C’est l’exigence de l’administration allemande d’enregistrer les armes en possession des « indigènes » qui a précipité la rébellion. De même, dans le roman de Werfel la question des armes à feu, jadis distribuées dans les villages autour du Musa Dagh par de Jeunes-Turcs putschistes qui n’avaient pas demandé de reçu, puis entretenues et cachées, est déterminante. Le souci des pouvoirs en place, presque partout, est de contrôler et restreindre leur circulation : au Nigeria, à Zangon-Kataf en mai 1992, le fait que des chrétiens, présents parmi les forces régulières, aient accès à des armes modernes, leur a permis d’exercer des représailles sur leurs voisins musulmans, même s’ils ont aussi employé des arcs et des flèches. Là encore, les conflits entre communautés autour de la terre avaient pesé.

Au départ, dans le cas des Hereros, 8 000 guerriers faisaient face à quelque 2 000 soldats chargés de garder la colonie. Mais Maharero avait sous-estimé la capacité de Berlin à mobiliser son infanterie de marine basée en Afrique australe. Les Hereros doivent rapidement affronter 15 000 hommes équipés d’armes lourdes. Les insurgés sont défaits, chassés dans le désert de sable du Kalahari, affamés, laissés sans eau. Les Allemands ont empoisonné les puits, tirant sans distinction d’âge ou de sexe sur les civils. La répression s’est poursuivie à l’est bien après que l’empereur eut accordé son pardon : il y eut de nombreuses pendaisons parmi ceux qui n’étaient pas morts de faim ou de soif.

Avec 1 500 partisans Maharero a pu se réfugier dans la colonie britannique voisine, l’actuel Botswana, abandonnant le reste de la population à son sort. On estime que 20 000 personnes ont pu survivre. 11 000 d’entre elles, terrorisées, furent ensuite parquées dans des camps de concentration souvent construits par des missionnaires, forcées à travailler, exploitées pour des expérimentations médicales.

« La nation en tant que telle doit être anéantie »

Les protestations en Allemagne furent limitées pour l’essentiel aux missions chrétiennes parties évangéliser les « animistes ». Les photos attestant les faits étaient rares et la conviction que l’Europe devait apporter le progrès à des « primitifs », au besoin par la force, très répandue. Jusqu’à il y a une génération, dans la sphère germanique, des gens utilisaient couramment le terme Negerle (« petit nègre ») pour désigner les Noirs. La classification nazie entre races « supérieures » et « inférieures » a en outre influencé les esprits bien après la chute du régime hitlérien.

Notons qu’il y eut en 1904 un désaccord entre le général Lothar von Trotha (1848-1920), qui avait déjà sévi en Afrique et était fort du soutien de Guillaume II, d’une part, et, d’autre part, le gouverneur local Theodor Leutmann, partisan de pourparlers et d’une « simple » exploitation de cette force de travail réduite en quasi-esclavage, comparable à celui auquel avaient été assujettis des milliers de Chinois pour la construction des chemins de fer dans l’Ouest des États-Unis, Leutmann se heurtant à la colère des colons et à la volonté impitoyable de Berlin.

Pour von Trotha, seule une extermination réglerait le problème : « Je crois que la nation en tant que telle doit être anéantie ». La « guerre raciale », qu’il avait prédite en 1897 dans (son) « rapport au chancelier (ministre) pour l’Afrique de l’Ouest », ne pouvait se conclure que « par des balles ou par l’alcool » lesquels avaient déjà eu raison des Indiens d’Amérique, pour lui un exemple convaincant.   

Von Trotha est devenu tristement célèbre par sa proclamation publique du 2 octobre 1904, connue comme « ordre d’extermination ». En réplique à des attaques et mutilations – nez, oreilles et parties génitales tranchés – infligées à des colons, il avait annoncé que dorénavant « à l’intérieur des frontières allemandes, chaque Herero, avec ou sans armes, avec ou sans bétail, sera abattu », sans exception pour les femmes et les enfants, alors que Maharero avait demandé à ses guerriers d’épargner les femmes et les enfants des colonisateurs ainsi que les Anglais, autres étrangers et missionnaires, la violence ne ciblant que les colons et militaires allemands de sexe masculin.

Dans un communiqué à ses soldats, le général promettait une récompense pécuniaire à qui ferait prisonniers les chefs de l’insurrection et précisait que tirer sur des femmes et des enfants, en qui il voyait un risque sanitaire pour les militaires venus d’Europe et une charge s’il leur fallait les nourrir, était nécessaire afin de « les contraindre à la fuite ».

Pourquoi avoir tant tardé ?

Ces éléments sont documentés par plusieurs historiens dont le Néerlandais Jan-Bart Gewald ou les africanistes allemands Gesine Krüger et Jürgen Zimmerer. Ce dernier estimant qu’il y a « continuité » entre ces crimes en Afrique et la Shoah – thèse rejetée par d’autres, qui arguent que les pays disposant de la plus longue expérience coloniale, la France et la Grande-Bretagne, ne sont pas directement responsables des crimes nazis.

Mais il a fallu attendre 2015 pour que le ministère des affaires étrangères de Berlin présente des excuses pour le génocide des Hereros et des Namas. En 2004 des membres de la famille von Trotha ont invité à titre privé en Allemagne un descendant de Samuel Maharero.

L’un des points d’achoppement des négociations entre Berlin et Windhoek, la capitale de la Namibie, était de savoir si l’ancienne puissance coloniale était tenue de verser des réparations financières. En 2021, l’Allemagne a accepté, au nom du génocide qu’elle avait commis au début du siècle précédent, de faire « un geste » envers le pays africain – non de payer formellement une compensation – à hauteur de 1,1 milliard d’euros afin d’y construire des infrastructures. Elle avait déjà, selon elle, beaucoup aidé son ex-colonie. Les descendants des victimes, très souvent marginalisés économiquement et socialement, se plaignent qu’ils n’en tireront pas vraiment profit.

Sujet sensible également, les expérimentations médicales menées auprès des survivants du génocide autant que la fausse science jadis élaborée à Berlin à partir de crânes et autres restes humains, redécouverts dans les collections de l’Institut Humboldt puis restitués par l’Allemagne en 2018.

Pourquoi cela a-t-il tant duré, quand l’intention d’exterminer était exprimée d’emblée au plus haut niveau ? « La violence du terrorisme brutal, voire de la cruauté, était et reste ma politique, a écrit von Trotha, qui se targuait de l’appui total de l’empereur allemand. Je détruis les tribus insurgées dans des fleuves de sang et d’argent. C’est seulement sur un tel terrain que la semence pourra prendre, que quelque chose pourra pousser ». Ses mémoires en cinq volumes ont été publiées et commentées en 2024.

Éclipsé de la conscience collective

Après 1914 ce sont des adversaires de l’Allemagne qui ont exhumé cette tragédie et elle est restée pendant longtemps surtout l’affaire d’intellectuels et d’artistes – pensons en particulier à un film de Christof Schlingensief, The African Twin Towers, auquel ont participé ses amies Patti Smith et Elfriede Jelinek, ou au long-métrage plus « grand-public » de Lars Kraume Der vermessene Mensch (L’Homme mesuré, présenté en 2023 à la Berlinale). Celui-ci met en scène un jeune ethnologue qui construit une théorie délirante selon laquelle un « ouvrier allemand » serait plus évolué qu’un Noir vivant en pleine nature, puis assiste au génocide et prend conscience de l’infamie, scientifique autant qu’humaine.

Des crimes si manifestes n’ont jamais été, à la différence de l’Algérie jusqu’à aujourd’hui pour la France, un enjeu majeur de politique intérieure. Il n’y avait pas de groupe de pression assez puissant.

À cette réalité s’ajoute l’indépendance très tardive – 1990 – de la Namibie, jusque là un territoire administré par l’Afrique du Sud de l’apartheid. Et les lenteurs de la reconnaissance du crime de génocide, notion forgée en 1944 par le juriste Raphael Lemkin, né dans une famille durement éprouvée par la Shoah.

Vers la fin du récit de Werfel, la remarque acerbe d’un membre d’une confrérie musulmane hostile au régime laïc des Jeunes-Turcs, au cours d’une entrevue avec le pasteur Johannes Lepsius qui s’est démené pour aider les Arméniens, frappe par ses échos contemporains : « Vous ne brandissez la croix devant vous que pour faire rapporter de meilleurs dividendes au chemin de fer de Bagdad ou aux exploitations de pétrole ». Le nationalisme, dit-il, est « un poison étranger importé d’Europe » qui a contaminé les Jeunes-Turcs. Sans les Européens, souligne cet interlocuteur que nous qualifierions aujourd’hui d’islamiste, les Arméniens ne seraient pas victimes d’un traitement aussi radical. (Ce livre a été publié quelques mois après la prise du pouvoir par Hitler. Werfel, un Juif autrichien converti au catholicisme qui avait vu lors d’un voyage au Proche-Orient, dans une fabrique de tapis de Damas, des orphelins arméniens misérables, s’est minutieusement informé, même au sujet de la météo durant l’été 1915 sur le Musa Dagh).

La critique exprimée par son personnage résonne aussi, hélas, à propos de l’Ukraine, que le « Sud global » considère avant tout comme une cause européenne. Nous sommes loin d’en avoir fini avec la notion de génocide, ce qui se passe à Gaza depuis le 7 octobre 2023 méritant ce terme si lourd, moralement et juridiquement.

N’oublions pas pour autant celui qui a été commis par l’Allemagne coloniale, même s’il a été éclipsé au 20ème siècle par la destruction des Juifs sous le nazisme, le génocide arménien, puis ceux de Srebrenica et du Rwanda.


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