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Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024

Tchad : Françafrique pas morte

Vue de Paris, la crise tchadienne, c'est finalement assez simple. De féroces rebelles, armés par une dictature islamiste étrangère, tentent de renverser un pouvoir élu. Des soldats français défendent nos compatriotes, sans prendre part aux combats, et contribuent au retour de la paix. Happy end : les rebelles fuient, la force européenne va pouvoir s'installer et protéger les réfugiés dans l'Est tchadien, les zozos de l'Arche de Zoé seront bientôt graciés, et le président Déby peut compter sur l'«amitié» (sic) du président Sarkozy. Bilan : Idriss Déby poursuit son règne. Il rêve d'une présidence à vie. L'économie – désormais pétrolière – est toujours classée 173e sur 177, selon l'ONU. L'illettrisme reste massif et l'espérance de vie inférieure à 45 ans. Sarkozy a bien raison de dénoncer la « Françafrique » et le fatalisme de l'Africain «qui jamais ne s'élance vers l'avenir ». Après cette synthèse inspirée d'un commentaire du Canard enchaîné, voici trois articles du Monde, tous publiés le 13 février 2008.

Obscénité franco-tchadienne, par Jean-François Bayart

[Le Monde, du 13 février 2008]

Idriss Déby a pris le pouvoir par les armes en décembre 1990. Il venait de Libye et du Darfour et avait bénéficié de l’aide militaire française pour chasser Hissène Habré, devenu embarrassant. Il a persisté dans son être présidentiel jusqu’à aujourd’hui à grand renfort de combats, de répression, de fraudes électorales, de manipulations constitutionnelles.

Pillant sans ambages les ressources de l’économie nationale, bafouant les accords signés avec la Banque mondiale quant à l’utilisation de la rente pétrolière, impliqué dans la contrebande avec l’Arabie saoudite, spéculant contre sa propre monnaie à l’approche de la dévaluation du franc CFA, en janvier 1994, grâce aux informations dont il bénéficiait en sa qualité de chef d’Etat, éclaboussé par un trafic de faux dinars de Bahreïn, il a néanmoins joui du « soutien sans faille » de la part de la France. Les rebelles qui veulent maintenant le renverser sont eux-mêmes issus de son entourage et ont donc longtemps bénéficié des sollicitudes de Paris avant de trahir un maître désormais moins partageux.

Nicolas Sarkozy a doublé la mise. Au risque de finir de s’aliéner ses partenaires européens qui déjà redoutaient le dévoiement de la force européenne (Eufor), il a engagé dans les combats des officiers d’état-major, le 1er février, et des éléments du commandement des opérations spéciales (COS), le 2. Il a ensuite livré des armes le 4 février via la Libye, dont le dirigeant avait été reçu en décembre 2007 à Paris avec les égards que l’on sait. Le 6 février, le ministre de la défense, Hervé Morin, s’est rendu à N’Djamena pour réitérer le « soutien sans faille » de la France au président Déby, et, pour que chacun comprenne le message, il s’est fait photographier l’oeil dans le viseur d’une arme automatique.

A quelques mois de la présidence française de l’UE, le coût diplomatique de ce choix sera élevé. Politiquement, et sans doute militairement, il sera payé en pure perte puisque le régime tchadien est exsangue et n’est plus qu’un miraculé du COS. Tôt ou tard, il sera remplacé par l’un de ses clones, avec ou sans l’aide du Soudan. Les livraisons d’armes nourriront la reprise de la guerre dans l’est du Tchad et au Darfour, voire en Centrafrique. Jusque-là, cette politique absurde reste dans la continuité des années 1990-2000. L’habillage onusien ex-poste de l’intervention française ne constitue pas non plus une rupture, quoi qu’en dise l’Elysée. Jacques Chirac et Dominique de Villepin étaient déjà parvenus à vêtir de la sorte l’opération « Licorne » en Côte d’Ivoire, quelques semaines après son déclenchement.

Non, la vraie rupture est ailleurs : dans la pornographie de la mise en scène, inédite dans une « Françafrique » qui pourtant n’a jamais été bégueule en la matière. Pour tenir sa promesse vantarde d’arracher aux griffes de la justice nègre L’Arche de Zoé, Nicolas Sarkozy a, dans les faits, troqué la grâce de six criminels humanitaires français contre l’arrestation musclée des quatre principaux leaders de l’opposition légale tchadienne, signataires de l’« accord politique global visant à renforcer le processus démocratique », paraphé le 14 août sous les auspices de l’Union européenne.

Certes, Hervé Morin a dit vouloir se préoccuper de ceux-ci dès que la situation le permettrait. Mais deux, quatre, huit jours à 220 volts, sous le fouet ou en balançoire, c’est long, monsieur le ministre. Si tant est que ces hommes soient toujours vivants. Et sans parler de leurs militants, raflés dans les quartiers de N’Djamena, emprisonnés, torturés, voire exécutés, dans les heures et les jours qui ont suivi le miracle du COS. Paris n’a pas su, ou pas voulu, monnayer son intervention contre le respect du pluralisme et des droits de l’homme. Le ton martial du président Déby indique que la chasse aux démocrates (et non seulement aux rebelles) est ouverte. Son cynisme laisse présager le pire : « Je ne m’occupe pas du tout de ces détails que nous verrons plus tard », a-t-il déclaré à propos des quatre disparus.

Tout comme Juvénal Habyarimana après l’offensive du Front patriotique rwandais en octobre 1990, il a utilisé et continuera d’instrumentaliser l’attaque militaire dont il a été l’objet pour se retourner contre l’opposition légale avec la caution de la France et pour mettre hors d’état de nuire les mouvements qui auraient pu contribuer à une sortie politique du conflit armé. Sur le terrain, les troupes françaises collaboreront avec des homologues tchadiens coupables d’assassinats politiques, comme au Rwanda quinze ans auparavant, même si les deux situations ne sont en rien comparables. A l’Europe, il est signifié ce que valent ses auspices, et celle-ci, au demeurant, se couche.

Le plus sordide reste à venir sur nos écrans de télévision. La grande joie de la nation saluant la libération de ses humanitaires égarés, mais trop injustement punis par la justice nègre, occultera définitivement le sauvetage militaire d’un pouvoir prédateur et meurtrier au prix de l’annihilation de son opposition légale. Le discours de Nicolas Sarkozy sur l’Afrique, depuis son élection, nous a préparés à cette arithmétique : six coupables blancs valent quatre innocents noirs, et le sort de centaines de victimes anonymes envoyées ad patres par des munitions françaises est un non-événement puisque les médias l’ont tu et que ces morts n’appartiennent pas à l’histoire. Obscène.

Néanmoins, cette obscénité n’est pas qu’une faute de goût de la part d’un président qui décidément n’en a guère. Annoncée par le discours de Dakar et par le mépris affiché à l’endroit de la justice tchadienne, elle entachera définitivement son action au sud du Sahara pour le restant de sa carrière politique. Elle souille la compétence et le dévouement des serviteurs de l’Etat qui vaille que vaille oeuvrent aux relations franco-africaines dans un contexte difficile. Elle compromet le travail et la sécurité des entreprises et des ONG de notre pays, qui sont actives sur le continent. Elle plonge dans la honte et la colère les Français et les Africains qui se font une autre idée de la République et hésitent désormais à se regarder dans les yeux.

Jean-François Bayart, directeur de recherche au CNRS.

Tchad : silence à Paris

Editorial du Monde daté du 13 février 20008

Depuis dix jours, trois opposants politiques tchadiens sont détenus au secret par le pouvoir du président Idriss Déby, auquel la France a apporté un important soutien diplomatique, ainsi qu’une aide militaire logistique, lors de l’attaque de la rébellion contre la capitale, N’Djamena, les 1er et 2 février. La France observe, à propos de ces arrestations, un silence gêné ou, pour le moins, une retenue surprenante. Aucune demande de libération de ces personnes détenues dans des conditions extrajudiciaires, et dont les proches sont sans nouvelles, n’a été adressée publiquement au régime tchadien par les autorités françaises.

C’est de Bruxelles, et non de Paris, qu’est venue, lundi 11 février, la première déclaration forte mettant en garde le régime tchadien contre ce qui ressemble à une nouvelle dérive autoritaire. Louis Michel, le commissaire européen au développement, a appelé à la « libération immédiate » des opposants tchadiens et il a exprimé une « une inquiétude croissante » quant à l’évolution politique au Tchad. Les arrestations, a-t-il dit, « mettent en péril » le processus de dialogue politique lancé en août 2007 par l’accord conclu entre le gouvernement tchadien et l’opposition, sous l’égide de l’Union européenne. L’un des trois opposants détenus, l’ancien président tchadien Lol Mahamat Choua, était l’une des figures de proue de cet accord.

Paris a préféré s’en tenir à un langage a minima, visiblement soucieux de préserver sa relation avec M. Déby en lui épargnant le moindre reproche public, alors que les normes élémentaires du droit international ont été bafouées. Le Quai d’Orsay s’est contenté de rappeler l' »attachement (de la France) aux droits de l’homme » et de demander que les prisonniers puissent faire l’objet de visites du Comité international de la Croix-Rouge. Rama Yade, secrétaire d’Etat aux droits de l’homme, n’a pas prononcé une seule phrase publique, depuis le début de cette crise, pour exprimer une préoccupation quant au sort des détenus au Tchad.

Un régime africain « ami » de la France enferme des opposants au prétexte d’affrontements armés, et Paris se tient coi : on pouvait imaginer meilleure rupture avec les méthodes de la « Françafrique ». Les responsables français s’en défendent en expliquant qu’ils ont agi par des canaux discrets. Mais la parole publique compte. C’est elle qui véhicule le message de la France, qui est censée, depuis mai 2007, mettre en exergue la dénonciation des « oppresseurs » dans le monde.

Un silence d’autant plus confondant que Paris est à l’origine de la création de la force européenne Eufor, qui doit, en principe, se déployer dans l’est du Tchad et aider, ainsi que le dit la résolution 1778 du Conseil de sécurité de l’ONU, « à la surveillance ainsi qu’à la défense des droits de l’homme ».

Paris embarrassé par les arrestations d’opposants tchadiens au régime d’Idriss Déby

par Natalie Nougayrède et Jean-Pierre Tuquoi, Le Monde du 13 février 20008

Lorsque, le 5 février, le ministre français des affaires étrangères, Bernard Kouchner, a demandé à Idriss Déby, de faire en sorte qu’il n’arrive pas malheur aux membres de l’opposition politique tchadienne arrêtés pendant l’attaque de la rébellion armée contre la capitale N’Djamena, le président tchadien a répondu : « Ne m’emmerdez pas, je fais la guerre ! » Le sort des trois dirigeants de l’opposition politique tchadienne arrêtés début février dans des conditions non éclaircies, au moment où les combats faisaient rage dans N’Djamena, restait, mardi matin 12 février, des plus incertains.

Ces trois personnes détenues par le pouvoir tchadien sont Lol Mahamat Choua, ancien président de la République et figure de proue d’un accord de dialogue politique conclu en août 2007 entre l’opposition et le pouvoir tchadien sous l’égide de l’Union européenne ; Ibni Oumar Mahamat Saleh, porte-parole de la principale coalition de partis d’opposition tchadiens, la Coordination pour la défense de la Constitution (CPDC) ; et Ngarlejy Yorongar, un des opposants les plus anciens au régime d’Idriss Déby.

Leur détention, qui se déroule dans des conditions extra-judiciaires, n’a fait l’objet d’aucune condamnation publique de la part de la France. Les prises de position des responsables du Quai d’Orsay ont consisté, dans un premier temps, à expliquer qu’ils ne disposaient pas d’informations au sujet d’éventuelles arrestations. Puis, à partir du vendredi 8 février, ils ont mis en avant les démarches françaises pour que les prisonniers puissent faire l’objet de visites du Comité international de la Croix-Rouge (CICR). Mardi matin, les autorités tchadiennes n’avaient toujours pas confirmé publiquement ces détentions.

Le choix français de s’en tenir à un langage très feutré, visant à ménager la relation avec le pouvoir tchadien, tranche avec les déclarations faites, lundi à Bruxelles, par le commissaire européen au développement, Louis Michel. Celui-ci a exigé « la libération immédiate » des militants politiques arrêtés. Bruxelles, a-t-il ajouté, « suit avec une inquiétude croissante les conséquences négatives » des combats au Tchad « sur le plan de la réconciliation intérieure, à la suite de l’arrestation de représentants charismatiques de l’opposition politique républicaine ».

DÉSARROI DES FAMILLES – Paris a fait le choix d’intervenir discrètement, sans mettre en cause de façon publique le pouvoir tchadien. Dans le secret, les autorités françaises ont « mis en sécurité, dès le début de la crise » deux responsables d’organisations de défense des droits de l’homme tchadiennes, font remarquer les diplomates. Les officiels français se défendent en privé d’avoir été inactifs, même s’ils reconnaissent que leurs démarches n’ont eu, à ce jour, qu’un effet limité. Le CICR a pu avoir accès à la prison centrale de N’Djamena, mais les trois opposants ne s’y trouvaient pas. Paris a demandé que d’autres centres de détention puissent être visités. « Nous avons bon espoir que cela sera le cas aujourd’hui », commentait-on au Quai d’Orsay mardi matin.

Les familles des opposants expriment de leur côté un grand désarroi. « Je n’ai aucune nouvelle de mon père. Personne de ma famille ne sait ce qu’il est devenu ni pourquoi il a été arrêté », a déclaré, lundi, au Monde, Khassim Lol, l’un des fils de Lol Mahamat Choua. « Nous sommes très inquiets, en particulier s’agissant de Ngarlejy Yorongar, qui aurait été torturé », déclarait-on au siège de la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH), à Paris. Et d’ajouter : « Ce sont des arrestations arbitraires. Le président Déby peut prendre prétexte de la situation militaire pour éliminer l’opposition politique et les responsables de la société civile. »

De son côté, le CICR se dit particulièrement inquiet du sort de nombreux blessés lors des combats au Tchad qui ont été placés dans des lieux de détention éparpillés. « Nous visitons les lieux de détention, mais il y en a de nombreux à N’Djamena et nous ne sommes pas sûrs de tous les avoir vus », indiquait-on, lundi, au siège du CICR, à Genève.

Natalie Nougayrède et Jean-Pierre Tuquoi

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