«Benjamin Stora, souligne astucieusement Thierry Leclère, sait d’où il parle. Juif d’Algérie, né à Constantine…, il a gardé en héritage de cette saga familiale heurtée une indéracinable foi en la République, quasi mystique. Doublée d’une grande sensibilité aux minorités et d’une allergie aux dénis de justice».
Thierry Leclère, lui, est journaliste, grand reporteur à Télérama, réalisateur de documentaires. Les deux hommes se sont bien trouvés. Le livre d’une fluidité rare, vu les concepts qu’il soulève, se lit d’un trait, au rythme d’une parole vivante irriguée par la clarté de l’analyse à laquelle sont soumis les faits historiques, et le décryptage du présent.
Ce petit ouvrage d’une centaine de pages tombe à point nommé. Sur fond de campagne électorale aux relents parfois haineux où la France se révèle scindée en deux, il permet de dépasser les stéréotypes pour enclencher une vraie réflexion sur les contorsions de mémoires et les soubresauts identitaires qui agitent l’hexagone, l’être français, et plus généralement sur le malaise qui traverse la France depuis plusieurs décennies.
Il faut dire que cette grande dame républicaine, tantôt affublée d’une oublieuse mémoire, tantôt victime de «saignements mémoriels» a du mal à rassembler toutes ses ouailles sous ses sacro-saints principes fondateurs. Que s’est-il passé? Pourquoi la France a failli, par les exactions qu’elle a commises dans ses colonies, a ses valeurs républicaines et n’a toujours pas achevé le deuil de son empire colonial?
«Harkis, pieds noirs, descendants d’esclaves ou petits-enfants de colonisés…La guerre des mémoires enfle. Chaque communauté, réelle ou autoproclamée, réclame une stèle, un mémorial, une loi. Pourquoi ce débat s’est-il réveillé depuis quelques années?». interroge Leclère.
Benjamin Stora répond tout d’abord par un constat simple: la France, c’est aujourd’hui 18 millions d’individus qui ont des ascendants étrangers, huit millions environ de Français sont issus des anciennes colonies, soit le double par rapport aux années 80. Or, il ne fait pas bon vivre en douce France quand on s’appelle Mohamed, Yasmina ou Abdou, que l’on cherche un emploi ou un logement, et que l’on bute quasi systématiquement sur des refus qui passent en boucle la même rengaine d’exclusion.
«Les jeunes issus de l’immigration essentiellement maghrébine et africaine, explique Benjamin Stora, se posent des questions sur leurs origines et sur les raisons des discriminations dont ils sont victimes. […] La troisième génération qui arrive aujourd’hui revendique plus d’égalité politique; les jeunes de l’immigration post-coloniale veulent être français à part entière. Ils ne supporte plus le regard porté sur eux, et lorsqu’ils réfléchissent au pourquoi des discriminations, ils se heurtent inévitablement à l’histoire coloniale, Ils y retrouvent des processus semblables de ségrégation et de mise à l’écart. C’est pourquoi leurs revendications et leur interrogations sur le passé colonial viennent aujourd’hui bousculer la société française, ses élites, ses intellectuels, ses historiens».
Au coeur de ses mémoires en souffrances, entre amnésie et surenchère, dans «cette foire d’empoigne» de mémoires antagonistes, la guerre d’Algérie se fraye la place d’honneur. Longtemps, massacres et tortures perpétrés par l’armée française sur les Algériens ont en effet été gommés des discours officiels.
Tous les partis politiques ont fait jouer l’oubli. Le Général de Gaulle en premier lieu qui compensa la défaite coloniale et la perte de l’empire en confectionnant à la France un nouvel habit de leader du tiers monde. La gauche aussi passa sous silence ses responsabilités durant la guerre d’Algérie puisque ce fut «le gouvernement de Guy Mollet qui remit, en 1956, les pouvoirs spéciaux à l’armée, et François Mitterrand était ministre de la justice à l’époque où l’on pratiquait la torture».
Or, il faudra attendre les déclarations de François Hollande, premier secrétaire du parti socialiste, pour qu’un regard critique soit enfin porté «au nom du parti socialiste» sur l’implication historique de son parti.
En attendant, le trou de mémoire qui a prévalu en France, au lendemain de l’indépendance algérienne, a entraîné un véritable problème de retransmission: rien de cette page de l’histoire dans les manuels scolaires, aucunes excuses n’a été adressées par la France au peuple algérien, d’ailleurs aucun recours n’a été possible pour les victimes du colonialisme grâce aux lois et au décrets d’amnistie signés par l’Etat français.
Cet évitement est symptomatique d’une incapacité de tourner réellement la page de la décolonisation, et d’accepter pleinement la perte de l’Algérie française. Grande blessure narcissique, «la perte de l’empire a conduit à une crise du nationalisme français qu’on a essayé de dissimuler», commente Benjamin Stora. Quelques 50 ans plus tard, ce symptôme ressurgira dans la loi du 23 février 2005 louant le rôle positif du colonialisme, et sur laquelle Jacques Chirac devra faire marche arrière.
Comment envisager alors une réconciliation aboutissant à la construction d’un récit national qui prendrait en compte toutes les composantes de la société française ? En évitant le simplisme, propose Stora, celui par exemple d’un Nicolas Sarkosy regrettant, lors de son discours à Alger en 2006, « les souffrances des deux côtés », alors que la guerre d’Algérie fit au moins 10 fois plus de victimes côté algérien (400.000 morts minimum). Le simplisme, c’est aussi celui du fameux choc des civilisation que réfute l’historien:
«Tout le monde récuse ‘le choc des civilisations’, mais en réalité, beaucoup d’intellectuels s’inscrivent totalement dedans. Je pense qu’il faut, au contraire, trouver des espaces de convergence. C’est ma ligne de conduite. Je veux être un passeur entre les deux rives. Mais pour certains, c’est déjà suspect. Dès qu’on veut entrer dans la complexité de ce monde situé au sud, on est tout de suite taxé de complaisance, On nous oblige à choisir un camp, à être dans une logique de guerre.»
Pour Stora prendre en compte cette complexité ne signifie à aucun moment abandonnée les valeurs de la république française auxquelles il aspire plus que jamais: «Dans ma conception, explique-t-il, la République débarrassée du système colonial, doit s’enrichir des minorités. Je crois au multiculturel, c’est-à-dire au brassage des identités».
En revanche, Stora dénonce le trop plein mémoriel qui pousse certains groupes à ressasser l’histoire sans jamais parvenir à la métaboliser: «On peut étouffer sous le poids de l’histoire, dit-il. La posture victimaire devient un danger quand elle conduit à la passivité et à l’enfermement identitaire».
Malgré la pertinence des questions formulées par Thierry Leclère et la finesse des analyses proposé par Benjamin Stora, on sera en droit de leur reprocher de ne pas avoir suffisamment pris en compte les répercussions de la guerre en Irak, ou du conflit israélo-palestinien sur les populations d’origine maghrébine vivant en France.
Ce sont pourtant ces grands conflits qui entretiennent, tel un feu sans cesse ravivé, la mémoire meurtrie des millions de musulmans qui participent de «ce malheur arabe» auquel Samir Kassir a consacré son dernier ouvrage. Cette remarque faite, La guerre des mémoires n’en reste pas moins un livre essentiel à lire d’urgence pour comprendre dans toute sa complexité et toute sa profondeur historique l’identité multiple des Français d’aujourd’hui.
- Article repris de Babelmed