Aux premières heures de la matinée [du lundi 26 mars 1962], tout Alger sait que l’organisation appelle à la manifestation. Des milliers d’Algérois ont trouvé dans leur boîte à lettres le tract TZ 109 émanant de la zone Alger-Sahel de l’OAS, commandée par le colonel Vaudrey :
«Halte à l’étranglement de Bab-el-Oued.
« Une opération monstrueuse, sans précédent dans l’histoire, est engagée depuis trois jours contre nos concitoyens de Bab-el-Oued. On affame cinquante mille femmes, enfants, vieillards, encerclés dans un immense ghetto, pour obtenir d’eux par la famine, par l’épidémie, par « tous les moyens » ce que le pouvoir n’a jamais pu obtenir autrement : l’approbation de la politique de trahison qui livre notre pays aux égorgeurs du FLN qui ont tué vingt mille Français en sept ans. La population du Grand Alger ne peut rester indifférente et laisser se perpétrer ce génocide. Déjà, un grand élan de solidarité s’est manifesté spontanément par des collectes de vivres frais.
« Il faut aller plus loin : en une manifestation de masse pacifique et unanime, tous les habitants de Maison-Carrée, de Hussein-Dey et d’El-Biar rejoindront ce lundi, à partir de 15 heures, ceux du centre pour gagner ensemble et en cortège, drapeaux en tête, sans aucune arme, sans cri, par les grandes artères, le périmètre du bouclage de Bab-el-Oued.
«Non les Algérois ne laisseront pas mourir de faim les enfants de Bab-el-Oued. Ils s’opposeront jusqu’au bout à l’oppression sanguinaire du pouvoir fasciste.
«Il va de soi que la grève sera générale à partir de 14 heures.
« Faites pavoiser. »
L’apparence du tract est anodine. Malgré ses outrances de langage destinées à enflammer l’esprit des Algérois, il ne s’agit que d’une manifestation pacifique. Mais qui doit briser le blocus de Bab-el-Oued et en réalité recréer au centre d’Alger une zone insurrectionnelle. C’est le seul moyen d’effacer ce qu’il faut bien appeler un échec. Cette fois, on ne renouvellera pas l’erreur d’Achard le 23 mars, on n’attaquera pas la troupe. On lui opposera les poitrines innocentes de la population. Et l’armée devra se déterminer. Ou elle laissera passer et la victoire sera au bout de la rue d’Isly, de la rue Bab-Azoun et de la rue Bab-el-Oued, ou elle refusera et il faudra tirer. C’est le « rush final » préconisé par Salan dans l’instruction N° 29.
Dès qu’il a connaissance de l’appel à la manifestation, le préfet de police Vitalis Cros fait diffuser toutes les demi-heures le communiqué suivant : « La population du Grand Alger est mise en garde contre les mots d’ordre de manifestations mis en circulation par l’organisation séditieuse. Après les événements de Bab-el-Oued, il est clair que les mots d’ordre de ce genre ont un caractère insurrectionnel marqué. Il est formellement rappelé à la population que les manifestations sur la voie publique sont interdites. Les forces de maintien de l’ordre les disperseront, le cas échéant avec la fermeté nécessaire. » Des voitures haut-parleurs militaires sillonnent la ville pendant toute la matinée, répétant inlassablement au long des rues la « mise en garde officielle ». Des voitures haut-parleurs militaires sillonnent la ville pendant toute la matinée, répétant inlassablement au long des rues la «mise en garde officielle».
L’épreuve de force
Ce lundi 26 mars 1962, aucun de ceux qui l’ont vécu à Alger ne l’oubliera jamais. Cette journée devait voir se produire l’inimaginable. Le massacre d’une population désarmée. Le comble de l’horreur. Depuis, chaque partie s’est justifiée, s’est servie des tragiques événements pour soutenir sa politique. Aucun de ceux qui y ont assisté — j’en fus — ne comprirent quoi que ce soit, dans l’instant, à l’atroce boucherie. Ils n’entendirent que les coups de feu, ne virent que le sang, les cris, les larmes. Ensuite, chacun prit dans l’arsenal des justifications ce qui servait ses convictions, rejetant les arguments de l’adversaire. Dix ans ont passé. Les langues se sont déliées. Les documents secrets concernant la tragédie ont pu être retrouvés après une longue enquête tant du côté gouvernemental que du côté de l’OAS. Ils permettent aujourd’hui de se faire une idée de ce que furent les responsabilités de chacun. Je ne tente de convaincre aujourd’hui aucun de ceux qui « sont convaincus d’avance », quel que soit leur camp. J’ai simplement cherché — témoignages et documents à l’appui — la vérité sur ces heures qui m’ont bouleversé, sur ces heures qui ont marqué la fin d’une époque.
Dès l’aube, le général Capodano, responsable militaire du maintien de l’ordre dans le Grand Alger, prend des mesures rendues nécessaires par l’interdiction de la manifestation. Outre les vingt-cinq escadrons de gendarmes mobiles, les compagnies de CRS et les bataillons d’infanterie qu’il a à sa disposition, il fait appel à des éléments du 4e régiment de tirailleurs du colonel Goubard. On se souvient du rôle du colonel lors des journées d’avril 1961 auprès du général Arfouilloux dont il était l’adjoint à Médéa. Après le putsch, Goubard a pris le commandement du 4e RT, formé en grande majorité de tirailleurs musulmans. De la fin de la trêve unilatérale au 19 février 1962, le 4e RT a fait « la chasse aux fells » dans la partie ouest de l’Ouarsenis et dans le secteur de Boghari. Du 19 février au 23 mars, il a fait « de la présence » comme toutes les autres unités de secteur. Étant une unité de réserve générale, ses compagnies sont éparpillées de Rocher-Noir à Djelfa. À l’heure de la lutte anti-OAS, Goubard s’inquiète. Son unité risque d’y être mêlée. Le 16 mars, lors d’une visite du général Ailleret à son PC de Berrouaghia, il s’ouvre de ses craintes au commandant supérieur. « Pour se battre contre les fells, nous sommes toujours d’accord, dit-il. S’il y a une guerre civile contre l’OAS, nous la ferons. À contrecoeur, mon général, mais nous la ferons. Il ne faut pourtant pas compter sur le 4e RT, composé en majorité de musulmans, dont certains sont d’anciens ralliés pour participer au maintien de l’ordre à Alger. Mes hommes sont d’excellents combattants ; ils ont fait leurs preuves, mais ils sont pour la plupart illettrés, frustes et se sentiraient désemparés dans une ville comme Alger où la population européenne — à travers l’OAS — s’est montrée très hostile aux musulmans. »
Ailleret a compris. Il a promis à Goubard de donner les ordres nécessaires pour que le 4e RT ne soit pas mêlé aux opérations de police à Alger. Or ces ordres — confirmés par le commandant supérieur — n’ont jamais été transmis. Le 23 mars, le colonel Goubard doit mettre à la disposition d’Alger-Sahel son état-major technique n°1 commandé par le chef de bataillon Pierre Poupat, et trois compagnies. La 1e compagnie commandée par le capitaine Ducrettet, la 6e compagnie du capitaine Techer et une compagnie mixte formée pour moitié d’éléments de la 5e compagnie du 4e RT et de la compagnie d’appui. C’est le capitaine Gilet qui en est chargé. Au total, 370 hommes, cadres compris. Goubard ne s’inquiète pas. Ses troupes ne doivent pas pénétrer à Alger. Pourtant, dès leur arrivée à Alger, ces trois compagnies sont engagées à Bab-el-Oued. Elles essuient le feu des commandos OAS, qui tirent du haut des balcons et des terrasses. Les 24 et 25 mars, elles sont employées à différentes tâches de contrôle aux alentours du Forum. Le 26 mars, à 3 heures du matin, elles bouclent un quartier européen de Maison-Carrée pour permettre à une unité de gardes mobiles de procéder à un certain nombre de perquisitions.
11 heures, ce fatal 26 mars, elles reçoivent l’ordre de quitter immédiatement Maison-Carrée et de prendre place sur le plateau des Glières. Elles devront s’opposer au passage des manifestants dans les quatre voies qui, autour de la Grande Poste, conduisent du boulevard Laferrière vers Bab-el-Oued : le boulevard Carnot, la rue Alfred-Lelluch, la rampe Bugeaud et la rue d’Isly.
À 13 h 30, le chef de bataillon Poupat met ses troupes en place. Il établit son PC au bastion 15, charge la 2e compagnie du capitaine Ducrettet de barrer le boulevard Carnot et la rue Alfred-Lelluch, et la 6e compagnie du capitaine Techer la rue d’Isly et la rampe Bugeaud. Le capitaine Techer établit son PC auprès du barrage de la rampe Bugeaud et confie la rue d’Isly au sous-lieutenant kabyle Daoud Ouchène1, qui commandera, avec le sergent-chef Boucher, placé en 2e échelon, les 23 tirailleurs du barrage. Le convoi et une compagnie de réserve sont placés en attente boulevard Carnot. Les barrages établis, Poupat envoie son adjoint, le capitaine Ardouin du Parc, au quartier d’Orléans. Il faut savoir quels sont les ordres. En effet, le colonel Goubard. grand patron du 4e RT, ne sait toujours rien de la mission assignée à ses compagnies. Il se trouve à cette heure sur les hauts plateaux de l’Atlas saharien avec le reste de ses moyens et d’autres unités. Il est parfaitement tranquille. Il croit ses tirailleurs en réserve dans les bases de Douera et de Delly-Ibrahim !
Le barrage de l’armée est forcé
Au quartier d’Orléans, un commandant d’artillerie donne les consignes au capitaine Ardouin du Parc : « Vous devez bloquer le square Laferrière. Si les manifestants « insistent », ouvrez le feu. » Ardouin demande une confirmation écrite — selon le règlement. On la lui refuse ! Au bastion 15, le commandant Poupat, informé, réunit ses commandants de compagnie. « Je reçois l’ordre d’arrêter la manifestation par tous les moyens, y compris par le feu. Mais je n’exécuterai pas cet ordre dont la confirmation écrite ne m’a pas été donnée. Alors interdiction d’ouvrir le feu sauf si, comme à Bab-el-Oued, on vous tire dessus depuis les immeubles. » Chaque capitaine rejoint alors ses hommes et transmet les consignes. Le capitaine Techer, commandant la 6e compagnie, prescrit, dans le cas où la troupe serait trop « pressée », de tirer quelques coups de feu en l’air. Fatale imprudence.
Il est 14 h 15. La foule commence à se masser sur le plateau des Glières. Les moyens matériels mis à la disposition du 4e RT par Alger-Sahel se révèlent très vite insuffisants. Il n’y a de chevaux de frise que pour le boulevard Carnot, la rue Alfred-Lelluch et la rampe Bugeaud. Celui de la rue d’Isly est trop court. Les tirailleurs du lieutenant Daoud Ouchène sont très vite en contact avec les manifestants. Un barrage militaire mis en place rue Charles-Péguy entre les Facultés et le plateau des Glières a été emporté à coups d’amicales bourrades dans le dos et de baisers féminins. Sur le boulevard Laferrière, entre le monument aux morts et la grande poste, la foule grossit. Par milliers, les Européens répondent à l’appel de l’OAS, se massent sur le plateau qui semble leur avoir été abandonné. « Al-gé-rie fran-çaise… L’ar-mée avec-nous »… Les slogans relaient les Marseillaise qui fusent aux quatre coins des Glières. On entonne les Africains. Le cortège se forme. En tête, de très jeunes gens, presque des gosses, en blue-jeans et chemises roses ou bleu ciel — l’uniforme de la jeunesse d’Alger, le printemps venu — brandissent des drapeaux tricolores. Hommes, femmes, enfants les suivent. Car on est venu en famille. Il y a même des vieillards qui marchent à petits pas. Le succès de la manifestation dépasse tout ce qu’on pouvait attendre. Tout Alger est descendu pour « voler au secours de ceux de Bab-el-Oued ».
Les premiers rangs du cortège hésitent. Le boulevard Carnot, la rue Alfred-Lelluch, la rampe Bugeaud, sont bouclés par des chevaux de frise. Derrière, sur deux rangs, les tirailleurs ont l’arme au poing. Une seule voie semble moins hostile : la rue d’Isly. Le lieutenant Daoud Ouchène a disposé ses hommes en travers de la rue. Le seul élément de barbelé, insuffisant, est contourné sans difficulté. Pourtant, les manifestants hésitent encore. Les tirailleurs algériens sont tendus. Quelques instants auparavant, une vingtaine de jeunes gens et de jeunes filles brandissant un drapeau OAS les ont insultés. « On se retrouvera, espèces de fellaghas… » La plupart des tirailleurs ne parlent pas français. Au passage, ils n’ont reconnu que le mot fellagha. La tension monte. Les armes sont braquées contre la foule. « Vous n’allez pas nous tirer dessus », crie un homme. Le lieutenant fait relever quelques canons de MAT puis s’avance vers la foule, les bras en croix.
« Halte ! » crie-t-il. Il est blond, rose, paraît très jeune sous son képi bleu recouvert d’une housse kaki. Il a des jumelles en sautoir, un pistolet au côté. Les manifestants voient en lui un « Européen » et non plus un quelconque de ces musulmans menaçants. On ignorera toujours qu’il est kabyle et s’appelle Daoud Ouchène. Un homme d’une quarantaine d’années, en costume marron clair, le regard caché par des lunettes aux verres fumés, s’approche : « Mon lieutenant, on veut simplement aller secourir ceux de Bab-el-Oued. On ne fait rien de mal. Vous êtes français comme nous… — Impossible, j’ai des ordres. » Ouchène, devant les supplications de l’homme et celles d’un porte-drapeau qui l’accompagne, laisse passer individuellement une trentaine de personnes. Soudain, le porte-drapeau revient vers le barrage. « Allez, venez, crie-t-il. On passe un à un par toutes les rues possibles. Allez… Tous à Bab-el-Oued.»
Environ trois cents personnes se précipitent, bousculent les tirailleurs de plus en plus affolés. Non seulement le barrage est brisé, mais les hommes sont pris à revers. En effet, aucun barrage n’a été prévu
dans l’avenue Pasteur. Les tirailleurs d’Ouchène sont isolés dans la foule. Une femme embrasse le « petit lieutenant français », d’autres civils, au contraire, insultent les musulmans. Un homme d’une cinquantaine d’années écarte la veste de son costume gris froncé et, montrant la crosse d’un 11,43 qu’il porte dans un holster, dit à Ouchène : « Moi, je suis capitaine de réserve. Vous voyez ce pistolet, il n’est pas pour vous mais pour de Gaulle, les gendarmes mobiles et les colonels d’Alger. Vive l’armée d’Afrique. » C’est l’hystérie. À quelques mètres, c’est déjà l’échauffourée. Des crachats pleuvent sur les soldats. Le sergent Lazzaroni — un Européen — est bousculé, frappé. Il se dégage et arme son PM. Il le brandit. Va tirer en l’air selon les ordres du capitaine Techer, qui a fait désigner un sous-officier européen à chaque barrage pour cette mission bien imprudente. Ouchène, conscient du danger, lui crie de désarmer sa MAT. Le sergent obéit. Le lieutenant appelle son capitaine grâce à son ANPR C6. Il est affolé. « Mon capitaine, certains ont déjà passé le barrage. — Arrêtez la manifestation. »
Le commandant Poupat envoie la compagnie de réserve du capitaine Gilet à la rescousse. « Coupez le cortège », ordonne-t-il. Gilet arrive par la rue de Chanzy avec ses tirailleurs. Il est 14 h 45. Soudain, une rafale de FM claque sur la gauche du lieutenant Ouchène, rue d’Isly.
« On nous tire dessus»
« On nous tire dessus, crie celui-ci dans son émetteur-récepteur. Je riposte ? — Affirmatif », répond le capitaine Techer. Mais c’est déjà la boucherie. Les tirailleurs, affolés, tirent dans la foule. Tout va à la vitesse de l’éclair. Un instant figés, les manifestants tentent de s’égailler. On se rue sur les portes cochères, dans le renfoncement des boutiques. On s’abrite derrière les arbres. Devant la Grande Poste ? neuf personnes se sont jetées à terre, tête contre tête, tragique étoile plaquée sur la chaussée. Un homme est frappé d’une balle de FM en pleine tête. Il s’écroule sans vie, le visage éclaté. Le vacarme est infernal. Aux claquements sonores des fusils mitrailleurs répondent les rafales aigrelettes des PM. Les plus meurtrières. Certains tirailleurs paniqués ont cherché refuge dans les encoignures de portes mais d’autres tirent comme en campagne, par réflexe, l’arme à la hanche, sur les façades et aussi sur la foule.
Ouchène a repéré deux armes automatiques, des FM qui tirent en feux croisés des étages supérieurs de l’immeuble, 64, rue d’Isly, et de celui de la Warner Bros, au coin de la rue d’Isly et de l’avenue Pasteur. Il fait arroser les façades. Mais il n’y a pas que ces armes qui tirent dans la foule, sur les militaires. Un autre FM, placé sur un balcon de la rue Alfred-Lelluch, tire en enfilade dans la rue de Chanzy. Les impacts de balles qui ont atteint l’unique voiture en stationnement rue de Chanzy, une Wolkswagen n° 760GP 9A, en sont une preuve irréfutable. C’est l’enfer. On tire de partout. De tous les barrages de tirailleurs, des immeubles, des toits, des terrasses, de la foule aussi. Des grenades explosent. Or, aucun tirailleur du RT n’en est muni. Hurlements, sifflements de balles, odeur de la poudre et déjà du sang. La fusillade nourrie dure à peine trois minutes.
« Halte au feu, nom de Dieu. Halte au feu… » C’est Ouchène qui crie. Il a déjà crié une première fois mais personne ne l’a entendu. Cette fois, la fusillade s’arrête. Encore quelques coups de feu sporadiques. Puis de nouvelles fusillades. Celles-là plus lointaines. Elles viennent du Forum et du carrefour de l’Agha où des francs-tireurs OAS ont tiré sur les gendarmes. Déjà, on se précipite vers les blessés. On néglige les morts. Un pompier-brancardier est touché à la cuisse par une dernière balle. Ses camarades le tirent à l’abri d’une porte cochère. Des hommes, par bonds successifs, tentent d’approcher des corps étendus sur les trottoirs, sur la chaussée, au milieu de flaques de sang. Le sol est jonché de morceaux de verre, de chaussures de femmes, de foulards, de vêtements, de débris de toutes sortes. Sur le plateau des Glières, des colonnes de CRS et de militaires progressent, lentement. Ils vont de palmier en palmier, le canon de la mitraillette ou du mousqueton dirigé vers les toits et les balcons. L’air est saturé de poussière, de poudre brûlée. Les hurlements des premières sirènes de voitures de pompiers et d’ambulances succèdent aux rafales d’armes automatiques. Des infirmiers en blouse blanche chargent les blessés. Adossé contre un platane, rue d’Isly, un homme dépoitraillé se tient le ventre, du sang macule son pantalon. Avec précaution, deux secouristes le placent sur un brancard puis, à la hâte, remontent l’avenue Pasteur vers la clinique Lavernhe toute proche. Les secours s’organisent. On charge les blessés dans les ambulances. On réserve les morts pour le camion militaire. Près d’un corps sans vie, une petite fille pleure. C’est fini.
Sortant de leurs abris de fortune, les Algérois, hébétés, hagards, les vêtements souillés de poussière et parfois de sang, contemplent le spectacle. La rue d’Isly est un champ de bataille. Partout, des flaques de sang, des cadavres, des blessés. Une femme hurle, trépigne sur place. Son mari la tient par le bras, impuissant à calmer sa crise de nerfs. Déjà, un camion militaire s’éloigne. Les pieds des cadavres dépassent du plateau et brinquebalent à chaque cahot. Un prêtre à longue barbe est agenouillé près des corps sanglants. Il murmure une prière. Une jeune femme, exsangue, trempe un drapeau tricolore dans une flaque de sang. Des soldats progressent en colonne le long de la rue d’Isly. Alors elle leur crie : « Pourquoi, pourquoi ?… Pourquoi avez-vous fait ça ? » Puis elle éclate en sanglots. Chez Claverie, une boutique de frivolités située face à l’immeuble de la Warner Bros, rue d’Isly, on dégage deux cadavres qui ont basculé dans la vitrine parmi les mannequins hachés par les rafales. Le soir de ce 26 mars, à la morgue, 46 corps attendront qu’on vienne les reconnaître. La tragique fusillade a fait 46 morts et 200 blessés. Beaucoup ne survivront pas à leurs blessures. Les tirailleurs ont dix blessés, dont deux très graves.
Reprenant leurs esprits, les Algérois fuient maintenant le lieu du massacre et vont se réfugier chez eux, abasourdis devant l’atroce réalité : l’armée a tiré sur la foule. L’inimaginable s’est produit. Cette fois, la population est définitivement abattue. Pendant toute la soirée, on va téléphoner à ses parents, à ses amis, pour prendre des nouvelles. Pour se rassurer aussi.
Les bruits les plus fous courent alors dans Alger. Dans l’excitation des conversations, les tirailleurs du 4e RT se transforment en fellaghas, on a vu l’insigne de la wilaya 4 peint sur leurs casques ! Ils ont ouvert le feu sur une foule désarmée et pacifique. Ils ont achevé des blessés… L’OAS amplifie ces bruits. C’est son ultime espoir de reprendre en main une population qui vient d’être durement touchée. Le colonel Vaudrey, qui a provoqué la manifestation et qui y a assisté d’un appartement du centre d’Alger, n’a plus que ce moyen de se justifier. Non, l’OAS n’a pas attaqué les forces de l’ordre. Personne n’était armé. C’est une provocation délibérée du pouvoir. De Gaulle a ordonné que l’on tire sur la foule.
Qui a tiré le premier ?
La réalité est bien différente. Elle n’excuse pourtant pas le massacre. La seule question qui restera sans réponse est celle-ci : qui a tiré le premier ? Les officiers et soldats du 4e RT affirmeront que la première rafale est partie de l’étage supérieur du 64, rue d’Isly. L’OAS dira que les « Arabes » ont ouvert le feu sur la foule. Qu’importent ces querelles ? Seuls les morts comptent.
Il est indéniable que l’OAS avait donné l’ordre de manifester sans armes. Il est non moins indéniable que trois armes automatiques ont pourtant été repérées en plein cœur de la fusillade. L’une au 64, rue d’Isly, l’autre dans l’immeuble de la Warner, la troisième rue Alfred-Lelluch. Sitôt après le drame, on retrouvera des traces d’huile et des douilles de FM sur les lieux. La présence du fusil mitrailleur au 64, rue d’Isly sera d’ailleurs confirmée par la concierge et les locataires de l’immeuble situé en face, au n° 57. Les emplacements de sept autres armes ayant tiré sur la foule et sur les forces de l’ordre seront localisés à la suite de l’enquête ouverte au lendemain du 26 mars. Le recoupement des témoignages venant des bords les plus divers le prouve avec exactitude.
Il n’en est pas moins vrai que les tirailleurs ont tiré. Très exactement, 1 135 balles de mitraillettes MAT 49, 427 de fusils MAS 56 et 420 de fusils mitrailleurs AA 52. 102 tirailleurs ont fait usage de leurs armes dont 15 Européens sous-officiers ou appelés. Mais si ces troupes aguerries au combat en campagne avaient tiré toutes ces balles sur la foule compacte des manifestants, ce n’est pas 46 morts mais des centaines qu’on aurait eu à déplorer. Quant à l’histoire des casques peints « aux insignes de la wilaya 4 », voici ce qu’il en est : six hommes du 4e RT avaient en effet tracé des marques de reconnaissance sur leur casque, cinq musulmans — Mohammed Hammadi (une tache verte), Mohammed Ghezala (une bande verte), Aïssa Ziane (une tache verte), Mohammed Bouhoun (une tache verte) et Beradia (une bande verte et trois taches). Illettrés, ils avaient trouvé ce moyen de reconnaître leur casque lourd. Quant au sixième soldat, un Européen, Jean-Claude Habib, il avait simplement tracé ses initiales JCH sur le devant de sa « casserole ».
J’ai cherché à savoir si d’anciens rebelles incorporés au 4e RT se trouvaient sur les lieux du massacre. Quatre ex-MNA de Bellounis se trouvaient rue d’Isly, tous farouches anti-FLN engagés volontaires depuis 1959-1960 ou 1961, et un ex-FLN, engagé en août 1961. Un ex-MNA et un ex-FLN se trouvaient boulevard Bugeaud. Seul Ghezala Mohammed, ex-MNA, avait une bande verte sur son casque ! En outre, tous les tirailleurs étaient encadrés de sous-officiers ou officiers français qui n’ont assisté à aucune provocation de leur part. L’hypothèse, pratique pour l’OAS, tombe à l’eau.
Les responsabilités
Les responsabilités de ce drame atroce sont partagées. Il est certes criminel d’avoir jeté des tirailleurs musulmans dans la fournaise d’Alger, compte tenu de l’attitude européenne des semaines précédentes. Et de les avoir placés aux « premières loges ». Il n’est pas moins criminel d’avoir poussé la population européenne à manifester, en ayant placé des armes automatiques sur les lieux où l’affrontement était inévitable. Même si ces armes n’ont pas tiré les premières. Ce qui n’est ni certain ni prouvé. Les organisateurs de la manifestation avaient voulu l’épreuve de force. En lançant délibérément la foule contre les barrages militaires, ils couraient le risque de les voir balayés et de pouvoir gagner Bab-el-Oued, victorieux. Ils couraient également celui de voir la troupe réagir et, sachant la présence de leurs partisans armés dans les immeubles avoisinants, de provoquer le drame. Ils avaient acculé l’armée « à prendre ses responsabilités », espérant jusqu’au bout la voir basculer. Ils étaient fixés. Plus de cinquante morts innocents payaient leur aveuglement.
- Le lieutenant Daoud Ouchene est né à Sedrata près de Souk Ahras, en août 1936. Il a servi dans la force locale franco-algérienne après la dissolution du 4è tirailleurs. En 1964, deux ans après l’indépendance, il quitte l’Algérie et s’installe en France. Il est décédé le 12 octobre 1989.
Daoud Ouchene avait déclaré que la relation des faits la plus proche de la réalité était celle d’Yves Courrière dans Les Feux du désespoir. (Note de LDH-Toulon)