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Édition du 1er au 15 octobre 2024
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“Les enjeux politiques de l’histoire coloniale”, par Catherine Coquery-Vidrovitch

Dans son livre Les enjeux politiques de l’histoire coloniale, l'historienne Catherine Coquery-Vidrovitch, professeure émérite d’histoire contemporaine de l’Afrique à l'université Paris-Diderot, fait le point du sursaut à la fois savant et politique qui a suscité l’émergence d’une vision de l’histoire, non pas refermée sur elle-même, mais replaçant l'histoire de la France dans l’histoire de l’ensemble du monde. A la suite du sommaire, nous en publions le début de l'introduction, puis sa présentation par Alain Ruscio.

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Les enjeux politiques de l’histoire coloniale,
de Catherine Coquery-Vidrovitch1

Notre patrimoine historique « national » doit-il inclure l’histoire de la colonisation et de l’esclavage colonial ? La réponse positive, de bon sens, ne fait pas l’unanimité : soit parce que parler sans tabou du domaine colonial serait « faire repentance », soit parce que l’ignorance ou la négligence entretenues depuis plusieurs générations font qu’il ne vient même pas à l’esprit de beaucoup de nos concitoyens que notre culture nationale héritée n’est pas seulement hexagonale. La culture française – que d’aucuns veulent appeler « identité nationale » – résulte de tous les héritages mêlés dans un passé complexe et cosmopolite où le fait colonial a joué et continue par ricochet de jouer un rôle important.

Au sommaire

La prise de conscience de la question coloniale • L’histoire du statut de l’indigène • La première génération des historiens post-coloniaux • L’histoire des colonisés « vue d’en bas » • Un hiatus à combler • La relativité du silence colonial • Le déficit de l’école • Le cas particulier de l’esclavage • La fin d’un tabou ? • Travers & apport du postcolonial • Une histoire « postcoloniale » française en train de s’écrire • Mémoire & histoire : un débat amputé ? • Une querelle politique séculaire • De la confusion entre histoire & politique • Le quiproquo sur les « abus » coloniaux • Un faux concept : la repentance • Du « communautarisme » à la « fracture coloniale » • Du racisme colonial • Le mythe des peuples premiers • Le passé colonial au présent.


La prise de conscience de la question coloniale

Catherine Coquery-Vidrovitch

Les enjeux politiques de l’histoire coloniale, introduction [extrait]

Cet ouvrage se conçoit comme un petit manuel de ce qu’il faudrait savoir pour comprendre la crise profonde qui s’est déclarée depuis quelques années en France sur une question controversée de notre histoire « nationale » : a-t-elle ou n’a-t-elle pas à inclure l’histoire de la colonisation et de l’esclavage colonial français dans notre patrimoine historique et culturel commun ? Ma réponse est oui, naturellement. Mais cette réaction de bon sens n’est pas partagée par tous nos concitoyens, soit parce que parler sans tabou du domaine colonial revient à « faire repentance », soit simplement parce qu’il ne vient pas à l’esprit de beaucoup que notre culture nationale héritée n’est pas seulement une culture hexagonale. Or la culture française (ce que d’aucuns appellent « l’identité nationale ») résulte de tous les héritages qui se sont mêlés dans un passé complexe et cosmopolite où le fait colonial a joué et continue de jouer son rôle.

Mémoires contrastées et contrariées, volontés politiciennes et pusillanimités aidant, le réveil au début des années 2000 a été brutal. Le début de siècle, caractérisé par la férocité des querelles, aussi bien politiques que savantes, a hâté le renouveau de prise de conscience de la question coloniale, qui a fait des bonds de géant, en particulier dans les cas subsaharien et antillais. Ce qu’on a oublié néanmoins, c’est que ces débats, sous d’autres formes, ont eu lieu de façon récurrente, depuis les débuts de la IIIe république, entre ceux qu’on appelait alors les « colonistes » et les « anticolonistes ». Sa résurgence brutale est d’autant plus violente que ce débat mal informé reste mal posé : sur les « abus », voire les atrocités coloniales ; sur les « bienfaits » de la colonisation ; sur la légitimité ou non de reconnaître l’esclavage comme un crime contre l’humanité ; sur le droit ou non aux « lois mémorielles ».

Ce réveil fait suite à une période de désaffection coloniale qui avait, dans les années 1980, gagné les historiens eux-mêmes. Souvenirs douloureux, mauvaise conscience, ou bien ignorance et indifférence ? On peut dater l’origine de la controverse de la parution, en 2003, de l’ouvrage dirigé par Marc Ferro, Le Livre noir du colonialisme. Celui-ci s’attaquait aux « abus » commis par les divers régimes coloniaux occidentaux depuis les Grandes Découvertes. Le livre, plutôt bien accueilli par les médias, a suscité l’ire de quelques spécialistes, qui l’ont accusé de ne parler que de ce qui était « mauvais »… bref, en lui faisant d’emblée un procès de moralité. Après le moment important constitué par le retour de la question algérienne sur le devant de la scène en 1997-20012, le vote de la loi Taubira en mai 2001, faisant de la traite des noirs un crime contre l’humanité, avait aussi constitué un signal fort, mais momentanément entendu des seuls Français des Antilles et de la Réunion.

On doit surtout la prise de conscience de l’importance du fait colonial à deux scandales successifs. Le premier suivit le vote au Parlement du fameux article 4 de la loi du 23 février 2005 qui – en réponse compensatoire à la loi Taubira – prétendait imposer aux historiens d’enseigner « le rôle positif de la présence française outre-mer. Cela fit exploser la crise. Le second est né en réaction au discours du président Sarkozy à Dakar en juillet 2007. Celui-ci, démarqué des préjugés du philosophe Hegel sur les Africains « supposés vivre en accord avec dieu et la nature, [… en] état d’animalité3», provoqua l’indignation en Afrique et la désolation en France : le Président avait déclaré devant un aréopage d’universitaires sénégalais médusés que « le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire. […] Dans cet imaginaire où tout recommence toujours, il n’y a de place ni pour l’aventure humaine, ni pour l’idée de progrès ». Le constat du mal qui avait été fait et des « dégâts durables » fut dressé lorsque, à l’automne 2007, le Quai d’Orsay reçut les rapports convergents de quarante deux ambassadeurs français du continent africain. Ils confirmèrent que l’image de la France en Afrique « oscille entre attirance et répulsion dans nos anciennes colonies », que les Africains rejettent « une France donneuse de leçons » alors qu’ils sont entrés dans la mondialisation « plus vite qu’on ne le croit » et très « loin de la pensée misérabiliste » dominant dans l’Hexagone4. Cela n’a pas empêché Henri Guaino, rédacteur du discours incriminé, de récidiver dans ses convictions obsolètes. Tout en feignant de concéder à l’Afrique une histoire dont il semble entre-temps avoir découvert quelques bribes à travers les critiques qui lui ont été adressées, Henri Guaino s’obstine à la nier (en qualifiant certains de ses moments-phares d’« exceptions ») et à réhabiliter l’entreprise coloniale5. Un adage africain, nous rappelle Adame Ba Konaré, enseigne que « l’eau versée ne se ramasse pas6». Guaino continue de soutenir l’absurde conviction que l’Afrique est un continent « sans histoire », idée dont les spécialistes ont démontré depuis belle lurette l’inanité.

On ne peut que recommander au Président français et à son porte-plume la lecture des deux ouvrages de « remise à niveau » parus récemment : historiens français et historiens africains de l’Afrique, solidaires, ont proposé de remarquables synthèses du savoir de l’histoire africaine en très longue durée7. Car, paradoxalement, le discours de Dakar, qui prétendait expliquer aux Africains qu’ils restaient un peuple enfant, a marqué un redressement fort de la pensée sur ces questions. […]

Catherine Coquery-Vidrovitch


Le creuset français au miroir du colonialisme

par Alain Ruscio, dans L’Humanité du 24 juin 2009.

Catherine Coquery-Vidrovitch analyse la reconstitution de l’identité nationale provoquée par le retour sur quatre siècles de passé colonial.

Les spécialistes d’histoire coloniale viennent de vivre une décennie paradoxale : alors qu’ils avaient naguère l’impression de labourer des terres quelque peu oubliées de leur discipline, leur domaine de recherche est devenu en quelques années une mode. Tout le monde écrit, tout le monde parle, tout le monde donne désormais son avis sur le colonialisme. Les historiens, certes, mais aussi les journalistes, les politiques : la loi de février 2005 n’en fut qu’une manifestation (détestable), la campagne présidentielle de 2007 prolongeant ce débat biaisé. Cette arrivée en grand du sujet sous les lumières n’a pas eu, loin s’en est fallu, que des avantages. Chacun a été sommé de choisir son camp : aspects positifs ou repentance ? Mise en valeur ou extermination ? Puis chacun a été invité à dresser un bilan, forcément avec des « plus » et des « moins », des « clartés » et des « ombres ». Exercice méthodologiquement et sociologiquement impossible, et politiquement nuisible.

Après une décennie de passion(s), le temps de la raison arrive enfin. Ce livre de Catherine CoqueryVidrovitch en est un signe parmi d’autres. L’ouvrage est publié sous les auspices du comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire (CVUH). Et, d’emblée, on en comprend la raison : l’auteure était l’une des rares à pouvoir tenter — et réussir — ce pari : présenter les enjeux historiographiques et sociétaux des débats en cours sur le passé colonial et sur le présent postcolonial de la France.

Dans son esprit, analyse sereine, raisonnable, ne signifie nullement attitude neutre, exempte d’engagements, équidistance prudente entre des thèses extrêmes. Les pages qu’elle consacre à une classification fine des « lois mémorielles » (qu’elle ne range pas du tout dans une même catégorie floue de textes attentatoires à la liberté de la recherche) sont à lire et à relire. Elle répond, avec une certaine malice, à ceux qui portent une pseudo-neutralité en bandoulière, que toutes les positions sur cette question sont immanquablement, à fondement politique. Elle affiche les siennes : que chacun fasse de même. Mais il ne s’agit pas d’un débat académique entre spécialistes. Les conclusions de l’auteure débouchent sur le très contemporain. Elle part – d’une constatation qui devrait aller de soi, mais qui a besoin d’être répétée sans cesse : l’histoire coloniale n’a pas été une « parenthèse » à oublier après fermeture, mais une partie constitutive de l’histoire française depuis (au moins) quatre siècles : « Il s’agit de comprendre, écrit-elle, à quel point l’identité nationale, plurielle, inclut aussi le colonial. » Et cette remarque porte loin : si « l’identité nationale » inclut « le colonial », la nation compte désormais en son sein des millions d’êtres qui sont issus de cette histoire- là. Ce n’est donc plus d’intégration à un bloc donné une fois pour toutes qu’il doit être question, mais de fusion en un tout qualitativement nouveau. « A la fois grâce et par-delà la diversité de nos passés reconnus et intégrés, le creuset français va comme naguère remodeler le sentiment d’être français », écrit Catherine Coquery-Vidrovitch. Certains, attachés à une notion, « Français de souche », qu’ils sont bien incapables de définir — et pour cause — s’en effraient. L’auteure, en historienne, constate, puis analyse, décortique cette « société en reconstitution ». Une lecture salutaire !

Alain Ruscio, historien

  1. Catherine Coquery-Vidrovitch, Les enjeux politiques de l’histoire coloniale, éd. Agone, sortie en librairie le 22 mai, 190 p., 14 €. Professeure émérite d’histoire contemporaine de l’Afrique (université Paris-Diderot), Catherine Coquery-Vidrovitch a notamment fait paraître Des victimes oubliées du nazisme (Le Cherche-Midi, 2007) ; et L’Afrique noire de 1800 à nos jours (avec Henri Moniot, PUF [1999] 2005).
  2. Entre 1997 et 1999, c’est l’actualité judiciaire médiatisée du procès Papon (responsable à Bordeaux de la déportation d’enfants juifs sous Vichy) puis du procès intenté par ce dernier à l’historien Jean-Luc Einaudi, spécialiste de la manifestation des Algériens à Paris du 17 octobre 1961 (réprimée sauvagement sous le même Papon, préfet de Paris). En 2001, c’est l’ « affaire Aussaresses », du nom du général ayant évoqué sans fard les tortures qu’il avait pratiquées pendant la Guerre d’Algérie (voir infra, chapitre 3).
  3. Friedrich Hegel, Lectures on the Philosophy of World History, (1822-1828), cité par Emmanuel Chukwudi Eze, Race and the Enlightenment. A Reader, Blackwell, Londres, 1997, p. 128.
  4. « L’image très dégradée de la France en Afrique », Le Monde, 27 avril 2008.
  5. Henri Guaino, « L’homme africain et l’histoire », Le Monde, 27 juillet 2008.
  6. Adame Ba Konare (dir.), Petit traité de remise à niveau en histoire africaine à l’attention du président Sarkozy, La Découverte, 2008, p. 22.
  7. Jean-Pierre Chrétien (dir.), L’Afrique de Sarkozy, Karthala, 2008 ; Adame Ba Konare (dir.), Petit traité de remise à niveau…, op. cit.
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