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Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024

confusionnisme émotionnel autour des victimes de la Shoah

Convié au dîner annuel du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), mercredi 13 février, Nicolas Sarkozy a profité de la tribune qui lui était offerte pour annoncer qu'il avait demandé au gouvernement « de faire en sorte que, chaque année, à partir de la rentrée scolaire 2008, tous les enfants de CM2 se voient confier la mémoire d'un des 11.000 enfants français victimes de la Shoah», expliquant que «rien n'est plus émouvant pour un enfant que l'histoire d'un enfant de son âge, qui avait les mêmes jeux, les mêmes joies et les mêmes espérances que lui.» L'historien Henry Rousso, contestant ce « marketing mémoriel», le philosophe Régis Debray, rappelant que « l’émotionnel est un obstacle à la connaissance », et Simone Veil, scandalisée, condamnent tous cette «fausse bonne idée».

Un marketing mémoriel

par Henry Rousso, historien

[Publié dans Libération le 15 février 2008]

Il y a six mois, l’idée de contraindre les enseignants à lire la lettre de Guy Môquet débouchait sur un fiasco. Improvisée, ignorante des réalités historiques, ressuscitant malgré elle les mensonges d’un communisme de guerre froide, l’initiative obligeait une fois plus l’école à se plier à un «devoir de mémoire» de plus en plus déconnecté de l’histoire, ce qui a pour effet d’abolir toute distance entre le passé et le présent puisque l’on ne joue presque exclusivement que sur l’émotion.

Au moins pouvait-on croire qu’il s’agissait d’inverser la tendance dominante et d’inviter les Français à s’intéresser aux pages glorieuses (ou supposées telles) de leur histoire (la Résistance) et non plus aux seules pages honteuses (la collaboration). On se trompait. Le chef de l’État fait sensation avec l’idée de faire parrainer par chaque élève de CM2 le souvenir d’un des 11 000 enfants juifs de France (pour la plupart nés de parents étrangers), exterminés par les nazis, avec la complicité du régime de Vichy. Cette page d’histoire est désormais connue, grâce en grande partie au travail de Serge Klarsfeld. C’est lui qui a établi la liste des victimes, leur redonnant un nom, parfois un visage. Leur souvenir est donc perpétué, par la nomination, opération symbolique par excellence.

La nouvelle initiative apparaît incongrue, jetée soudain dans l’espace public comme d’autres annonces présidentielles. Le bruit médiatique vient, une fois de plus, troubler le respect et le silence des morts de l’Histoire. Mais on franchit cette fois un pas supplémentaire. Voilà des enfants de 10 ans appelés à s’identifier par décision d’État à des victimes – et des victimes qui avaient en grande partie leur âge lorsqu’elles furent assassinées. Sans réflexion politique, historique ou psychologique préalable.

On peut à bon droit se demander pourquoi. Quelle urgence commandait de relancer ainsi le débat autour de la mémoire de la Shoah alors même que la France a connu à cet égard des politiques publiques sans équivalent en Europe : procès pour crimes contre l’humanité, réparations morales et financières, nouvelles commémorations, modifications des programmes scolaires. S’agit-il d’œuvrer pour que la vérité historique soit correctement enseignée ? On rappellera alors que c’est le candidat devenu président qui déclarait, durant la campagne électorale, que la France n’avait, sous l’Occupation, «commis aucun crime contre l’humanité». Comprenne qui pourra. S’agit-il de lutter contre l’antisémitisme et le racisme ? On rappellera alors que l’énorme travail de mémoire fait en France sur la Shoah a été accompli au moment ou l’antisémitisme explosait de toutes parts, notamment à l’école. On rappellera surtout que la singularité de la Shoah est déjà difficile à comprendre pour des adultes confrontés à la réalité des génocides et autres massacres de masse commis depuis 1945. Que dire alors de jeunes enfants, qui auront beaucoup de mal à comprendre pourquoi ils doivent ne «parrainer» que ces victimes-là. S’agit-il de permettre aux enfants de s’approprier une histoire commune, porteuse de valeurs ? Mais le choix des enfants juifs exterminés pour être nés juifs n’est édifiant en rien, sinon de l’immense barbarie du XXe siècle.

Dans la figure de Guy Môquet, n’était le mensonge pieux qui consistait à le présenter comme un résistant de la première heure, on pouvait à la rigueur souligner le lien entre le martyr et le héros, on pouvait y prendre prétexte pour compenser l’effroi par la fierté. Quelle image «positive» véhicule la Shoah ? Quelle est l’exemplarité de ces petites victimes innocentes ?

Une fois encore, seule émerge du passé une mémoire mortifère, seule est digne d’être remémorée avec éclat une histoire criminelle. De l’Histoire, de sa profondeur, de sa complexité, on ne nous montre plus aujourd’hui qu’un usage utilitaire. Le passé est devenu un entrepôt de ressources politiques ou identitaires, où chacun puise à son gré ce qui peut servir ses intérêts immédiats. Il est inquiétant de voir qu’une fois de plus, le – mauvais – exemple est donné au plus haut niveau, que la «mémoire» et la défense de bons sentiments ne servent qu’à faire passer les ombres de la politique réelle.

Henry Rousso, historien

«L’émotionnel » est en train de déborder tout

et l’émotionnel est un obstacle à la connaissance

un entretien avec Régis Debray

président honoraire de l’Institut européen des sciences du religieux

[Propos recueillis par Clarisse Vernhes, publiés sur RFI le 15 fév. 2008]

  • RFI : Mercredi soir, au dîner du Crif, le Conseil représentatif des institutions juives de France, Nicolas Sarkozy a demandé que les élèves de CM2 portent la mémoire de 11 000 enfants juifs de France, victimes de la Shoah ; quel est votre sentiment sur cette proposition ?

R Debray : Mon sentiment est plus que réservé. L’intention est louable bien-sûr. Je la crois malencontreuse dans son exécution. D’abord s’est enclenchée une escalade de réactions communautaires, parce qu’il y a DES mémoires : les mémoires de la colonisation, de l’esclavage, de génocides divers et variés, et il est à craindre que d’autres communautés réclament le même traitement, même si on ne peut pas comparer la Shoah aux autres massacres du 20e siècle. Ce qui me froisse, c’est qu’autant il est important d’expliquer aux enfants ce qu’a été la destruction des juifs d’Europe, de leur faire connaître et de leur en expliquer les circonstances et le déroulement, autant les charger de façon mortifère de spectres, de fantômes, peut en quelques sorte, plutôt les paralyser, voire les faire réagir « contre », plutôt que de les faire réfléchir.

  • Cette proposition suscite la polémique au sein de la classe politique, mais aussi chez les enseignants. Pensez-vous que cette idée du président de la République est plus émotionnelle que pédagogique ?

« L’émotionnel » est en train de déborder tout, et l’émotionnel est un obstacle à la connaissance. Et le devoir de l’école, c’est l’instruction, pas l’émotion. Disons que c’est une mauvaise conscience mal placée.

  • Faut-il que le devoir de mémoire soit imposé comme il est fait ?

Non, ou alors c’est un abus de mémoire. Quand la démarche est volontaire de la part d’un adulte, comme ceux qui visitent par exemple, tel ou tel musée consacré à l’Holocauste aux Etats-Unis et qui se voient remettre une photographie, un nom, une biographie ; tout cela peut s’expliquer. Mais en faire une obligation imposée à des enfants, non, ce n’est pas sain.

  • Pourquoi Nicolas Sarkozy revendique-t-il le droit de parler de religion depuis quelques mois ? En décembre, à Rome, en janvier à Ryad, et il y a deux jours, au dîner du Crif. ?

Sans doute parce qu’il a conscience d’un certain vide spirituel dans le moment présent en France. Mais il sort de son devoir de réserve, car le principe de laïcité touche l’autorité publique, et il se traduit par un devoir d’abstention de la part de la puissance publique en matière de croyance et d’incroyance. La laïcité ne s’oppose pas aux religions – que la chose soit claire – simplement elle s’oppose aux religions lorsqu’elles prétendent faire la loi, lorsqu’elles prétendent confondre le dogme et la loi. Et là, il me semble que le président, en s’exprimant comme personne privée, dans ses fonctions publiques, a fait une entorse sérieuse au principe de laïcité.

  • Et pourquoi selon vous, le revendique-t-il haut et fort, comme il le fait ?

Demandez-le-lui, je ne peux pas me mettre à sa place. Je suis convaincu de la sincérité de ses convictions, mais encore une fois, ce sont les convictions d’un individu. La République, si j’ose dire, n’a pas de convictions en matière religieuse. Elle est ni pour ni contre, cela ne la concerne pas.

  • Etes-vous inquiet pour la laïcité à la française ?

Oui. La laïcité suppose un Etat qui surplombe la société civile, qui se détache des passions communautaires, qui se détache des sentiments de tout un chacun. Or, là, nous avons une immersion de l’Etat dans la société qui ne peut que fragmenter celle-ci en communautés, dont chacune va bientôt réclamer ses musées, ses monuments, sa mémoire. Tout cela, me semble-t-il, nuit à la citoyenneté.

Régis Debray1

  1. Le dernier ouvrage de Régis Debray, « Un candide en Terre sainte », est paru aux Editions Gallimard.
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