Plusieurs dizaines de personnalités et de citoyens des deux rives ont choisi l’opportunité de la visite d’Etat de Nicolas Sarkozy pour lancer un appel dans cette direction. Les signataires plaident pour soustraire la relation bilatérale au poids du passé et l’inscrire dans une perspective d’avenir. Mais, à leurs yeux, cette quête suppose au préalable de solder le contentieux historique. «Le passé colonial ne cesse de resurgir, faisant obstacle à des relations apaisées entre la France et les pays qu’elle a autrefois colonisés», observent les signataires dans l’appel publié, hier, par le quotidien Le Monde. Parce qu’elle a été la plus sanglante et la plus dramatique, la page algérienne constitue la séquence la plus problématique du passé colonial de la France.
Couronnement d’une initiative d’historiens français et algériens, l’appel a mûri au bout d’une quinzaine de jours. Au rang des initiateurs, les Algériens Mohamed Harbi, Lemnouar Merouche, Omar Carlier, Malika Rahal, Hassan Remaoun, Ouarda Siari-Tengour, Karima Dirèche-Slimani et Sadek Benkada et Tewfik Allal. Côté français, l’idée de l’appel a été portée par les historiens Raphaëlle Branche, Jacques Frémeaux, Jean-Charles Jauffret, Gilles Manceron, Gilbert Meynier, Eric Savarese, Pierre Sorlin, Benjamin Stora, Sylvie Thénault et l’éditeur François Gèze. Sitôt finalisé, le texte s’est assuré plus d’une centaine de signatures. Dont celles […] de plusieurs ex-ministres de gauche, de Hocine Aït Ahmed, de Abdelhamid Mehri, etc. Le texte intégral de l’appel et la liste des signataires est consultable sur le site de la section de Toulon de la Ligue des droits de l’homme.
Pour solder définitivement la page du passé, les signataires appellent l’Etat français à reconnaître officiellement la réalité des faits qui ont ensanglanté le passé entre les deux peuples. « Nous demandons aux plus hautes autorités de la République française de reconnaître publiquement l’implication première et essentielle de la France dans les traumatismes engendrés par la colonisation en Algérie».
Les signataires du texte plaident pour une «décision politique», laquelle «ne peut relever du terme religieux de repentance». Une demande érigée par les officiels algériens au rang de préalable tout au long des mois qui ont suivi l’adoption par le parlement français de la loi du 23 février 2005 sur le «rôle positif» de la colonisation. Les auteurs de l’appel estiment que des «excuses officielles» – autre demande d’Alger – «seraient dérisoires». Aussi, une reconnaissance «nécessaire» des faits leur paraît-elle pertinemment comme une démarche de nature à «faire advenir une ère d’échanges et de dialogue entre les deux rives, et, au-delà, entre la France et les nations indépendantes issues de son ancien empire colonial». Première du genre, l’initiative couronne une coopération historienne franco-algérienne appelée à s’installer dans la durée, précise-t-on dans l’entourage des initiateurs. La démarche a été motivée par le souci «citoyen» de soustraire l’avenir de la relation bilatérale aux manipulations mémorielles et au négoce de la page du passé.
Cette page est «soumise à la concurrence des victimes, avec leurs souffrances et leurs mémoires, alors que l’ensemble des citoyennes et citoyens des deux rives de la Méditerranée aspirent à passer à autre chose», soulignent les signataires à la veille du sommet Sarkozy-Bouteflika.
Alternant rappels historiques et commentaires, le texte est émaillé de flèches à l’endroit des gouvernants des deux rives, accusés de peser, par leurs pratiques, sur le cheminement serein de la relation bilatérale. Première flèche contre la France officielle et son discours convenu sur la séquence 1830-1962. «L’histoire apprend, au premier chef, que le système colonial, en contradiction avec les principes affichés par la République française, a entraîné des massacres de centaines de milliers d’Algériens ; et qu’il les a dépossédés, “clochardisés” – pour reprendre le terme de l’ethnologue Germaine Tillion – à une grande échelle, exclus de la citoyenneté, soumis au code de l’indigénat, et sous-éduqués, au déni des lois en vigueur». L’histoire «nous apprend aussi qu’il y eut de multiples souffrances de Français, parfois déportés en Algérie pour raisons politiques, ou embrigadés dans les guerres coloniales, ou encore pris dans un système dont ils sont devenus, à son effondrement, les victimes expiatoires – comme l’ont été les harkis, enrôlés dans un guêpier qu’ils ne maîtrisaient pas -, sans compter ceux qui ont soutenu l’indépendance algérienne et qui en ont payé le prix».
Dans des propos à rebours de l’énoncé de la loi du 23 février 2005, les signataires ajoutent : «quelles qu’aient été les responsabilités de la société, c’est bien la puissance publique française qui, de 1830 à 1962, sous la Vème République, a conduit les politiques coloniales à l’origine de ces drames. Sans omettre la complexité des phénomènes historiques considérés, c’est bien la France qui a envahi l’Algérie en 1830, puis l’a occupée et dominée, et non l’inverse : c’est bien le principe des conquêtes et des dominations coloniales qui est en cause». Cette succession de mots résonnent comme une réplique à un révisionnisme historique en vogue chez nombre d’historiens français. Les signataires se livrent à une flèche tout aussi acérée contre les porteurs de mémoires français et algériens, les nostalgiques de l’“Algérie française” qui, de part et d’autre de la Méditerranée, n’en finissent pas de rejouer la confrontation 1954-62. «En même temps, écrivent-ils, nous sommes attentifs aux pièges des nationalismes et autres communautarismes qui instrumentalisent ce passé». L’appel n’épargne pas les gouvernants qui, depuis 1962, se sont succédé à Alger. Il leur reproche d’entretenir à l’endroit du passé un rapport mû par une logique de pouvoir. Les signataires se disent, ainsi, attentifs «aux pièges d’une histoire officielle qui utilise les mémoires meurtries à des fins de pouvoir, figeant pour l’éternité la France en puissance coloniale et l’Algérie en pays colonisé». Et c’est précisément pour déjouer ces pièges «comme pour déjouer les multiples formes de retour du refoulé» que les signataires affirment rechercher deux objectifs : que «la souffrance de toutes les victimes soit reconnue, et qu’on se tourne enfin vers l’avenir». Or, «cela peut être accompli non par des entreprises mémorielles unilatérales privilégiant une catégorie de victimes, mais par un travail historique rigoureux, conçu notamment en partenariat franco-algérien».