
Daniel Hémery s’en est allé, par François Guillemot
Nous avons appris par la voix d’Alain Ruscio la disparition de Daniel Hémery, un historien de l’Indochine, du Viêt-Nam ou encore de la révolution, énergique, très apprécié par ses collègues et par ses étudiant-es. Toujours bienveillant, à l’écoute et en partage, Daniel Hémery était discret mais d’une grande précision dans son travail de ciselage de l’histoire. Il avait en lui ce doute du savoir historique et la critique des plus grands spécialistes de la colonisation française.
Auteur d’un livre, toujours une référence, sur les révolutionnaires à Saïgon pendant la période coloniale (1975) et d’un ouvrage illustré très pédagogique sur Hô Chi Minh (1990), il a contribué fortement avec son ami Pierre Brocheux à la connaissance de la péninsule indochinoise forgée par les révolutions et les guerres jusqu’aux années 1990. Les deux historiens ce sont associés pour produire une synthèse toujours indépassable sur cette Indochine meurtrie sous la colonisation en soulignant les interactions : Indochine : la colonisation ambiguë 1858-1954, Paris, La Découverte, 2004, mis en ligne en 2011 sur le portail Cairn (voir ci-dessous dans les références bibliographiques).
Enseignant-chercheur à l’université Paris 7, Daniel Hémery a dirigé, conseillé, aidé nombre d’étudiant-es. Je n’ai suivi son séminaire commun avec Pierre Brocheux qu’une seule année en 1995-1996 mais son souvenir reste prégnant. En effet, venant de l’Inalco où j’avais obtenu un Diplome uiversitaire de langue et civilisation orientale (DULCO) en vietnamien, il me manquait une connaissance profonde sur les débats historiographiques français ou anglo-saxons. Ce fut grâce à Daniel Hémery que je pus lire les essais de Michel de Certeau, François Dosse, André Nouschi, Antoine Prost, Paul Veyne d’autres références incontournables de l’apprenti historien jusqu’à prendre connaissance des travaux de David G. Marr1.

Historien engagé2, en 1989, il avait contribué avec d’autres collègues français et vietnamiens à la demande de réhabilitation historique par le gouvernement du Viêt-Nam de Ta Thu Thâu et des trotskistes vietnamiens assassinés en 1945 par les staliniens3. Cette demande resta lettre morte.
En 2007, lorsque je co-organisais à l’ENS de Lyon avec Agathe Larcher un colloque important sur les identités corporelles de l’Indochine au Viêt-Nam contemporain, Daniel Héméry était présent. Il avait été frappé par ma communication sur le destin des Jeunesses de choc sur la Piste Hô Chi Minh pendant la guerre et m’avait écris une lettre, remise en mains propres à la fin du colloque pour me faire part de son sentiment et me féliciter. C’était extrêmement touchant et à l’image de son personnage, dans une correspondance directe, manuscrite et appliquée avec ses proches.
Si Daniel Hémery communiquait peu sur messagerie électronique, il publia en ligne en 2007 également un récit historique sur la péninsule indochinoise en trois volets pour balayer un siècle et demi de bouleversements. Intitulée « L’Indochine à l’âge des extrêmes : protestations et révolutions (XIXe-XXe siècles) », cette synthèse, inscrite dans les travaux d’histoire globale et connectée, revenait sur la brutalisation de la péninsule indochinoise à la manière d’un Eric Obsbawm ou d’une George L. Mosse. Ces textes ouvraient la voie sur de nouvelles études à mener sur les violences coloniales ou de guerre.
Reconnus par leurs collègues vietnamiens comme deux éminents spécialistes de l’histoire du Viêt-Nam contemporain, Daniel Hémery et Pierre Brocheux, furent les récipiendaires d’un prix délivré par la Fondation culturelle Phan Châu Trinh en 2018 au Viêt-Nam. Dans une dernière apparition en public, de santé fragile, il était encore présent à la journée d’études organisée par Claire Trân Thi Liên, rendue en hommage à son ami Pierre Brocheux, le 3 avril 2024 à l’université Paris Cité.
Il y a plus de dix ans déjà, Daniel Hémery m’avait contacté pour faire un don de sa documentation. Le 14 mai 2012, Laurent Gédéon, chercheur à l’Institut d’Asie Orientale (IAO), et moi-même, nous sommes allés chez lui à Villejuif pour récupérer sa documentation historique qui regroupe sept mètres linéaires, aujourd’hui conservée à Lyon à l’IAO. Son travail d’érudition sur les réseaux révolutionnaires, ses archives manuscrites, ses fiches de chercheur, sa documentation sur l’Asie ou sur le drame cambodgien sont désormais accessibles à la communauté des chercheur-es.
François Guillemot, 3 avril 2025.
Principaux ouvrages
• avec Jean Chesneaux et Georges Boudarel (sous la dir.), Tradition et révolution au Vietnam, Paris, Editions Anthropos, « Sociologie et Tiers-monde », 1971.
• Révolutionnaires vietnamiens et pouvoir colonial en Indochine. Communistes, trotskystes, nationalistes à Saigon de 1932 à 1937, Paris, François Maspero, « Bibliothèque socialiste », 1975. Publication de sa thèse.
• (Collectif), Guide de recherches sur le Vietnam. Bibliographies, Archives et Bibliothèques de France, Paris, L’Harmattan, « Racines du présent », Paris, 1983.
• (Collectif), Les servitudes de la puissance. Une histoire de l’énergie, Flammarion, Paris, 1986.
• Hô Chi Minh. De l’Indochine au Vietnam, Paris, Gallimard, coll. « Découvertes Gallimard / Histoire » (no 97).
• avec Pierre Brocheux, Indochine : la colonisation ambiguë 1858-1954, Paris, La Découverte, 2004. Disponible en ligne sur le portail Cairn : https://shs.cairn.info/indochine-la-colonisation-ambigue–2707134120?lang=fr ; ouvrage également traduit en anglais voir illustration.
• ses articles sur le site Europe Solidaire Sans Frontières : https://www.europe-solidaire.org/spip.php?auteur1619
• Voir également ses contributions dans Le Monde Diplomatique (accès abonnés) : https://www.monde-diplomatique.fr/auteurs/daniel-hemery
• https://indomemoires.hypotheses.org/13310/embed#?secret=x9ICIwX7G1#?secret=0XzpzZeosN
indomemoires
Notes
- Bien qu’attentif à l’histoire des femmes, à l’époque peu d’ouvrages de référence existaient en France sur le sujet. En 1998, paraissent deux ouvrages importants : Michelle Perrot, Les femmes ou les silences de l’histoire et Françoise Thébaud, Ecrire l’histoire des femmes. Françoise Thébaud avait dirigé le 5ème volume de L’histoire des femmes en Occident en 1992 et préfacé l’ouvrage collectif dirigé par Anne Hugon sur L’histoire des femmes en situation coloniale en 1994. [↩]
- L’historienne Hue-Tam Ho Tai souligne : « Les sympathies politiques de Hémery ont influencé le choix de ses sujets d’étude, mais il est resté méticuleux et aussi objectif qu’il est possible de l’être dans ses analyses. En tant qu’“intellectuel engagé”, il était avant tout “intellectuel” », e-mail du 4 avril 2025 sur la liste du Vietnam Studies Group de Washington. [↩]
- Si son nom n’apparaît pas dans la liste des premiers signataires, il figure en bonne place dans une version publiée dans Chroniques Vietnamiennes, n°6-7, automne-hiver 1989, p. 18. Voir également le document « Dossier pour la réhabilitation des trotskystes vietnamiens assassinés par le Viêt-Minh en 1945 », édité par Chroniques Vietnamiennes, s.d., dans IAO, Fonds Daniel Hémery, Dossier « Biographies ». [↩]