Le lycée était situé au milieu du vieux quartier juif de Constantine, et de ma place du dortoir, je pouvais lire ce qui était porté en français sur le fronton de la vieille synagogue : « Car ma maison s’appellera la maison de tous les peuples. » L’idée que tous les hommes de la terre puissent être réunis en un seul endroit, juste à côté de mon lycée, me faisait rêver.
Mais plus nous avancions vers la fin de notre adolescence, plus nous prenions conscience qu’il y avait « eux » et qu’il y avait « nous ». Et plus les contacts se faisaient difficiles. Lorsque nous eûmes pris pleinement conscience les uns et les autres que nous appartenions à deux mondes non pas seulement différents, mais inégaux, nos rapports changèrent de nature. Nous fréquentions les mêmes classes du lycée, nous vivions à côté les uns des autres, nous étions parfois camarades, rarement plus. Les timides rapprochements intercommunautaires étaient vécus comme des désertions, et condamnés comme telles par la vigilante censure des deux mondes.
Il y avait bien de très solides amitiés qui ont résisté à l’usure du temps et à la violence de la tempête, mais elles étaient l’exception. Elles n’ont pu exister et durer que parce que et l’un et l’autre, chacun de son côté, a su imposer cette amitié à son propre clan, non sans difficulté ou sans drame, souvent au prix de la rupture avec ceux des siens qui refusaient cette amitié. Il y eut bien, également, quelques Roméo et Juliette qui bravèrent non seulement des familles et des clans, mais les sociétés elles-mêmes. Ils ont été rejetés avec une extrême violence, j’en connais des deux bords ; leurs amours n’ont pu s’épanouir que loin de la colonie.
La grande majorité des enfants du monde européen, dit des « pieds-noirs », que nous côtoyions n’étaient pourtant pas tous des fils de colons. Leur père était commerçant, fonctionnaire, de profession libérale, employé, mais aussi ouvrier ou artisan. Pour nombre d’entre eux, leurs familles avaient des revenus modestes, ils se revendiquaient cependant de « leur monde », celui qui n’était pas le nôtre.
Il y eut cependant de très solides amitiés, qui ont résisté à l’usure du temps et à la violence de la tempête ; elles ont été l’exception. Elles n’ont pu exister et durer que parce que et l’un et l’autre, chacun de son côté, a su imposer cette amitié à son propre clan, non sans difficulté ou sans drame, souvent au prix de la rupture avec ceux des siens qui refusaient cette amitié. Il y eut bien, également, quelques Roméo et Juliette qui bravèrent non seulement des familles et des clans, mais les Sociétés elles-mêmes. Ils ont été rejetés avec une extrême violence, j’en connais des deux bords ; leurs amours n’ont pu s’épanouir que loin de la colonie.
La grande majorité des enfants du monde européen, dit des « pieds noirs », que nous côtoyions n’était pas tous des fils de colons. Leur père était commerçant, fonctionnaire, de profession libérale, employé, mais aussi ouvrier ou artisan. Pour nombre d’entre eux, leurs familles avaient des revenus modestes, ils se revendiquaient cependant de « leur monde », celui qui n’était pas le nôtre.
De même, presque le quart de mes camarades de classe étaient juifs, et les parents de la plupart d’entre eux étaient d’humble condition : ouvriers, artisans, petits commerçants. Je me souviens des merveilleux habits traditionnels que portaient leurs mères et surtout leur grand-mères qui restaient à discuter des heures durant dans ces petites ruelles de la vieille ville qui donnaient sur la rue de France, à deux pas du lycée. Ils avaient en commun avec nous des noms de famille à consonance arabe, semblables aux nôtres, et, comme nous, de nombreux frères et sœurs. À quelques exceptions près, ils ne parlaient qu’en arabe avec leurs parents et je me rappelle de leur accent citadin constantinois qui faisait siffler le « t », pour le prononcer « ts ». Enfants, ils avaient les mêmes réflexes grégaires que nous-mêmes ou que les Européens, c’est-à-dire qu’ils avaient leurs jeux et leurs activités propres entre eux. Néanmoins, ils se revendiquaient du même monde que celui des Européens, et ils portaient, pour la plupart, les mêmes prénoms qu’eux.
Les Européens de la colonie avaient aussi des cousins lointains qui s’appelaient les Français de France et qui n’avaient rien à voir avec leurs congénères d’Algérie. Ces derniers voyaient en leurs cousins du Nord des gens naïfs, un peu patauds ; ils les appelaient d’ailleurs les patos. Au lycée, j’ai connu peu de camarades « français de France », seulement quelques-uns venus en milieu d’année scolaire parce que leur père était muté à Constantine, chef-lieu d’un département alors français. Eux seuls voyaient notre monde avec des yeux tout neufs, sans préjugés : ils montraient une chaleur et un intérêt à communiquer avec nous très souvent absents de nos relations avec nos Européens d’Algérie.
La langue arabe dialectale, celle avec laquelle nous communiquions entre nous, avait bien défini le monde tel que nous le percevions et que nous l’exprimions. En dehors du quartier franciss et du quartier a’rab, le premier plus propre, plus beau, plus calme, mieux équipé, mieux desservi, etc., il y avait dar1 franciss, avec ses tuiles et son carrelage, et dar a’rab, avec son toit en chaume et son sol en terre battue ; il y avait bien sûr les routes ou les chemins franciss, droits, pavés ou bitumés, ou bien a’rab, rocailleux, sinueux et boueux ; il y avait toujours une école « européenne » mais beaucoup moins souvent une école « indigène2 » – telles étaient leurs dénominations officielles –, dans un rapport inverse à celui des populations. Il y avait même les cafés européens, kahoua franciss, avec tables et chaises, et les kahoua a’rab, avec les nattes à même le sol et les tables basses ; d’ailleurs, même en français, on disait « café maure », comme quoi on était bien d’accord.
Évidemment, il y avait, dans les villes importantes, le marché européen communal, marché couvert, marchi franciss, qui se tient tous les matins avec des étals propres et l’eau courante pour laver le sol cimenté à grande eau, mais il y avait aussi, partout, même dans les villages les plus reculés, le marché hebdomadaire campagnard, « souk arabe » ou souk tout court : marché non couvert, poussière, boue, purin et crottes de bétail. On n’avait pas les mêmes goûts, ni les mêmes besoins, alors l’on n’y vendait pas les mêmes produits : zit a’rab désignait l’huile d’olive brute, non raffinée, zit franciss était réservée à l’huile d’arachide raffinée. Jusqu’au pain qui pouvait être khobz a’rab, ou bien khobz franciss, c’est-à-dire « la bonne petite baguette de chez nous » ! Le plus souvent ces dénominations n’étaient pas péjoratives dans l’esprit de ceux qui les utilisaient, elles marquaient seulement une différence. Mais qui a dit que le langage est neutre ?
Leurs clubs sportifs s’appelaient la Jeunesse sportive de …, l’Association sportive de … ; dans les nôtres, il y avait souvent un « M » quelque part afin que nul n’ignore qu’il s’agissait bien du club musulman, traduisez : non européen. Il vous arrivait de rencontrer un Mouloudia qui signifie Renaissance (un programme politique à lui tout seul), quand ce n’était pas : le Croissant Club de…, petit clin d’œil à l’étendard du Prophète. Bien sûr, il y avait les Scouts tout court, et les Scouts musulmans. Il y avait là un besoin pour chaque communauté de marquer son identité, même si à côté de cela il y avait quelques « indigènes » qui étaient bien acceptés, pour leur talent, dans les clubs européens. Je ne me rappelle pas avoir entendu parler d’Européens qui jouaient « dans les clubs des Arabes ».
À Sétif, il y avait notre seul cinéma, Star, où passaient des films égyptiens ou indiens, et leurs trois cinémas : Variétés, Colisée, ABC, où passaient Fernandel, Brigitte Bardot et les films américains. Ils flirtaient, ils roucoulaient au fond du cinéma, nous nous enfoncions dans nos fantasmes et nos plaisirs solitaires, et, de rage nous nous vengions en lacérant la mousse et les velours des sièges.
Ils avaient leurs habitudes : leurs messes, leurs mariages, leurs communions, leurs fêtes : et nous les nôtres, avec nos prières, nos mariages, nos circoncisions. Ils avaient leur église et ses cloches, nous avions notre mosquée et son muezzin.
Dans notre monde, nous n’attachions pas la même importance aux choses, ni n’avions les mêmes valeurs qu’eux. Nous nous arc-boutions de toutes nos forces à la religion, à la tradition et à ce qui nous restait de notre culture tribale : à la famille, à la déification du père, à l’adoration de la mère, à la solidarité des oncles et des cousins ; c’est parmi le clan que nous nous sentions le mieux.
Notre monde était le monde des dominés ; nous vivions dans notre citadelle, dont personne ne devait sortir de peur qu’il ne déserte ou ne se rende à l’ennemi, c’est-à-dire n’en adopte les valeurs et les coutumes. Nous étions musulmans et, entre nous, nous vivions dans une Oumma régie par les lois de l’Islam, décrétées intangibles jusqu’à la fin des temps. Sous surveillance collective, chaque individu, de sa naissance à sa mort, devait s’y soumettre, sous peine de perdre toute considération de la part des siens.
Entre eux, ils n’étaient pas chrétiens, mais citoyens français vivant dans des départements français. Leur monde était un espace plus ouvert que le nôtre. Ils vivaient dans une société maîtresse de ses lois et de leur application, à laquelle nous ne participions pas. Ils mettaient la réussite individuelle et la promotion de l’homme européen au premier plan de leurs préoccupations et, pour y parvenir, ils disposaient des plus grandes libertés, de penser, de croire, d’entreprendre, ils étaient seulement limités par le respect de leurs lois et des institutions qu’eux-mêmes s’étaient données.
Je rêvais de leur monde de liberté que je trouvais attirant et magnifique, mais nous en étions exclus. Je savais aussi que lorsqu’ils parlaient de liberté, d’égalité et de promotion de l’homme, ils parlaient de l’homme européen ; ils ne pensaient jamais que nous pouvions être leurs concitoyens ou même faire partie de leur monde.
Depuis les créneaux de notre citadelle, nous les appelions les Roumis, en souvenir de leurs ancêtres byzantins, romains de l’empire d’Orient, ou bien Nçara, les Nazaréens de Nazareth ; les juifs étaient les « Yéhoud », c.-à-d. les Judéens. Dans leur monde, ils s’appelaient eux-mêmes « pieds noirs ».
Nous savions quant à nous, que nous n’étions ni européens ni français, nous nous définissions comme : arabes, kabyles, chaouias, et effectivement tous musulmans – la définition comme algériens nous était en ce temps-là interdite. Ils nous désignaient dans leur jargon administratif et juridique comme : indigènes, arabes, ou musulmans. Mais, entre eux, ils nous réservaient une multitude de qualificatifs, aussi dévalorisants les uns que les autres, et dont eux-mêmes donnaient la succulente explication en s’esclaffant parfois devant nous : bicots (les petits boucs qui sentent mauvais), ratons (point besoin d’un dessin), melons (parce que pour les déguster il faut toujours commencer par couper la tête), têtes attachées (enturbannées), troncs de figuier (il paraîtrait que nous étions tordus comme le sont souvent les troncs de ces arbres), bouteilles cachetées ou bien alors fromages rouges (la chéchia sur la tête).
Entendre cela de l’autre m’était insupportable et me mettait dans une rage à peine contenue. Enfant, ça se réglait à coups de poings. Adulte, toute cette oppression me laissait suffoqué, je les haïssais. À la limite, je voulais bien en rire, mais le problème était qu’eux y croyaient sérieusement. Je pense qu’ils avaient besoin de cette attitude de supériorité envers nous pour justifier leur domination et leurs privilèges.
Nous voyions bien que chacun de nous, pris individuellement, valait n’importe lequel de l’autre monde, dans les salles de classe, sur les terrains de sport, dans la vie, mais nous avions beau faire les plus grands efforts, obtenir les résultats les plus méritoires, nous n’étions à l’abri ni de l’injustice ni de la discrimination qui nous frappait collectivement.
Dans ce système des deux mondes, l’un dominateur et l’autre dominé, ce qui nous différenciait fondamentalement, c’était l’idée que chacun des membres des deux mondes se faisait de son état. L’un appartenait bien, et il en était convaincu, au monde des dominants, avec toute l’empreinte de l’éducation qu’il recevait de sa société, de sa famille, de son école. Il se ressentait différent, et détenteur d’un certain statut de supériorité sur l’un quelconque des membres de l’autre société, celle des « arabes », des « indigènes ». L’autre se ressentait citoyen de seconde zone, différent, avec toute l’empreinte de l’éducation reçue de sa société, de sa famille, de l’école coranique et de l’école française, et, en tout cas, dominé et non égal à l’Européen, aux Roumis, aux Franciss, aux N’çara.
Tout le monde vous dira qu’être différent est une bonne chose, mais être « non égal », c’est-à-dire inférieur à celui que vous voyez tous les jours et qui passe sans vous voir, c’est simplement inacceptable. Et plus inacceptable encore était le martèlement incessant, du matin au soir, de la naissance à la mort, martèlement lancinant – par la loi, par la presse, par les nôtres –, de notre infériorité : on finissait alors par l’envisager, puis par l’accepter, même si elle était toujours douloureuse.
Leurs journaux, car nous n’en avions pas, ne parlaient que d’eux, de leurs mariages, de leurs décès, de leurs affaires, et ils ne parlaient de « nous » que pour relater les délits des nôtres et leurs démêlés avec la « justice ». Il fallait bien donc bien se rendre à l’évidence : si nous avions été importants ou intéressants, ils auraient parlé de nous !… Et nous finissions par nous demander si ce n’était pas là, au fond, l’ordre normal des choses et si les Arabes n’étaient pas effectivement inférieurs. Si par hasard nous entendions parler de l’un d’entre nous qui était arrivé à une quelconque notoriété, et surtout s’il évoluait avec succès parmi les Européens, nous étions aussitôt admiratifs.
Terrible était le fait que nous vivions en permanence à côté de l’autre monde, d’eux, de leur société, et que nous nous comparions à eux en permanence. Nous leur attribuions les plus grandes qualités, nous nous affublions des pires défauts, puisqu’ils étaient les dominants et que nous étions les dominés, c’est qu’il y a forcément une raison. Leur domination s’incrustait en nous et nous démolissait. Elle nous rongeait insidieusement.
Pour résister et exister, nous faisions rempart de tout et nous nous valorisions avec tous les combustibles que nous trouvions : notre langue, notre passé, notre religion, notre race, nos ancêtres… Nous mythifiions, brodions, ajustions tout cela à notre désespoir pour nous donner la force de supporter, les raisons d’espérer. Mais tout nous ramenait au monde qui nous entourait, ce monde sur lequel nous n’avions aucune prise.
Sans que cela nous offusquât outre mesure, nous exprimions nous-mêmes, en arabe et en français, ce rejet de nous-mêmes : « travail arabe », « méfie-toi des Arabes ! », ou bien même « sale Arabe ». Comment en étions-nous venus à dire de nous-mêmes des choses aussi terribles ? à reprendre à notre compte ce que nous avions entendu d’eux ? Était-ce parce que ça nous faisait tellement mal que nous en plaisantions pour en atténuer la brûlure ?
Dans cette ambiance de guerre, de couvre-feu, de rafles, de relations tendues avec nos camarades européens, nous continuions à nous diriger cahin-caha vers le bac. Nos professeurs nous disaient parfois leur peur d’aller en ville, et nous nous sentions quelque peu privilégiés et coupables de l’être dans ce cocon qu’était l’internat du lycée, alors qu’à l’extérieur la population vivait au rythme des rafles et du couvre-feu. À l’intérieur des salles de classe, c’était toujours la même compétition entre élèves, et la proportion de balaises et de cancres en maths et en version latine était également répartie dans les deux mondes.
Le collège de jeunes filles de Sétif n’avait pas de série classique dans les grandes classes et les demoiselles qui voulaient continuer à apprendre le latin devaient venir au lycée de garçons. Je me suis donc retrouvé dans une de ces classes mixtes où j’avais des condisciples européennes. Nous ne nous fréquentions pas, nous avions en commun seulement le fait d’assister aux mêmes cours et d’avoir les mêmes professeurs. Nous échangions brièvement un crayon, une gomme, un commentaire sur la version latine, parfois un sourire. Lorsque nous entrions en classe, elles se mettaient devant, aux premières tables, j’avais tout loisir de les regarder : elles étaient belles. Elles s’en apercevaient parfois, alors elles souriaient, ça n’allait pas plus loin, surtout pas. Les deux mondes veillaient à ce que chacun demeurât dans le sien.
Avec nos camarades européens, nous n’abordions pas ce que tout le monde appelait pudiquement alors « les événements », c’était là un sujet tabou. Nous faisions attention à ne pas nous laisser entraîner dans des commentaires sur les circonstances et effets de la guerre qui, en dehors de l’enceinte du lycée, faisait rage. Mais depuis longtemps déjà, ils sautaient de joie à l’annonce des actions victorieuses de l’armée française, celles qui nous peinaient, tandis que nous cachions à peine la nôtre en apprenant les actions victorieuses de la guérilla, celles qui les attristaient.
Peu à peu, nous n’avons plus eu rien à nous dire ; les dés étaient jetés. Et il me semblait bien qu’avec eux les rêves, s’il en restait encore, pour revivre dans un même monde de « liberté, d’égalité et de fraternité », s’étaient définitivement envolés.