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Édition du 15 mai au 1er juin 2025

A Lyon, le Monument aux morts d’Oran, témoin de l’Algérie coloniale, par Sophie-Anne Leterrier

Comment le maire de Lyon Louis Pradel, nostalgique de "l'Algérie française", fit transférer le monument aux morts d'Oran dans sa ville.

Sophie-Anne Leterrier retrace pour histoirecoloniale.net le « rapatriement » en 1968 du monument aux morts d’Oran, érigé en 1927 en hommage aux soldats, français et « musulmans », morts pendant la grande guerre. Il fut déplacé dans un  quartier de Lyon qui avait accueilli de nombreux « rapatriés » d’Algérie, souvent d’Oranie. L’historienne souligne le rôle joué par le maire de Lyon, Louis Pradel, partisan de l’Algérie française, et montre comment le destin de ce monument est lié au contexte post-colonial et aux enjeux politiques locaux.

Sophie-Anne Leterrier est professeure émérite d’histoire contemporaine à l’université d’Artois (CREHS).

Le monument aux morts d’Oran à Lyon aujourd’hui. Photo Anne Sophie Leterrier

Le Monument aux morts d’Oran, un témoin de l’Algérie coloniale à Lyon

Aux confins nord-ouest de Lyon, sur un plateau surplombant la ville, se trouve un quartier de la métropole témoignant de l’urbanisme de barre qui triomphait dans les années 60 : la Duchère, où 6 000 logements, dont 80% de HLM, furent alors édifiés. 20 000 habitants y résidaient en 1968, dont de nombreux rapatriés venus d’Algérie. La région lyonnaise accueillit en effet un grand nombre d’entre eux, jusqu’à 100 000 personnes à la fin de l’année 1962. Le département du Rhône se distingua par leur installation majoritaire à Lyon même (25 000 personnes). L’accueil relativement généreux dont ils bénéficièrent peut être lié à la fois à la tradition « sociale » de la cité (grande ville catholique) et aux sensibilités politiques locales (plutôt centristes et conservatrices). Un tiers des logements du nouveau quartier (initialement construits pour reloger les habitants des taudis du centre-ville et des espaces industriels de Vaise) furent réservés aux rapatriés. Parmi eux, beaucoup venaient d’Oranie, souvent de la ville d’Oran même. Cette forte proportion d’habitants ayant un passé commun renforça les solidarités, qu’organisaient d’ailleurs diverses associations de rapatriés, notamment l’ARS (Association des rapatriés du soleil), rapidement rebaptisée ASD (Association sportive de la Duchère). Ses responsables étaient également militants de l’ANFANOMA (Association nationale des Français d’Afrique du Nord, d’outre-mer et de leurs amis). Entre 1962 et 65, Lyon fut le siège des trois congrès annuels de cette association, dont le premier réunit plus de 20 000 personnes et se termina par une déclaration solennelle appelant à construire un avenir à la communauté des exilés et formant le voeu « de voir élever sur le sol français un monument rappelant aux générations présentes et futures que de nombreux Algériens, Français et Musulmans, sont morts au cours des deux guerres pour la défense du territoire national. »[1] Pour ce groupe soudé autour de l’expérience violente du déracinement, sans plus de territoire de référence, excepté celui de la mémoire, cette question était et demeure d’une importance évidente. C’est dans ce contexte que commence l’histoire de l’érection du monument aux morts d’Oran à Lyon.

Le monument à Oran, inauguré en 1927. Photo fournie par Anne Sophie Leterrier

Les liens entre Lyon et Oran existaient avant la guerre. Un parrainage avait été instauré le 18 juin 1956, facilité par des liens personnels entre le maire d’Oran (M. Fouques-Duparc) d’origine lyonnaise, et le maire de Lyon, Edouard Herriot, dont la famille maternelle était oranaise. Ce parrainage n’avait pas eu beaucoup d’effets, excepté quelques actions sociales mais un Comité de solidarité Lyon-Oran s’était constitué en 1960, animé par des personnalités favorables, pour la plupart, à l’Algérie française.[2] À la mairie de Lyon, Louis Pradel, quoi que non inscrit, n’était pas étranger à ce tropisme. Fidèle d’Herriot, auprès de qui il avait fait son apprentissage politique, Pradel était devenu maire de Lyon en 1957, de façon relativement inattendue. Il avait été réélu en 1959 avec l’appui des gaullistes (notamment de Jacques Soustelle, élu du Rhône depuis 1951) des indépendants et des socialistes. Soustelle, gouverneur général de l’Algérie en 1955, puis ministre, démissionna du gouvernement le 5 février 1960, en profond désaccord avec la politique algérienne du général de Gaulle. Partisan déclaré de l’Algérie française, il soutint l’OAS en 1962. Après les accords d’Évian, le maire de Lyon prit lui aussi de plus en plus nettement parti pour les pieds-noirs et pour la cause de l’Algérie française.

Après l’enlèvement du monument, sa base, restée sur place, a été transformée en « Stèle du Maghreb », place de Bamako à Oran. Elle a été parée de zelliges offertes par le Maroc.

Le 23 novembre 1964, le journal L’Aurore évoquait la réception donnée à Louis Pradel par l’association locale des rapatriés, leur reconnaissance à son égard et leur assurance de soutien aux prochaines élections. Si l’on en croit le verbatim rapporté par ce journal, les engagements de Louis Pradel étaient explicites : « J’aurais souhaité que l’Algérie restât française. C’est vous qui l’avez faite. Il était normal que vous la conserviez. On a capitulé. On vous a spoliés, on vous a volés, on vous a violés. Il existe une dette envers vous ». Il mentionnait ensuite les embauches de pieds-noirs à l’Hôtel de ville, aux Hospices, aux transports en commun, les logements attribués. Il évoquait le transfert du monument aux morts d’Oran à Lyon avant de conclure : « Vive l’Algérie française ». Le journal y vit l’ouverture de sa campagne électorale.

En effet, en 1965, le mode de scrutin avait changé (au profit d’un vote par listes bloquées par arrondissement) et les gaullistes U.N.R.-U.D.T.[3], réunis derrière Maurice Herzog), majoritaires en 1962, comptaient bien en profiter pour marginaliser Pradel. Celui-ci créa alors son propre parti P.R.A.D.E.L. (« pour la réalisation active des espérances lyonnaises ») et joua Lyon contre Paris. Le 19 février 1965, le journal Minute publiait à son tour un dossier sur Lyon,  notamment sur les rapatriés[4]. Il citait les propos de Pradel déjà mentionnés avec cet ajout : « Mon conseil municipal a décidé de transférer le monument aux morts d’Oran, place du 11 novembre, anciennement place du Bachut. Le maire de Lyon est de tout cœur avec vous. Vive l’Algérie française ! ». Le destin du monument était donc clairement lié non seulement au contexte post-colonial mais aux enjeux politiques locaux. Cette stratégie s’avéra gagnante. Pradel remporta la totalité des arrondissements. À la suite des élections, deux pieds-noirs entrèrent au Conseil municipal[5]. Le processus de transfert du monument aux morts d’Oran était alors déjà entamé (les négociations avaient commencé en 1964), mais son aboutissement incertain. En 1965, le Conseil vota 14 millions pour cet objet.

Deux poilus et un tirailleur « nord-africain »

Le monument aux morts d’Oran fait partie des « grands monuments » réalisés par les villes principales de l’Algérie française. Installé en front de mer, sur la place de la Victoire, il fut inauguré le 26 mai 1927. Il rendait hommage à la mémoire de 12 500 soldats du département d’Oran tombés au champ d’honneur. Une seconde plaque avait été ajoutée en 1939-45. Ce monument figure deux poilus, de face, ce qui est plutôt courant, et au dos un autre combattant, un tirailleur « nord-africain », portant une chéchia, ce qui est nettement plus rare. Le groupe est l’œuvre d’Albert Pommier (1880-1943), pensionnaire de la villa Abd-el-Tif en 1914. Deux architectes, Paul Dordet et Paul Prinet, ont réalisé le socle monumental (de huit mètres) en plusieurs niveaux sur lequel figurait originellement un bas-relief (une victoire), que couronnait le groupe sculpté. Conservé sur place et orné de mosaïques décoratives offertes à la ville d’Oran par le Maroc à la fin des années 80, ce socle a été rebaptisé « stèle du Maghreb ».

Pour qui s’intéresse au destin des œuvres d’art de l’Algérie coloniale, les archives très lacunaires ne fournissent pas beaucoup de réponses. D’après les études menées, il existait près de deux cents monuments, dont la moitié furent détruits après l’Indépendance. On rapatria en priorité les monuments réclamés par des collectivités territoriales ou des particuliers, les frais de transport étant à la charge de l’armée jusqu’au port de débarquement. Le départ de l’armée après l’Indépendance rendit la chose de plus en plus difficile. En ce qui concerne celui d’Oran, la base de Mers-el-Kebir s’était offerte pour transporter le monument gratuitement mais la délégation lyonnaise jugea préférable de ne pas s’adresser aux militaires et d’envoyer à Oran une délégation qui comprenait notamment Marcel Bonnardel (Radical, Fédération de la gauche démocrate et socialiste), Gilbert Prud’homme (premier vice-président ANFANOMA) et René Carraz (rapatrié).

Pour contourner les réticences du Consul de France à Oran, Pradel s’adressa au président de l’Assemblée populaire d’Oran, élue au suffrage universel pour remplacer la délégation spéciale nommée lors de l’Indépendance. Le « maire d’Oran », M. Séghier Bénali, ancien directeur de cours complémentaire à Oran du temps de la présence française, reçut très cordialement les émissaires du maire de Lyon et leur accorda les autorisations nécessaires.[6] Bonnardel se chargea ensuite du rapatriement, avec Napoléon Bullukian, une figure lyonnaise, self-made man très impliquée dans la construction de grands ensembles à Lyon. Sa Société, Le Roc, choisit les entrepreneurs locaux et fit les avances pour le paiement sur place. Le transport fut effectué par l’agence des messageries nationales d’Oran, toujours de gré à gré. En six mois, le transfert était réalisé. La méthode Pradel est effectivement d’une efficacité incomparable.

La réunion du conseil municipal de janvier qui suit ce voyage est l’occasion pour les adjoints qui y ont participé de rendre compte de leur expérience et d’exprimer des opinions très hostiles à l’indépendance algérienne et au F.L.N. C’est à cette occasion que le maire suggère que l’on installe le monument « sur une petite place à la Duchère, où il y a près de 13.000 rapatriés, avec une bonne majorité oranaise[7] ». Le monument sera érigé sur une petite place entre des immeubles bas (quatre étages), dans le quartier Balmont-Ouest, sur le terre-plein existant face au centre commercial, à proximité de l’église et du centre sportif implanté à la place du fort. L’installation sera conforme à l’orientation initiale : les poilus font face aux personnes qui s’avancent sur la place, on ne voit la troisième figure, celle du tirailleur, que si l’on fait le tour du monument. La construction d’un nouveau socle creux en béton armé, recouvert de pierre de Villebois, est confiée à M. Weckerlin, architecte municipal en chef.

Le texte ajouté par le conseil municipal de Lyon. Photo Sophie-Anne Leterrier

La nature des inscriptions projetées fait l’objet d’une discussion des adjoints du conseil municipal[8]. Sur la face principale : « Aux Oranais morts pour la France 1914-1918, 1939-1945 » ne pose pas de problème, même si elle est reformulée : « La ville d’Oran / à ses enfants morts pour / la France 1914-1918, 1939-1945 ». Pour l’inscription symétrique, on retient une formule relativement laconique : « Pour qu’ils conservent le souvenir de leur terre natale / LA VILLE DE LYON / aux enfants d’Afrique du Nord qu’elle a / fraternellement accueillis. »

Prévue initialement en janvier, puis le 2 juillet 68, journée nationale de l’exode et du souvenir, l’installation se déroule finalement le 29 juin et donne lieu à une série de manifestations dont le programme a été établi conjointement par la municipalité et la section lyonnaise de l’ANFANOMA. Le monument est entre-temps une « victime collatérale » des événements de mai 68. Le 17-18 juin, des affiches sont déposées sur le socle, sur le thème « la police à l’O.R.T.F., c’est la police chez vous »[9]. Le lendemain, des membres de l’intersyndicale O.R.T.F. estiment qu’il est nécessaire de « laver cette souillure ». L’initiative, qui vient de Roger Fenech[10], président du F.N.R. (Front national des rapatriés), et de Prud’homme, adjoint au maire, mobilise une soixantaine d’habitants du quartier, en présence de Louis Pradel[11]. L’inauguration a lieu le 13 juillet 1968. Le 9 novembre 1968, se déroule une autre cérémonie, non officielle, en présence du général Jouhaud, n°2 de l’OAS, amnistié en juin 1968, et du bachaga Boualem, dont la place prendra le nom par la suite. D’autres célébrations ont lieu chaque année, les 8 mai et le 11 novembre. Le 5 juillet, en commémoration du massacre du 5 juillet 1962 qui eut lieu à Oran, le monument est également fleuri par certains habitants.

Depuis son érection, le monument demeure là où il a été installé, mais les cérémonies mobilisent de moins en moins de gens. Les cérémonies, qui accueillaient encore près de 1500 personnes au début des années 2000, n’en attirent plus qu’une quinzaine aujourd’hui. Comme beaucoup de monuments aux morts de 14-18, celui-ci tombe en désuétude. Des plaques faisant référence au rôle de la Première Armée française pendant la guerre de 40 sont apposées. De nouvelles inscriptions, conformes à la politique nationale de la mémoire en 1974 et en 1994, rendent hommage aux soldats et aux captifs victimes de la guerre d’indépendance mais elles sont devenues illisibles. Le monument, restauré en février 2000, est en mauvais état. Un projet de réaménagement a été élaboré en concertation avec des habitants et validé début 2016.

Il est remarquable que le monument aux morts d’Oran soit le seul élément patrimonial du quartier antérieur à la deuxième guerre mondiale. Toutes les autres constructions identifiées comme patrimoniales le sont au titre du « patrimoine du XXe siècle ». Ce monument ne figure plus guère que comme un ornement d’un square au cœur du quartier. Il est aussi une sorte de butte-témoin des années 60 et d’un contexte local spécifique, dans lequel s’entremêlent grande et petite histoire, vie de la nation et politique municipale.


[1]. Archives départementales (AD) 69, 4296 W 206, France-Horizon, 6e année, N°50, décembre 1962, p. 15.

[2]. AD 69, 54434 W 280 note RG 13/12/67.

[3] .Union pour la nouvelle République – Union démocratique du travail.

[4]. AD 69, 4269 W 69.

[5]. Le 22 mars 1965, le Monde rendait compte des élections et de la composition du nouveau conseil comme suit : « 18 apolitiques, 13 indépendants, 10 radicaux, 8 ex-UNR tendance Soustelle, 4 SFIO, 3 MRP, 3 UDSR et 2 rapatriés. »

[6] . Cf. lettre de M. Bonnardel à L. Pradel en date du 19 juin 1967, AM 425 WP 14, p. 4.

[7] . Ibid., Pradel, p. 3.

[8] . AM 2069 WP 115, réunion des adjoints du 26/01/68.

[9] . 4434 W 280, note des RG du 20/6/69 au préfet.

[10] . Roger Fenech (1923-2010) né en Tunisie où il commence une carrière d’inspecteur des impôts. Rentré en France en 1957, il est à l’origine de la création de l’ANFANOMA. Il est conseiller municipal auprès de Louis Pradel, puis de Francisque Collomb et de Michel Noir. Il est député de la 2e circonscription de Lyon, qui comprend la Duchère, de 1983 à 1989, puis vice-président de la région.

[11] . 4434 W 280, note des RG du 20/6/69 au préfet.

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