En France, une guerre des mémoires se superpose aux mémoires de la guerre
Perpignan, France – Dans la cour d’un ancien couvent, le Mur des Disparus présente une liste d’environ 2700 « pieds noirs » – ainsi que l’on désignait les anciens colons blancs d’Algérie.
La plupart des pieds noirs (l’origine du terme est obscure, mais il renvoie peut-être à des bottes noires) avaient émigré d’Espagne, d’Italie, d’Allemagne, de Malte et d’autres pays européens, souvent comme ouvriers agricoles. Ils acquirent la nationalité française au cours des 130 ans de domination française en Algérie.
Puis, au cours des semaines et des mois de chaos qui ont suivi mars 1962, quand de Gaulle mit fin à la guerre coloniale contre les nationalistes algériens, plus d’un million de pieds noirs s’enfuirent pour gagner des villes comme Perpignan. D’autres, restés sur place, furent massacrés, comme à Oran. D’autres encore disparurent.
Jean Scotto, enseignant retraité d’origine pied noire (il préfère se qualifier de « Français d’Algérie »), avait alors 23 ans. L’autre jour, sous un ciel bleu, il a ouvert la porte du jardin du couvent. Des flots de musique arabe s’échappent des balcons des immeubles qui nous entourent, où sèche du linge multicolore.
M. Scotto est vice-président de la section locale du Cercle algérianiste, organisation qui supervise la mise en place du Centre pour la présence française en Algérie, un musée dédié à la mémoire de la vie quotidienne des pieds noirs, qui devrait ouvrir, dans l’ancien couvent, à la fin de cette année ou en 2010.
De Marseille à Montpellier, des militants nostalgiques, comme M. Scotto, poussent à l’ouverture de musées consacrés au colonialisme et à la vie des pieds noirs, à la grande consternation des Français qui estiment que l’histoire des pieds noirs, telle que leur frange d’extrême-droite la raconte, est explosive et qu’il n’est pas opportun de l’évoquer. Il y a peu, certains Algériens ont évoqué des ripostes économiques pour le cas où le projet de musée à Marseille serait repris comme il était prévu1.
Bien que vieux de 46 ans, l’héritage algérien correspond pour les Français à la guerre civile pour les Espagnols. Tout ce qui concerne la domination coloniale française reste une blessure ouverte, surtout la longue et cruelle guerre par laquelle elle s’est terminée. Il en est de même pour l’héritage des pieds noirs, occupants ou victimes, selon le point de vue. Qu’elle le veuille ou non, la France doit assumer une histoire qu’elle a souvent semblé vouloir occulter, comme elle avait tenté d’oublier la période de Vichy.
Le problème ne vient pas seulement de la floraison récente de musées et de mémoriaux, comme le Mur de Perpignan inauguré en 2007. Voici quelques années, le général en retraite Paul Aussaresses avait publié ses mémoires de guerre, où il évoquait le meurtre d’Algériens ordonné par ses supérieurs. « La meilleure manière de faire parler un prisonnier quand il refuse de dire ce qu’il sait est de le torturer», avait écrit le général dans Services spéciaux, Algérie 1955-1957 : Mon témoignage sur la torture2.
Les tribunaux français ont condamné le général, non pour ses actes – couverts par une amnistie – mais pour « délit d’apologie de crimes de guerre », un curieux concept juridique français. Fin janvier 2009, la Cour européenne des droits de l’homme a donné tort à la justice française, en partie au nom de la liberté d’expression3.
«Le fait qu’il y a eu torture et que Aussaresses n’a pas exprimé de regrets à ce sujet, mais qu’il a déclaré au contraire qu’il devait le faire, que c’était son devoir, déclare Xavier Bartillat, l’éditeur du général, en écho à l’unanimité de la décision de la Cour, fait partie de l’histoire, de notre histoire, de notre mémoire collective».
Mais pourquoi tout ceci resurgit-il maintenant ? La raison est à rechercher du côté des nouvelles générations et dans l’évolution du climat culturel.
Michel Tubiana, président de la Ligue des droits de l’Homme, a attaqué en justice le général et s’oppose au Centre pied noir de Perpignan. « Les troubles dans les banlieues ont contribué à rouvrir la plaie du passé colonial français», a-t-il avancé, en évoquant les émeutes survenues de 2005 en banlieue parisienne, avec notamment la jeunesse arabe et africaine. « Il y a aujourd’hui en France une compétition des mémoires – qui a été le plus victime. Lorsqu’un pays doute de son avenir, de son identité, des groupes cherchent à se légitimer en invoquant le passé. »
Selon Benjamin Stora, historien de l’Algérie française, lui-même descendant d’une famille juive algérienne, « l’historiographie française est en crise, dans la mesure où la France s’est toujours vue comme un lieu d’assimilation et d’intégration, alors qu’aujourd’hui les minorités remettent en cause cette histoire. Les émeutes y sont pour quelque chose. Dans cette ambiance, les pieds noirs, qui regardent avec nostalgie la période coloniale précédant la guerre – une époque, insiste M. Stora, au cours de laquelle les musulmans algériens ne bénéficiaient pas de l’égalité des droits – veulent être considérés comme les gardiens du nationalisme, du jacobinisme français d’autrefois. »
« Mais le paradoxe, poursuit M. Stora, est qu’ils sont une partie de la France multi-culturelle, puisqu’ils forment eux-mêmes un groupe minoritaire. Le gros problème est qu’ils proposent une vision édulcorée du passé, alors que la grande majorité de la jeunesse française, aujourd’hui, est anti-colonialiste. » La résurgence récente de la notion de négritude parmi les jeunes Français noirs est un exemple parmi d’autres de ce changement d’état d’esprit parmi les minorités culturelles, comme les pieds noirs, qui mettent l’accent sur leurs racines au moins autant que sur leur identité française.
Musées et mémoriaux comme le Mur des disparus sont les champs de bataille de cette guerre des mémoires.
Selon Jean-Marc Pujol, premier adjoint au maire de Perpignan, les pieds noirs ont été les premières victimes du FLN. Lui-même pied noir, il est l’homme politique qui a encouragé la construction du Centre et a rassemblé pour sa construction environ 2,5 millions de dollars de fonds publics, à savoir l’État et sa propre municipalité.
« Il a fallu cinquante ans pour que le pays reconnaisse sa responsabilité dans ce qui est arrivé aux Juifs pendant la deuxième guerre mondiale », dit M. Pujol, en faisant allusion à la demande de pardon pour le rôle de la France dans la déportation des Juifs, formulée pour la première fois par un président français, Jacques Chirac, en 1995. « Nous pensons qu’un jour nous aurons à prendre nos responsabilités pour ce qui est arrivé aux pieds noirs. »
Ce point de vue, qui oublie les Algériens victimes des pieds noirs, va de pair avec une vision « heureuse » de la vie quotidienne, paisible et bien intégrée, en Algérie avant la guerre. Elle ne correspond pas à la réalité ; le vote d’un Européen valait ceux de dix musulmans, 14 % seulement des enfants musulmans étaient scolarisés, et les revenus des musulmans étaient cinq fois moindres que ceux des Européens.
Mais M. Pujol promet que le centre sera « un lieu de recherches et de débats ». Les critiques émanant de la gauche « ne veulent retenir de la présence française que la période de la guerre, dit-il. Nous voulons tout montrer. Personne ne parlait de la Shoah avant les années 1960 ou 1970, parce que les victimes alors ne parlaient pas. Je ne compare pas, s’empresse-t-il d’ajouter, mais la nouvelle génération veut des explications. »
Une nouvelle génération – ou peut-être une génération qui prend de l’âge, celle de M. Pujol – se redresse avant que la France ne change encore plus profondément. Suzy Simon-Nicaise est présidente de la section du cercle algérianiste de Perpignan, et vice-présidente du bureau national qui compte 10 000 membres, dont 550 ici à Perpignan. Elle avait huit ans quand sa famille a quitté l’Algérie. Son père était un homme d’affaires dans une compagnie pétrolière.
« Nous avons une culture, une identité, dit-elle en parlant des pieds noirs. Et nous avons le droit de faire connaître notre mémoire. »
Dans un immeuble de bureaux de Perpignan, le Cercle algérianiste rassemble les objets et documents qui prendront place dans le Centre qui sera installé dans l’ancien couvent : albums de photos de famille poussiéreux, médailles enrubannées, uniformes militaires éculés habillant des mannequins désarticulés, drapeaux en lambeaux, cartes géographiques, bustes et autres souvenirs familiaux identifiés par des étiquettes manuscrites, exposés dans de vieilles vitrines. Tout cela remplit quelques pièces fermées, formant un musée du colonialisme romantique, un chemin de mémoire pour pieds noirs.
M. Stora, l’historien, compare les pieds noirs comme M. Pujol, Mme Simon-Nicaise et M. Scotto, aux Cubains anticastristes qui rêvent de leur foyer perdu. « Mais, ajoute-t-il, il y a une grande différence. Car les Cubains anticastristes espèrent vraiment revenir, mais de quoi rêvent les pieds noirs ? Revenir en Algérie ? Certainement pas. »
« L’Algérie française, l’Algérie blanche, c’est fini, dit M. Stora. C’est pourquoi ils se réfugient dans des musées. »
Une réponse du Président de l’Association des pieds noirs progressistes et leur amis
Cher Monsieur,
J’ai lu avec beaucoup d’intérêt votre article, intitulé “ In France, a War of Memories Over Memories of War”, paru le 5 mars dernier dans le New York Times. J’ai trouvé votre article très pertinent, je tiens cependant à vous adresser ces quelques commentaires.
Permettez-moi d’abord de me présenter. Je suis le président d’une association de Pieds noirs, l’Association des Pieds Noirs Progressistes et leur Amis (ANPNPA). Né à Tiaret, une ville du centre de l’Algérie (où mes ancêtres avaient émigré vers 1850), j’ai quitté l’Algérie en 1962 et vis actuellement à Marseille où je suis directeur de recherche au CNRS.
L’ANPNPA, fondée en novembre dernier, entend prendre part à la ‘guerre des mémoires’ qui se développe aujourd’hui au sujet de l’histoire commune de la France et de l’Algérie, le cœur même de votre article. Notre analyse de ce passé commun est bien différente de celle de Pieds noirs et d’associations nostalgiques de l’Algérie française ; et ceci sur trois points majeurs, qui, à mon sens, sont insuffisamment mis en avant dans votre article :
- La dure et détestable réalité du régime colonial imposé au peuple algérien, et la légitimité de la guerre qu’il a menée pour sa libération.
- Les pieds noirs en Algérie étaient divisés en classes sociales antagonistes, et la plupart d’entre eux ne tiraient pas directement profit du régime colonial. Un mot à propos de la ‘Nostalgie’, un sentiment si largement répandu parmi les pieds noirs ! Plutôt que nostalgie du régime colonial, elle réfère à la perte du pays natal et à la désorganisation de la micro-société banalement heureuse dans laquelle chacun évoluait (Camus décrit bien cela); mais aussi au souci d’occulter le traumatisme de la fin tragique de la guerre.
- La folie meurtrière de l’OAS a terriblement assombri la fin de la guerre de libération d’un peuple, les Algériens, et forcé un autre, les pieds noirs, à l’exil.
C’est pourquoi l’ANPNPA s’élève contre les initiatives et manifestations des nostalgiques bornés de l’Algérie française, comme ces stèles ou murs érigés à la gloire des assassins de l’OAS (dont plusieurs ont été démantelés ou interdits). Nous leur refusons la prétention de représenter l’ensemble des Pieds noirs à travers des prises de position rétrogrades cherchant à réhabiliter un passé colonial et une conception de l’histoire révolus et qui relaient en France aujourd’hui les idées de racisme et d’exclusion développées par l’extrême droite.
J’espère, en vous félicitant à nouveau pour votre article, que ces quelques remarques auront retenu votre intérêt.
Sincèrement à vous,
- Voir notre dossier consacré à rub100.
- Paul Aussaresses, Services spéciaux, Algérie 1955-1957 : Mon témoignage sur la torture, éd. Perrin, mai 2001.
Ouvrage traduit en anglais sous le titre The Battle of the Casbah: Terrorism and Counter-Terrorism in Algeria, 1955-1957, by General Paul Aussaresses, New York: Enigma Books, 2002. - Voici le texte d’origine du New York Times : «French courts convicted the general, though not for his actions — those were covered by an amnesty — but rather for “trying to justify war,” a curious French legalism. In late January the European Court overturned the conviction, partly on free-speech grounds.»
Sur ce sujet, on pourra se reporter à cette page de notre site.