L’Etat ne peut pas écrire l’histoire
Bien qu’ils connaissent très mal leur passé, les Algériens sont férus d’histoire. Mais ce n’est pas avec l’amendement constitutionnel proposé par Bouteflika qu’ils pourront assouvir leur passion. En effet, c’est à l’Etat qu’est dévolue la fonction de « promouvoir » l’écriture de l’histoire et son enseignement.
L’histoire sera donc spécialement « écrite » par des institutions bureaucratiques, des fonctionnaires et des historiens « organiques » dont « la production » sera obligatoirement transmise aux écoliers par des enseignants qui ne disposeront que de ces sources-là. Tous seront tenus de traduire le point de vue officiel, c’est-à-dire celui du pouvoir politique en place comme ils le font, au demeurant, depuis l’indépendance, à la différence, cette fois-ci, qu’ils sont couverts par un amendement constitutionnel qui légalise la pratique et en fait un objectif politique.
En dehors des écrits fort rares d’historiens indépendants, l’histoire contemporaine algérienne, pour ne citer que celle-là, est un terrain vierge ou un ensemble hétéroclite de bribes d’histoires contrefaites. Jusque-là, sur l’histoire du Mouvement national et de la guerre de libération, des pans entiers ont été occultés non pas par manque de preuves, de témoignages ou de documents mais parce que les intérêts politiques, idéologiques ou personnels – des dirigeants ne s’accordaient pas avec le souci de vérité. L’amendement constitutionnel risque, en outre, de donner un coup de frein à la petite embellie amorcée ces dernières années en matière d’écriture de l’histoire. Car il faut dire depuis quelque temps est apparu un début de rigueur scientifique et que de nombreux tabous sont tombés : les historiens ont commencé à renouer avec leur fonction de comprendre et d’expliquer les phénomènes historiques, les traiter avec la plus grande des prudences, procéder à tous les recoupements possibles en s’interdisant toute lecture partielle et partiale des faits d’histoire. Quant aux enseignants, ils ont commencé à diversifier leurs sources, à faire appel à l’esprit critique des élèves et à satisfaire leur curiosité en veillant à ne pas les endoctriner ni travestir les faits.
Tout cela risque d’être remis en cause. Bouteflika est tombé dans le même travers que celui des initiateurs en France de la loi du 24 février 2003 sur « le rôle positif de la présence française outre mer, notamment en Afrique du nord », texte dénoncé à juste titre, en France et en Algérie, comme une grave falsification de l’histoire coloniale et comme une tentative de faire écrire l’histoire par la loi, alors que c’est une prérogative unique des historiens. Offense pour les victimes de la colonisation et leurs enfants, cette loi a été imposée par des groupes de pression nostalgiques du colonialisme et par des revanchards. Ce qui était attendu de Bouteflika, ce n’est pas ce type d’amendement mais un article qui consacre le droit des Algériens à connaître leur histoire, toute leur histoire, sans restriction ni intervention de quelque partie que ce soit, tout particulièrement de l’Etat dont le rôle doit se limiter simplement à mettre à disposition des historiens des matériaux de travail et favoriser la recherche dans ce domaine.
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« La guerre des mémoires est le signe d’une historiographie non pluraliste »
Mohammed Harbi au Centre culturel français (CCF) de Constantine : « Tout le monde sait que l’histoire est à la fois l’enfer et le paradis des Algériens. L’enfer parce que chaque Algérien porte sur son dos une nation à lui et le paradis parce que ça permet d’espérer en un avenir autre. »
Ainsi Mohammed Harbi inaugurait-il sa conférence intitulée « Mémoires oubliées, mémoires imposées, mémoires manipulées », tenue mardi au CCF de Constantine. Ça faisait de longues années que l’historien n’était pas venu dans la capitale de l’Est, d’où une affluence inégalée mardi au CCF. Les vérités assénées par l’historien, à contre-courant de l’histoire officielle, intéressent un public composé essentiellement d’universitaires, qui buvait les phrases du conférencier comme on boit son petit lait. Sa conférence démarrait sur le rapport établi entre la mémoire et l’histoire. La première n’étant pas plus qu’une partie de la seconde, selon lui, alors que l’histoire est une science humaine, impersonnelle et dépassionnée qui a recours à la vérification. Dans le langage courant, les termes de mémoire et d’histoire sont en général confondus et sont interchangeables, avance le conférencier. Pourtant, la mémoire est de l’ordre du souvenir, du témoignage et du vécu et présuppose l’oubli, car elle est sélective. Les exemples ne manquent pas chez cet illustre acteur de la révolution. Les premiers attentats de novembre 1954 à Skikda sont l’œuvre des messalistes ; les premiers fonds parvenus en Kabylie et remis à Krim Belkacem ont été fournis par les messalistes de France, révèle Harbi face à un parterre toute ouïe. Ce genre de faits et bien d’autres ont été occultés par ceux qui ont écrit l’histoire plus tard.
Occulter, c’est supprimer certaines sources ou en privilégier d’autres, faire disparaître des personnalités et gommer leurs itinéraires, éliminer certains épisodes qui dérangent. C’est une écriture qui emploie exclusivement la mémoire à son service dans le seul objectif d’affirmer la légitimité et la politique des gouvernants par l’exclusion des autres et au détriment de l’histoire réelle. « La guerre des mémoires est le signe d’une historiographie non pluraliste », a-t-il avancé. Le conférencier a axé aussi son intervention sur la formation de l’identité algérienne en se demandant si la définition qu’on a donnée de l’identité algérienne n’est pas à l’origine d’une impasse historique sur la question culturelle et la question des langues ? « Les nouvelles formulations portées par les intellectuels n’ont pas trouvé leur chemin chez les populations, alors que tout militait en faveur de la cristallisation d’un ‘‘communalisme’’ et surtout un racisme », estime-t-il. Et au lieu d’une démarche intellectuelle et pluraliste, le contexte colonial et l’absence de traditions d’écriture et d’intellectualisation ont favorisé la primauté de la définition donnée par les ulémas, en plus la première à être formulée et à mobiliser les populations. « Les ulémas ont combiné un récit historique et un récit religieux. Leur récit historique était une véritable contre-histoire qui s’est faite à partir de la mythologie. » Cela dit, explique-t-il, il faut bien souligner que leur volonté visait moins à retracer l’histoire qu’un projet de libération intellectuelle des élites pour contrecarrer l’attitude des auteurs coloniaux qui manipulaient les colonisés pour établir une domination en démasquant l’arabophobie, la berbérophobie et l’islamophobie dans les fondements de la colonisation. Les effets pervers de cette histoire manipulée, fondée sur la mémoire et la passion se font sentir aujourd’hui d’une manière très grave. Car le refoulé revient à la surface, dès lors que l’urgence provoque la résurgence du fait occulté. Après 1988, le contexte dans lequel a été pensée notre histoire va remonter en surface et toutes les querelles d’avant 1954 vont ressurgir et se croiser avec des problèmes nouveaux, d’où la confusion aujourd’hui dans le débat algérien. « Le concept de nation est un concept récent et encore inachevé, ajoutera Harbi en conclusion, et l’on a intérêt à le comprendre si l’on veut vraiment maîtriser les problèmes qui se posent aujourd’hui à l’Algérie ».
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« Il faut dénationaliser l’Histoire »
Mohammed Harbi, historien émérite, a donné jeudi [16 octobre 2008] une conférence au Centre culturel français (CCF) d’Alger intitulée « L’écriture de l’histoire et la mémoire ». «La mémoire est oubliée, imposée, manipulée, elle est forcément individuelle ; ce qui n’est guère le cas de l’histoire», relève l’historien.
Il cite comme exemple les témoignages des acteurs sur le déclenchement de l’insurrection armée. « Chacun y est allé de son explication. Là on se trouve dans la mémoire », assure-t-il en faisant remarquer que l’historien doit s’en tenir aux seuls faits en « croisant tous les témoignages » pour en tirer l’essentiel. Selon M. Harbi, les témoignages des acteurs servent plus à renforcer une légitimité qu’à décrire une situation, ce qui mène l’historien à prendre le contre-pied. « La mémoire présuppose l’oubli et la sélectivité ou, comme l’affirme Bergson, tend à faire agir », poursuit-il, alors que l’histoire suppose « la distance et la reconstruction des faits ».
Tout en parlant de l’Etat qui se fait souvent historien comme il se fait, à sa manière, théologien, le spécialiste de la Guerre de Libération s’est prononcé contre l’idée selon laquelle l’histoire est l’apanage des seuls historiens. Des travaux méritoires, a-t-il dit, sont à l’actif d’auteurs qui n’appartiennent pas à la « corporation » des spécialistes ès qualité. Un travail historique a de tout temps été mené en Algérie et les premiers à s’y intéresser furent les oulémas réformistes qui voulaient produire un « roman national » qui prend le contre-pied du récit colonial du passé, « une contre-histoire en somme » Les deux figures de proue de l’historiographie nationale furent Moubarek El Mili et Tawfik El Madani.
Il en a résulté une lecture « unanimiste » qui ne permet pas l’émergence d’un « discours opposé et pluriel du passé ». Les docteurs de la foi s’efforçaient de mettre en évidence « en contradiction avec la réalité » la continuité de la résistance du peuple algérien. Selon M. Harbi, l’autre idée que l’on retrouve dans ces écrits est celle de l’« unité de l’Algérie » dont le ciment n’est autre que l’Islam. Sans qu’ils en soient conscients, ces mêmes historiens ont « puisé dans l’oralité, seule réalité d’une société qui n’a pas évolué vers le scripturaire », relève-t-il en assurant que la mémoire fournit des ingrédients au travail des auteurs.
De plus, cette lecture mystificatrice de l’histoire s’est appuyée, selon lui, sur le dogme dont la défense est revenue à un autre alim, Ibn Badis, qui a donné de l’Algérie « une définition identitaire mais non nationaliste ». Le travail des oulémas perd de sa consistance avec la notion de territorialité défendue par Tawfik El Madani, a-t-il ajouté. « Cette vision manque de netteté puisqu’elle se contredit surtout en créant la clôture, notion étrangère au dogme islamique », affirme M. Harbi. « Des réaménagements furent pourtant apportés par Sahli et Lacheref, mais ce fut sans grandes conséquences. Chacun défendait sa conception.
Les messalistes en avaient une et l’Etat indépendant la sienne propre, alors que le FLN de la guerre s’est ingénié à mettre fin aux querelles en se revendiquant du seul PPA », a fait remarquer M. Harbi. L’Etat a mis l’histoire nationale à son service et créera sur le long terme une déchirure irréversible avec la notion de nation. « Les usages publics de l’histoire sont entrés en crise », soutient en substance l’historien, qui bat en brèche le binôme nationalisme-collaboration toujours présent dans le débat public qu’il faut dépasser pour en finir avec les ressentiments. M. Harbi se prononce par ailleurs pour une histoire dénationalisée et apaisée.