- Le gouvernement affirme que quelque 6000 familles de disparus ont demandé à être indemnisées dans le cadre de la «Charte pour la paix et la réconciliation nationale». Vous êtes membre du bureau de la Ligue algérienne de Défense des Droits de l’Homme, comment réagissez-vous à cette affirmation?
Mohamed Smaïn : Le chiffre avancé par la Commission de suivi de l’application de la Charte sur le nombre des disparus est loin d’être exact. Il est même mensonger. Le gouvernement ne cesse pas d’avancer des estimations contradictoires sur le nombre des disparitions forcées en Algérie.
- Quel est le nombre réel de disparus et comment êtes-vous parvenus à l’établir?
Des milliers de familles ont déclaré l’enlèvement de leurs parents par les services de sécurité dans les années 90, mais des milliers d’autres ne l’ont probablement pas fait par peur des représailles. En réalité, seuls les services qui étaient dirigés par le général Smaïn Lamari (il chapeautait l’ensemble des forces de sécurité, y compris les milices paramilitaires), peuvent nous donner le nombre précis des disparus depuis le début de la crise, en 1992, et nous éclairer sur le sort de chacun d’eux. En dehors de ces services, personne ne peut le faire.
- Est-il vrai que des milliers de familles de disparus ont demandé à être indemnisées dans le cadre de la «Charte pour la paix et la réconciliation nationale»?
Selon nos informations, seuls 6 à 7% des familles de disparus seront indemnisées. Et sous condition ! Elles ont été contraintes de signer des procès-verbaux établis par la police qui travestissent la vérité sur la disparition de leurs parents enlevés par les services de sécurité ou les milices paramilitaires. Evidemment, la police ne peut pas agir de cette façon de son propre chef. Elle applique les instructions, celles du gouvernement, du président de la République et d’autres hauts responsables, directement impliqués dans la tragédie des disparitions.
Il faut savoir que la procédure à suivre en vue d’obtenir une indemnisation commence par une audition de la famille du disparu par la police. Et c’est là que commence la falsification. Nous avons la preuve que plusieurs familles ont été contraintes de signer de fausses déclarations, selon lesquelles leurs parents n’ont pas été enlevés par les forces de sécurité mais sont des « victimes du terrorisme ». Par ailleurs, le gouvernement prétend toujours que beaucoup de gens considérés comme « disparus » ont en vérité rejoint les groupes armés ou ont été abattus par les forces de l’ordre dans le cadre de la « lutte anti-terroriste ». Si au commissariat, la famille du disparu accepte la version de la police, le PV indiquera que l’intéressé a été assassiné par les groupes armés ou a été tué par les forces de sécurité dans un accrochage, etc. Du coup, il n’est plus une personne qui a été kidnappée chez elle par les forces de sécurité ! Il devient soit un terroriste soit une victime du terrorisme ! Avec de tels PV signés sous la pression, la famille se présente devant le juge en vue d’obtenir un jugement de décès ou un jugement de disparition, pièces nécessaires pour le dépôt d’une demande d’indemnisation.
- Et au niveau de la justice, comment cela se passe selon vos informations?
La justice aussi établit des faux, malheureusement, ce qui est très grave. Pour délivrer un jugement de décès, elle n’enquête pas, par exemple, sur l’endroit où serait enterrée la personne disparue, désormais considérée officiellement comme un terroriste ou comme une victime des groupes armés. Non! La justice se base sur les PV de la police et sur les faux témoignages d’anciens membres des groupes armés qui se sont rendus dans le cadre des différentes lois d’amnistie. Ces derniers se chargent d’attester que tel ou tel disparu, pourtant enlevé par les forces de sécurité devant témoins, sa famille ou ses voisins, a été assassiné par leur organisation! Je suis aujourd’hui convaincu que, dans le cadre des accords avec des organisations comme l’AIS qui ont rendu leurs armes en 2000, il était entendu que certains membres de celles-ci assumeraient publiquement certains crimes de sang afin d’en décharger les forces de l’ordre.
Les jugements de décès sont donc délivrés dans ces conditions, sans enquête, sur la base de faux PV et de faux témoignages. Les familles de disparus qui veulent être indemnisées les enregistrent au niveau de d’état-civil. C’est à ce moment-là seulement qu’elles peuvent adresser une demande d’indemnisation à la commission de suivi de l’application de la Charte. Et elles doivent y joindre les documents déjà cités et qui sont tous des faux ! Le faux et l’usage de faux sont punis par le Code pénal. Or, là nous avons tout un Etat qui s’adonne à la falsification de documents officiels.
- Pouvez-vous nous citer un cas précis de demande d’indemnisation qui aurait été traitée de cette manière ?
Je vous en citerai un seul même si je peux vous en citer plusieurs. C’est le cas de deux disparus de Relizane qui ont été enlevés, selon les témoignages en notre possession, par une milice paramilitaire opérant dans cette ville dans les années 90. Nous connaissons les personnes qui les ont enlevés et nous les avons dénoncées en son temps. Nous savons même dans quel véhicule ces disparus ont été kidnappés. Or, que lisons-nous sur le PV de police? Qu’ils ont été assassinés par un groupe terroriste! Pour dégager sa responsabilité de ce faux, le commissaire de police y a joint une lettre adressée au wali (gouverneur, NDLR) de Relizane dans laquelle il affirme que les victimes étaient connues pour être des éléments actifs du Front Islamique du Salut (FIS, dissous, NDLR). Par cette lettre, il attire l’attention des autorités sur le fait qu’elles étaient elles-mêmes considérées comme des «éléments subversifs»! Et nous confirmons, pour notre part, que ces deux disparus avaient été des membres actifs du FIS, ce qui fait douter de la thèse de leur assassinat par un groupe armé.
- Les familles qui demandent à être indemnisées dans le cadre de la «Charte pour la réconciliation» conserveront-elles le droit de demander une enquête judiciaire sur la disparition de leur parent?
Beaucoup de familles affirment qu’elles font toutes ces démarches pour la simple raison qu’elles sont dans le besoin mais qu’elles ne renonceront pas à l’exigence de vérité sur le sort de leur parent enlevé. Mais du point de vue strictement légal, elles n’auront plus le droit de demander une enquête judiciaire sur sa disparition.
- Que pensez-vous de ces indemnisations offertes par le gouvernement ?
Les familles de disparus qui demandent à être indemnisées le font parce qu’elles vivent dans le dénuement. A la Ligue de Défense des Droits de l’Homme, nous affirmons que l’indemnisation de toutes les victimes de la tragédie nationale, les familles des disparus comme les autres, est un devoir national de solidarité. Elle ne doit pas être conditionnelle ni faire l’objet de chantages de la part de l’administration. Elle doit être considérée comme une aide à toutes ces familles qui ont vécu tant de terribles épreuves. L’indemnisation est un premier pas. La vérité sur les disparitions doit suivre.
- Vous rejetez la Charte de la paix et de la réconciliation nationale. Quelle est, pour vous, la meilleure façon de traiter la question des disparitions ?
La question des disparitions ne peut être traitée de cette manière superficielle. Elle doit être élucidée par une commission indépendante qui étudierait toutes les disparitions, l’une après l’autre, et établirait par quel service de sécurité chacun des disparus a été enlevé et dans quelles circonstances précises. La Ligue doit naturellement trouver sa place dans une telle commission, dans la mesure où elle a beaucoup travaillé sur cette question. Une fois la vérité établie, c’est aux familles de prendre leur responsabilité: pardonner ou s’adresser à la justice.
- Vous vous êtes battu pendant longtemps à Relizane pour la vérité sur le sort des disparus. Votre combat a abouti en 1998 à l’arrestation de Fergane Mohamed, le chef des groupes de « Patriotes »1 de cette ville. Où en est la situation aujourd’hui à Relizane?
Aujourd’hui, avec la «Charte pour la réconciliation nationale», l’impunité est garantie aux auteurs de dizaines d’enlèvements. Fergane Mohamed a été arrêté pendant quelques jours en 1998 puis relâché sous la pression des miliciens et de l’armée. Je crois personnellement que l’armée était divisée sur le traitement à réserver à son cas. Certains hauts dirigeants de cette institution, comme Mohamed Lamari, chef d’état-major à l’époque, étaient pour son arrestation afin de faire la vérité sur les disparitions à Relizane. Une autre partie de l’armée s’est prononcée contre et c’est elle qui l’a emporté.
Fergane Mohamed est responsable de la disparition de quelque 130 personnes, enlevées par ses miliciens. Aujourd’hui il profite de la Charte et de l’impunité qu’elle lui offre. Mais je reste optimiste. J’espère toujours que les auteurs des enlèvements seront un jour jugés, ne serait-ce que par une justice traditionnelle.
- Il existe une association des victimes des disparus à Relizane. Que devient-elle?
Cette association a été manipulée par les services de sécurité et les services administratifs de la wilaya (gouvernorat, NDLR). Elle n’est plus qu’un sigle. Les sit-in qui étaient organisés pour exiger la vérité sur le sort des disparus dans cette ville ne se tiennent plus, malheureusement. Beaucoup de familles espèrent être indemnisées mais, pour l’instant, seule une petite partie d’entre elles l’ont été.
- Peut-on dire qu’on continue aujourd’hui encore à enregistrer des disparitions en Algérie?
Je ne parlerais pas de disparitions, pour ma part. Il y a encore des enlèvements, des arrestations arbitraires et des gardes à vue prolongées au-delà des délais légaux. Ces arrestations et détentions arbitraires sont opérées exclusivement dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, ce qui ne les justifie nullement, car même dans le cadre de la législation antiterroriste, il y a une procédure à respecter et des délais de garde à vue à ne pas dépasser. Mais les victimes de ces actes finissent par reparaître, souvent deux ou trois mois après leur enlèvement. Ils sont alors mis sous mandat de dépôt et présentés à la justice.