Publié par Mediapart le 16 décembre 2024
Des logements détruits à Combani, Mayotte, le 15 décembre 2024. © Photo Handout / Sécurité Civile / AFP
[…] « C’est une véritable catastrophe, nous sommes à terre, mais qui est surpris ? », témoigne Anssiffoudine Port Saïd, un syndicaliste qui se désole de voir « tous les arbres arrachés » et qui se demande combien de personnes ont péri sous les amas de tôle. « Ce qu’on vit en ce moment, on savait que ça arriverait. Tout était écrit, sauf la date », renchérit un élu qui a vu le toit de sa maison emporté par les vents, témoignant sous couvert d’anonymat.
Il y a à peine neuf mois, le préfet avait admis devant une mission parlementaire qu’en cas d’épisode de ce type (il pensait alors surtout à un événement sismique), ce serait la « catastrophe absolue ». Et pour cause : personne, pas même l’État, n’était prêt à y faire face.
Un long abandon
Cette inconséquence illustre l’histoire particulière de Mayotte. L’île a été colonisée par la France en 1841, notamment en raison de son positionnement stratégique au large de Madagascar et au cœur du canal du Mozambique, puis elle a été arrachée au reste de l’archipel des Comores en 1975, après que les Mahorais·es ont voté contre l’indépendance, contrairement aux habitant·es des trois autres îles. Mais les dirigeants français n’ont jamais vraiment su quoi en faire.
Durant l’époque coloniale, cet archipel n’intéressait pas grand monde à Paris et avait été laissé à l’abandon. En 1974, plus de cent trente ans après l’intrusion de la France dans cette zone, on ne comptait que vingt-six écoles à Mayotte et un seul collège – deux enfants sur trois n’étaient pas scolarisés – et il n’y avait qu’un médecin pour un seul hôpital de 90 lits. En 1966, l’espérance de vie était de 44 ans…
Ce n’est qu’au début des années 1990 que Paris commence à financer le « développement » de l’île, et que la revendication des dirigeants mahorais de voir leur territoire érigé en département d’outre-mer est examinée. Débute alors le processus d’intégration aux institutions métropolitaines qui entraînera le financement de ses infrastructures et de son économie, et aboutira à la création du département de Mayotte en 2011.
Mais comme dans les autres DOM, c’est plutôt d’un « mal-développement » qu’il faudrait parler. Malgré les fonds déversés pendant des années, les départements d’outre-mer figurent aujourd’hui parmi les plus pauvres de France, et le « rattrapage » économique a échoué : l’argent est là, mais il ne profite qu’à une petite minorité, quand la majorité souffre du chômage et du surendettement.
Sous perfusion de la « métropole », l’économie dépend essentiellement des fonds alloués par Paris. Entre 2009 et 2018, sur dix emplois créés, six l’ont été dans la fonction publique d’État. En 2022, la Cour des comptes estimait que les dépenses publiques représentaient 80 % du PIB de l’île. C’est ainsi qu’une « métropole » se rend indispensable à ses « dépendances » : en leur imposant un modèle économique tout entier tourné vers elle.
Inégalités qui se creusent
Aujourd’hui, Mayotte est le territoire le plus pauvre de France. En 2018, l’Insee indiquait que la moitié de la population de l’île vivait avec moins de 260 euros par mois – un niveau de vie médian six fois plus faible qu’en France hexagonale. Quatre personnes sur dix se situaient en dessous du seuil de pauvreté local, fixé à 160 euros par mois (et près de huit personnes sur dix vivaient en dessous du seuil de pauvreté national, établi à 1 010 euros par mois).
C’est aussi le territoire le plus inégalitaire. Les pauvres s’y appauvrissent et les riches s’y enrichissent. « D’un côté, en 2018, les 40 % les plus modestes de la population ont un niveau de vie plafond inférieur de 20 % à celui de 2011. De l’autre côté, le niveau de vie plancher des 10 % les plus riches de Mayotte augmente fortement », constate l’Insee.
Malgré tout, Mayotte apparaît comme un îlot de prospérité dans la région. Son PIB par habitant (11 579 euros en 2022) est certes de très loin inférieur à celui de la France (38 775 euros) ou même à celui de La Réunion (24 900 euros), mais il est huit fois supérieur à celui des autres îles de l’archipel (1 413 euros) et 23 fois supérieur à celui de Madagascar (491 euros). Inévitablement, Mayotte attire – d’autant plus que les liens familiaux entre ses habitant·es et les autres Comorien·nes sont encore très étroits, malgré cinquante ans de séparation.
Aujourd’hui, l’Insee estime que sur les 320 000 habitant·es de l’île, la moitié sont des étrangers et étrangères, Comorien·nes pour la plupart. Certain·es sont né·es sur le territoire et si leurs droits étaient respectés, ils et elles pourraient prétendre, sinon à la nationalité française, du moins à un titre de séjour. D’autres sont venu·es plus récemment. Toutes ces personnes qui travaillent dans le secteur informel (pour des salaires allant de 50 à 300 euros) vivent dans une clandestinité qui les fragilise.
C’est ainsi que l’on se retrouve avec des bidonvilles qui s’étendent à perte de vue dans la forêt, accolés aux quartiers huppés de la bourgeoisie locale ou aux lotissements conçus pour accueillir les métropolitain·es (les « mzungulands »). Chaque année, ce sont 1 000 logements supplémentaires informels qui sont édifiés, souvent en dehors des radars des pouvoirs publics. Selon l’Insee, 65 % des « étrangers », mais aussi 25 % des « Français nés à Mayotte » vivaient, avant le cyclone Chido, dans ces habitations précaires.
Tout le monde savait qu’en cas de cyclone, ces quartiers seraient dévastés. « On en parlait depuis des années, indique un ancien haut fonctionnaire qui est passé par Mayotte dans les années 2000. Déjà à l’époque, on savait que c’était explosif. Mais que pouvait-on y faire ? »
Détruire plutôt que prévenir
L’État aurait pu engager un vaste chantier d’adaptation aux risques naturels. Ça n’a pas été le cas. Dans un rapport parlementaire publié au mois de mai, et consacré précisément à la « gestion des risques naturels majeurs » en outre-mer, Mansour Kamardine (ancien député de Mayotte) et Guillaume Vuilletet constataient que l’application des normes paracycloniques « demeure encore embryonnaire » dans la plupart des territoires ultramarins, et qu’à Mayotte, seules sept communes sur dix-sept sont couvertes par un plan de prévention des risques naturels (PPRN).
Au lieu de cela, les gouvernements successifs ont opté pour la manière forte : la destruction des bidonvilles, mais sans proposer de solution de relogement à leurs habitant·es en situation irrégulière, pourtant très nombreux. « Le délogement sans relogement est une politique assumée », souligne dans ses travaux le chercheur Cyrille Hanappe.
En 2023, la préfecture a ainsi procédé à la destruction de 738 cases en tôle (près de deux fois moins qu’en 2021), mais elle n’a proposé un nouvel hébergement qu’à 121 familles, soit 512 personnes. Les autres se sont retrouvées dans la nature. « La plupart du temps, elles ne vont pas loin, et se réfugient dans des zones encore plus dangereuses, à l’abri des regards », indique une travailleuse sociale ayant requis l’anonymat. Pour elle, tout cela revient à « vider la mer avec une petite cuillère ».
Il s’agit d’une constante à Mayotte, où l’État français se montre, dans un contexte il est vrai très complexe, régulièrement incapable de répondre aux attentes de ses habitant·es. Lors de la crise de l’eau qui a touché l’île en 2023, au cours de laquelle la pénurie d’eau potable avait abouti à des mesures drastiques, la coordinatrice du collectif « Mayotte a soif », Racha Mousdikoudine, avait ciblé « les politiques qui n’ont pas anticipé une situation connue de longue date ».
Comme pour les risques naturels, le scénario d’une telle crise était écrit et ses causes étaient connues : eaux polluées, déforestation, réseau vétuste, consommation en forte hausse en raison de l’accroissement démographique et du développement de l’activité économique… Cette pénurie révèle « des années de manquements, d’impréparation, de sous-équipement et d’anticipation », avait pour sa part dénoncé dans Le Monde le député européen de La France insoumise Younous Omarjee. Un an après, les ravages du cyclone Chido en sont une nouvelle illustration dramatique.