Une utopie réaliste
Il y a cette scène de bord de mer où Halima, la musulmane, marche dans l’eau, sur le rivage. Esther, la juive, lit, assise dans le sable. A l’image de son film très sensible,
dans cette scène sans paroles, le réalisateur Philippe Faucon dit beaucoup.D’abord que ces deux femmes sont réunies par la nostalgie d’une même terre, l’Algérie.Avec le soleil et la Méditerranée, cela fait beaucoup en partage. De quoi se rappeler une culture commune pour y inscrire une amitié. Pas facile : Halima et Esther sont sans doute
admirables et dignes, mais elles ne sont pas des saintes. Et quand elles s’engueulent, il
est question de couteaux dans le dos. Mais Dans la vie est aussi et avant tout une affaire de dépassement des préjugés, d’affranchissement de la pression sociale. Un film
utopique? Sans doute: aussi longtemps que le conflit moyen-oriental durera, il laissera des traces entre les communautés.Mais qui laisse tout de même place à l’espoir d’un nouveau vivre-ensemble. Philippe Faucon nous aide à réfléchir sur le réel par la
représentation fictionnelle. Esther et Halima invitent à inventer le futur. Ou à le redécouvrir.
Esther la juive, Halima la musulmane, surmontent leurs préjugés et deviennent amies. Angélisme ? Universitaire de renom et auteure de nombreux ouvrages, Esther Benbassa trouve dans l’histoire des motifs d’espérer et dans l’avenir des pistes pour éteindre la haine. 1
- Dans vos livres et vos actions, vous défendez
l’idée du vivre-ensemble entre juifs et musulmans. L’historienne que vous
êtes en trouve des exemples dans le passé.
L’histoire atteste que juifs et Arabes ont mené
des cohabitations fructueuses. Lorsque les Arabes arrivent en Espagne
en 711, les juifs les accueillent avec soulagement. Sous le règne musulman
qui s’établit à Cordoue en 756, la culture juive connaît un essor
sans précédent. Les Juifs occupent des postes politiques et militaires
très importants. On peut citer les cas de Hasdai ibn Shaprout et de
Samuel ibn Nagrela aux IXe et Xe siècles. Le premier est le vizir – on
parlerait aujourd’hui de premier ministre – du calife omeyyade Abd
Al-Rahman III. Le second est le vizir et chef des armées du calife de
Grenade Habbus et de son fils Badis pendant trente ans. Pour illustrer
la fusion des cultures, il est intéressant de constater qu’un philosophe
comme Moïse Maimonide écrit aussi en arabe avec des caractères
hébraïques au XIIe siècle. C’est l’époque dite de l’âge d’or, qui a certes
aussi compté des moments de persécutions religieuses. Sans doute
avec moins de brillant intellectuel, on retrouvera cette cohabitation
relativement heureuse un peu plus tard au Maghreb, dans l’Empire
ottoman, partout au Moyen-Orient.
- Au regard des relations conflictuelles actuelles, n’a-t-on pas tendance à idéaliser cet âge d’or auquel vous faites référence?
Oui et non. Cela a réellement été une période féconde. Il ne s’agit pas pour autant d’une société idéale. Si les juifs connaissaient en Espagne l’hébreu et l’arabe, les Arabes n’apprenaient pas l’hébreu. Les juifs bénéficiaient du statut de « protégés », de « dhimmis », comme tout non-musulman dans un état régi par la charia. Moyennant le paiement d’un impôt, leur personne et leurs biens étaient protégés. Ils étaient également soumis à un certain nombre de restrictions: ils ne pouvaient monter à cheval, n’étaient pas autorisés à porter des vêtements de même couleur que les musulmans, leurs lieux de culte ne pouvaient être plus élevés que les mosquées… Mais ces restrictions n’étaient pas appliquées à la lettre. Cela variait selon les régions, les régimes et les époques. La vie juive en terre musulmane fut de toute façon, dans la longue durée, bien moins tourmentée qu’en terre chrétienne.
- La cassure entre juifs et musulmans peut-elle être datée?
Cela a évidemment été progressif. Un des tournants a été la Reconquista qui débute en 1085, soit la conquête par les chrétiens des royaumes musulmans de la péninsule Ibérique. Elle s’achève par la prise de Grenade, en janvier 1492. Une grande partie des Sépharades se dirigent vers l’Empire ottoman, et l’autre, dans une moindre mesure, vers le Maghreb, où ils sont rejoints par les expulsés musulmans. A l’origine, les«Sépharades » sont au sens strict les seuls juifs espagnols. Aujourd’hui, on appelle ainsi tous ceux qui ne sont pas ashkénazes, à savoir originaires de l’Europe chrétienne du Nord et de l’Est, ce par commodité et en raison de la connotation négative qui s’attache à la désignation de «judéo-arabe », longtemps appliquée aux juifs du Maghreb. L’échange culturel avec les musulmans va demeurer fort tant qu’il se nourrit de
l’admiration pour la culture arabo-musulmane. Lorsque cette culture décline, les juifs se sentent supérieurs et cherchent leur modèle ailleurs: l’époque moderne les voit se tourner massivement vers l’Occident. D’au¬tant que, à partir du XVIIe siècle, l’Empire ottoman périclite inexorablement pour devenir l’homme malade de l’Europe. La création de l’état d’Israël marque également une étape importante dans l’histoire de la détérioration des relations entre juifs et Arabes.
- Existe-t-il une spécificité française dans l’histoire de ces relations?
Elle est liée à l’histoire coloniale. En 1870, le décret Crémieux fait des juifs algériens des citoyens français, à l’exception de ceux du Sud algérien. Les musulmans n’en bénéficient pas. Cette discrimination consacre la rupture entre colonisés et colonisateurs, dans le camp desquels on tend à ranger les juifs. Cette ligne de fracture se retrouve à l’indépendance : les populations juives, dont une infime minorité a participé aux luttes d’indépendance, quittent les nouveaux états avec les ex-colonisateurs, auxquels ils se sont longtemps identifiés. La plupart des juifs algériens viennent en France, où ils s’intègrent rapidement, puisqu’ils sont finalement des rapatriés. Les juifs marocains émigrent massivement en Israël, pour partie à Montréal; les juifs tunisiens se répartissent entre la France et Israël. Le fait de posséder – ou non – la nationalité française joue un rôle important dans cette dispersion géographique.
- La ligne de fracture s’est ensuite approfondie avec les événements du Proche-Orient, dont on voit bien le rôle aujourd’hui dans le développement d’un antisémitisme de banlieue.
C’est exact. La guerre de Suez, en 1956, sonne le glas de la communauté juive égyptienne. Ses derniers membres quittent le pays au tout début des années 1960. Cette communauté se réinstalle à Villiers-le-Bel (Val-d’Oise), les plus démunis se dirigent vers Israël. De tous les pays musulmans, c’est en Iran que va subsister la plus importante communauté. Elle aussi prendra progressivement le chemin de l’exil avec l’arrivée au pouvoir des fondamentalistes. C’est en Turquie que 18 000 juifs continuent à mener une existence tranquille.
Le conflit israélo-palestinien jette perpétuellement de l’huile sur le feu. En France, le développement de l’hostilité entre les deux communautés est un phénomène plutôt récent. Il remonte à 2000, avec la seconde Intifada. Aujourd’hui, la situation est plutôt préoccupante: les juifs défendent Israël à corps et à cris. Les Arabes s’identifient aux Palestiniens. Tant que le conflit israélo-palestinien perdure, il est difficile d’imaginer une amélioration.
- Mais il n’est pas interdit de favoriser le rapprochement et de mettre en évidence les points de convergence plutôt que les différences.
Il y a de quoi nourrir à la fois la colère et l’espoir, de voir deux cultures si proches s’opposer si violemment. Quand je me rends en Israël, je suis chaque fois frappée de l’absence de différences entre les juifs originaires du Maghreb, d’Irak ou d’Iran et les Arabes: mêmes coutumes, mêmes traditions d’hospitalité, de générosité au quotidien. La cuisine, les odeurs, les épices, les saveurs sont les mêmes. Les musiques sont également similaires. Le rapprochement culturel n’est pas à faire: il existe et c’est ce qui donne des motifs d’espérer. C’est la même chose en France. Quand un juif qui a réussi, grand avocat ou chirurgien, va manger chez sa maman, c’est un couscous qu’on dresse sur la table, pas une blanquette de veau!
- Quel rôle peut jouer l’école pour renouer les fils entre les communautés?
L’école en France est par excellence le lieu de la diversité. C’est là qu’on devient ou qu’on ne devient pas raciste. L’enseignement est bien sûr primordial, notamment l’enseignement du fait religieux. Notre culture matérielle est empreinte de faits religieux. Les professeurs de français, d’histoire, d’arts plastiques peuvent s’en saisir, notamment à travers les créations artistiques, pour valoriser les différentes cultures, pour montrer aussi comment la religion, en tant que fait de civilisation, a façonné les idées et les structures mentales, pour mettre aussi en évidence la dimension multiculturelle de la France. Il convient également que l’école sorte de cette institutionnalisation qui en fait exclusivement un lieu de dispensation du savoir. Elle doit endosser certaines tâches citoyennes qu’elle abandonne aujourd’hui aux associations. Pourquoi, hors temps scolaire, n’accueillerait-elle pas les familles pour des cours d’alphabétisation ou des moments de convivialité partagée? Regardez les rayons dans les magasins Picard: vous trouvez du couscous, des sushis, des pizzas, des nems… La diversité existe dans la consommation, mais pas encore vraiment dans nos têtes.
Repères
- 1492 – Les rois catholiques prennent Grenade. Les juifs sont immédiatement expulsés. Les musulmans le seront dix ans plus tard.
- 1948 – Proclamation d’indépendance de l’état d’Israël.
- 1967 – Guerre des six jours.
- 2000 – Seconde Intifada. Développement de l’antisémitisme de banlieue.
- 2008 – La communauté musulmane est estimée à 5 millions de personnes. La
communauté juive à 600 000.
- Esther Benbassa est directrice d’études à l’Ecole pratique des hautes études. Elle a notamment coordonné « Des cultures et des dieux. Repères pour une transmission du fait religieux» (Fayard, 2007).
Elle organise, du 21 mars au 2 avril, la 2e édition de la manifestation Le Pari(s)
du vivre-ensemble.