Bordeaux se souvient enfin de son passé négrier
Bordeaux, et son maire, Alain Juppé, se lancent dans une forme de « coming out » en commémorant en grande pompe l’abolition de l’esclavage. Pas moins de trois ministres (Christine Albanel, Michèle Alliot-Marie, Yves Jégo) inaugureront ce dimanche les quatre nouvelles salles du musée d’Aquitaine, consacrées à la traite négrière. Dés l’entrée, quelques tableaux donnent le ton : de riches femmes de notables posent avec leur négrillon, un « anneau de servitude » autour du cou… Très tendance en ce XVIIIe siècle prétendument des Lumières, où tout le monde, y compris Diderot ou Voltaire, s’accommode plutôt bien des formidables bénéfices de l’esclavage.
De Liverpool à Lisbonne, armateurs et commerçants, directement impliqués dans le commerce triangulaire, ou simples revendeurs des produits issus du travail des esclaves (sucre, tabac, coton, indigo) amassent alors des fortunes colossales. A Bordeaux aussi : il suffit de voir les riches façades de pierre blonde des hôtels particuliers souvent ornées de mascarons lippus et grotesques… Et aux Antilles, plus encore : des peintures et gravures parfois maladroites, toutes issues de la collection d’un certain Marcel Chatillon (1925-2005), montrent « la belle vie sur les isles à sucre » et, en creux, la rude condition des Noirs dans les plantations. L’exposition, didactique et sans concession, ne cache rien de ces horreurs, même si, par sa muséographie poussive, elle succombe parfois aux facilités réductrices des animations vidéos.
Alain Juppé : “Bordeaux a participé à la traite des esclaves, pourquoi le nier ?”
Le 10 mai 2009 à 17h20 Avec l’ouverture ce week-end, au musée d’Aquitaine, de nouvelles salles consacrées à l’esclavage, Bordeaux affronte son passé de port négrier. Mieux vaut tard que jamais. Aiguillonnés depuis une dizaine d’années par le mouvement associatif, les élus se réveillent. Entretien avec Alain Juppé, maire de Bordeaux.
- Bordeaux se lance, avec retard, dans un intéressant travail de mémoire sur son passé de port négrier. N’aviez-vous pas minoré, jusqu’ici, cette page d’histoire de votre ville ?
Minoré, non. Mais je n’avais peut-être pas senti d’emblée le besoin de faire un geste public fort destiné à l’ensemble de la population. Il faut dire que certaines associations très militantes y mettaient un peu d’agressivité…
- Vous visez sans doute DiversCités, cette association à la pointe du travail de mémoire sur l’esclavage, à Bordeaux. Pourtant, de Nantes, avec « Les Anneaux de la Mémoire » jusqu’à « Mémoria », à La Rochelle, c’est bien le mouvement associatif qui a réveillé les politiques sur ce sujet ?
Oui, sans doute, il a été utile. Les associations ont joué un rôle d’aiguillon… Un aiguillon, ça pique, et c’est parfois désagréable !
- Votre visite à Liverpool, l’année dernière, au Musée international de l’esclavage – le premier du genre, inauguré en août 2007 – semble avoir été déterminante…
Effectivement. Ce musée anglais m’a fait une très forte impression. Il n’édulcore pas la réalité : on voit les cales de bateaux dans lesquelles étaient transportés les esclaves, les chaînes, les visages… On sent la volonté d’assumer le passé. J’ai voulu faire la même chose au musée d’Aquitaine.
- Pendant sa campagne présidentielle, Nicolas Sarkozy a fustigé l’« esprit de repentance qui veut nous interdire d’être fier d’être français ». En quels termes revisitez-vous cette histoire de l’esclavage ?
Ce que nous faisons à Bordeaux n’est pas un geste de repentance, c’est un acte d’histoire et de mémoire. Comme citoyens du XXIe siècle, nous ne sommes pas coupables de ce qui a été commis au XVIIIe ou au XIXe. Il faut, comme toujours, se replacer dans le contexte de l’époque. Ce qui, aujourd’hui – et à juste titre – nous apparaît comme un crime n’était peut-être pas vécu comme tel, à l’époque, par la majorité de la population. Même si de grands esprits ont dénoncé l’esclavage. Montesquieu, philosophe des Lumières, qui est parfois suspect de complaisance, a dit très clairement : « Comme tous les hommes naissent égaux, il faut dire que l’esclavage est contre la nature. » Voltaire, en revanche, a été plus que discret, voire un peu complice.
- L’écrivain Denis Tillinac, qui avait été nommé en 2005 par la ville de Bordeaux à la tête d’un comité de réflexion sur la traite des Noirs, disait : « La population au mieux s’en fout, au pire risque d’être agacée. » C’est votre avis ?
Pour les gens, l’esclavage n’est pas le sujet du jour, ni même celui de la veille. On sent une certaine indifférence, c’est vrai. Mais il y a des personnes et des associations que cela intéresse. Et c’est justice d’intervenir dans ce domaine. Alors, on peut toujours ergoter en disant qu’à Bordeaux l’essentiel du commerce n’était pas triangulaire. Qu’il était en droite ligne, davantage axé sur les marchandises : épices, sucre… Mais la réalité est là. Il y a eu à Bordeaux de la traite de façon tout à fait incontestable. Pourquoi le nier ? Il n’est pas question de battre sa coulpe aujourd’hui et de tenir pour responsables des familles qui portent le nom d’armateurs de bateaux ayant transporté des esclaves. Ce serait absurde de montrer du doigt ces noms-là. En même temps, occulter les choses, ne pas dire la vérité à nos enfants sur ce qui s’est passé, serait aussi une faute considérable.
- Des militants bordelais se sont indignés de la vente, par le passé, à l’office du tourisme de Bordeaux, de mascarons négroïdes, ces reproductions de têtes sculptées ornant certains hôtels particuliers liés à l’histoire de la traite. Vous comprenez leur réaction ?
C’est absurde. Et je ne débaptiserai pas non plus de rues – une autre de leurs revendications ! – au prétexte que certains noms pourraient avoir un lien avec ce passé. Quelle est cette conception de l’histoire ? Le brouillage des esprits est tel, en France, qu’on commence même à se demander s’il faut célébrer l’anniversaire de la bataille d’Austerlitz !
Certains veulent réécrire l’histoire avec nos lunettes d’aujourd’hui. Il faut dire et montrer l’histoire sous tous ses aspects. Mais de là à tomber dans une espèce de remord ou de sentiment de culpabilité…
- Le rapport de la commission Tillinac évoquait l’édification, à Bordeaux, d’un mémorial sur la traite des Noirs ? Y êtes-vous favorable ?
Je ne dis pas que c’est une position définitive, mais pour moi, le mémorial, ce sont les nouvelles salles du musée d’Aquitaine. En plus de ce nouvel espace permanent, nous organisons cette année des expositions, des rencontres littéraires et des colloques… Les cantines scolaires de Bordeaux vont même proposer un menu spécial pour faire découvrir aux élèves la cuisine noire américaine issue de l’esclavage.
- Bordeaux accueille depuis longtemps des citoyens venant d’Afrique, des Antilles et d’Haïti. Votre engagement ne va-t-il pas aussi de pair avec un habile calcul électoral ?
Je suis incapable de répondre à votre question ! D’ailleurs, il y a aura sans doute au moins autant de gens pour se demander « pourquoi on remue tout ça » que de concitoyens pour dire bravo. Je ne fais pas ça parce que c’est payant. Un maire doit présenter le visage de sa ville, tel qu’il est, sans tomber dans la culpabilité. Le calcul électoral… Je suis incapable de vous dire s’il est positif ou négatif.
- L’ouverture de salles permanentes consacrées à la traite, à Nantes puis maintenant à Bordeaux, est l’aboutissement d’un long travail de mémoire qui a commencé avec le cent cinquantenaire de l’abolition de l’esclavage, en 1998. Il s’est traduit ensuite par l’adoption, en 2001, de la loi Taubira, reconnaissant la traite et l’esclavage comme des crimes contre l’humanité. Considérez-vous cette loi mémorielle, qui est contestée par certains historiens, comme une bonne loi ?
La loi Taubira est une bonne loi, car elle nous a conduits a évoluer sur toutes ces questions. Déclarer que l’esclavage est un crime contre l’humanité est une bonne chose. Il ne s’agit pas de réécrire l’histoire, mais de dire la vérité. De ne pas cacher des choses qui se sont passées et qui sont aujourd’hui considérées comme des crimes.
Mais il ne faut pas envisager cette loi à la seule lumière du XVIIIe siècle bordelais, nantais ou rochelais. Il faut l’appliquer aussi – et je pense d’ailleurs que c’est l’esprit de ce texte – au XXIe siècle et à tout ce qui relève de l’esclavage moderne.
- On a vu la mémoire de l’esclavage ressurgir, en février dernier, dans les slogans et les manifestations en Guadeloupe et en Martinique…
Oui, et cela m’a beaucoup inquiété. Je connais les Antilles, j’y suis souvent allé, j’y ai des amis. Voir réapparaître le clivage entre les populations des Antilles et les « Métros », et – au sein des populations des Antilles – entre les descendants des esclaves et les békés [descendants des colons arrivés au début de la colonisation, NDLR] m’a bouleversé. Quand j’entends « Békés , dehors ! », je trouve cela assez inquiétant.
- Comment interprétez-vous ces slogans ?
Comme une forme de racisme. Il subsiste des deux côtés, vraisemblablement. Preuve que le travail d’explication, de réconciliation, et de justice n’est pas terminé.
Marcel Dorigny : «L’esclavage, une histoire qui concerne la nation entière»
Marcel Dorigny est enseignant-chercheur en histoire à l’université Paris-VIII. 1
- La Journée nationale de la mémoire de la traite négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions, qu’on va célébrer pour la quatrième fois le 10 mai, ne fait toujours pas l’unanimité. Pourquoi n’avoir pas choisi la date du décret d’abolition, le 27 avril ?
Le 27 avril 1848 est la date de la signature, par Victor Schoelcher, du décret d’abolition de l’esclavage. La loi Taubira de 2001, qui prévoit une journée nationale de la mémoire de l’esclavage, a institué un comité, dont je faisais partie, nommé pour cinq ans et mis en place en 2004, qui devait faire des propositions, notamment sur le choix d’une date métropolitaine – car, dans chaque département d’outre-mer, il y a déjà, depuis 1983, un jour férié. Les débats pour parvenir à une date de commémoration ont duré dix-huit mois. Le 27 avril a été l’une des premières propositions. Je suis de ceux qui ont émis des réserves. Car, depuis quelques années, il y a dans les mouvements associatifs antillais – à tort ou à raison, la réalité historique étant très complexe – un rejet de l’idée que l’abolition a été octroyée depuis Paris par un « grand Blanc ». On estime désormais que la liberté a été imposée à la métropole par les esclaves, alors que pendant longtemps, il y a eu, au contraire, un véritable culte de la personnalité de Schoelcher, qui a produit ce retour de bâton. Quoi qu’il en soit, la date du 27 avril aurait suscité des réactions négatives.
Personnellement, j’étais favorable au 4 février, date de la première abolition, en 1794. C’était la convergence entre la lutte des victimes et la légalité républicaine. On m’a opposé qu’elle n’avait duré que huit ans puisque Napoléon a rétabli l’esclavage en 1802. On s’est finalement arrêté sur le 10 mai, jour où, en 2001, le Sénat a voté, après l’Assemblée nationale, la loi Taubira à l’unanimité.
- Qu’avez-vous pensé du rapport d’André Kaspi déplorant la multiplication des dates commémoratives ?
Comment un historien peut-il penser qu’il est possible d’arrêter le temps ? André Kaspi préconisait de ne garder que trois dates commémoratives, le 8 Mai, le 14 Juillet et le 11 Novembre. Et, surtout, il estimait que les autres dates étaient locales ou communautaires, ce qui est choquant, appliqué à l’esclavage, car cette longue histoire concerne la nation entière.
- En 2004, dans son livre « Les Traites négrières, essai d’histoire globale », qui a suscité la polémique, Olivier Pétré-Grenouilleau disait qu’il voulait libérer la mémoire des ravages des « on dit » et des « je crois ». Y est-on parvenu ?
J’ai commencé à travailler sur cette question il y a plus de vingt ans. Mais ce fut le bicentenaire de la Révolution, en 1989, qui l’a mise pour moi au premier plan. Les précédentes célébrations de la Révolution (1889 et 1939) avaient écarté la question coloniale. En 1989, tout cela est remonté à la surface : la Révolution française a proclamé les Droits de l’homme dès août 1789, mais n’a pas aboli immédiatement l’esclavage. Il fallait expliquer la contradiction. C’est le livre d’Yves Benot, en 1987, La Révolution française et la fin des colonies, qui a marqué un tournant.
Pour ce qui concerne Pétré-Grenouilleau, j’ai avec lui certaines divergences qui n’ont rien à voir avec la procédure judiciaire pour négation de crime contre l’humanité, lancée principalement par Patrick Karam, alors président d’un « collectif ultramarin » et aujourd’hui délégué du premier ministre pour l’outre-mer. Cette accusation portait sur un plan qui n’est pas historique. Mes divergences relèvent de la légitime controverse historique, notamment sur la manière dont la synthèse proposée revient à mettre les trois traites négrières – intra-africaine, orientale et coloniale européenne – sur le même plan alors que leurs durées et leurs conséquences ne sont pas de même nature. Des divergences portent également sur « l’argent de la traite », dont le rôle me semble sous-estimé.
- Beaucoup affirment que cette question de l’esclavage ne parvient toujours pas à être un objet d’histoire comme les autres.
Je ne sais si l’on peut utiliser l’expression « un objet d’histoire comme les autres », car, pour cela, il faudrait admettre qu’il y a des objets historiques froids, ce qui n’est pas fréquent… Que l’on songe à la collaboration sous Vichy, à l’affaire Dreyfus, au massacre de la Saint-Barthélemy… Mais il est vrai qu’il est assez rare qu’une question d’histoire dégénère au point de susciter une action en justice. Il faut préciser qu’on était en 2005, une année où la politique a beaucoup secoué le milieu des historiens en raison de la polémique sur la loi préconisant de reconnaître « les aspects positifs de la colonisation française ».
- Vous dites vous-même que l’histoire de l’esclavage est peu connue, en quelque sorte un angle mort de l’histoire…
Il y a un paradoxe. Elle est peu connue du grand public et a été longtemps peu enseignée. Toutefois, la recherche savante est très importante. Si on se limite à la traite, un colloque qui a fait date s’est tenu en France, à Nantes, dès 1985. Ensuite, il y eut les commémorations de la première abolition de l’esclavage, en 1994, dans le sillage du bicentenaire de 1789 ; surtout, il y eut le grand mouvement qui a marqué l’année 1998, cent cinquantième anniversaire de l’abolition définitive décrétée en 1848. Un constat s’impose aujourd’hui : la transmission entre recherche et « grand public » se fait de mieux en mieux. On note des changements dans les manuels scolaires et dans les directives de l’Education nationale. Le comité institué par la loi Taubira avait fait valoir dans son rapport au premier ministre d’avril 2005 les retards de l’enseignement et, surtout, de la recherche institutionnelle. Par exemple, en 2002, lorsque nous avions organisé, notamment avec Yves Benot, un colloque sur le rétablissement de l’esclavage par Napoléon et la naissance d’Haïti, le CNRS, auquel nous demandions une aide, nous avait répondu que ce sujet n’était pas une priorité. Les choses ont beaucoup évolué.
- Que pensez-vous de cette phrase de la romancière américaine Toni Morrison, Prix Nobel 1993 : « L’esclavage a coupé le monde en deux. Il a transformé les Européens, il les a fait des maîtres d’esclaves. Il les a rendus fous » ?
C’est une vision d’aujourd’hui. Il faut rappeler que l’esclavage a été une pratique universelle, qui n’a pas été inventée par les Européens en 1492. Il y a eu des esclaves bien avant et il y en a encore aujourd’hui. Mais de quand date la mauvaise conscience de posséder des esclaves ? Je ne cherche pas à sauver l’Europe à tout prix, mais force est de constater qu’elle date de la Renaissance et de l’humanisme européen, dans la seconde moitié du XVIe siècle, chez Montaigne par exemple. La phase d’intensité maximale de la traite négrière, entre 1730 et 1830, vit l’essor de l’anti-esclavagisme, construit sur une solide argumentation à la fois théologique, morale, philosophique et économique. Dès lors, le seul argument en défense utilisé peut se résumer ainsi : certes, c’est barbare, mais on en a besoin si l’on veut du sucre, du café, des colonies riches, une balance commerciale excédentaire… Au début du XIXe siècle, la traite fut mise hors la loi, mais l’esclavage résista encore plusieurs décennies, jusqu’en 1865 aux Etats-Unis, et même 1888 au Brésil. Toutefois, la marche vers l’abolition était lancée.
- Marcel Dorigny est directeur de la revue Dix-Huitième Siècle et président de l’Association pour l’étude de la colonisation européenne, 1750-1850.
Vient de paraître : Les Traites négrières coloniales. Histoire d’un crime,
sous la direction de Marcel Dorigny et Max-Jean Zins, présentation de Daniel Voguet. Ed. Cercle d’art, avec l’Association des descendants d’esclaves noirs et de leurs amis et la Caisse centrale des activités sociales du personnel des industries électrique et gazière, 256 p., 130 documents en couleurs, 35 € jusqu’au 30 septembre, 50 € ensuite (en librairies le 30 avril).