- M. Diouf, nous savons que vous êtes en plein déménagement pour Columbia. Permettez-nous cependant de vous demander votre lecture du discours de Sarkozy à Dakar ?
Je ne crois pas que le combat à mener est de récuser l’approche de Sarkozy, ni même sa vision de l’Afrique. La question que nous devons nous poser est de savoir pourquoi se donne-t-il le droit de nous tancer et de juger nos pratiques d’une part et d’autre part pourquoi sommes-nous obligés de répondre, de nous indigner. Pourquoi son discours fait-il mouche nous obligeant à sortir la grande et la petite artillerie pour lui dire qu’il s’est planté et trompé d’époque. Devons-nous réellement prêter attention à son discours ou devons-nous faire en sorte qu’il ne puisse plus prendre avec une telle arrogance et un tel mépris — un mépris fait de tant d’ignorance — cette liberté que s’octroie le maître vis-à-vis de l’esclave : lui dire son fait, le définir, lui attribuer une essence qui affiche son comportement, sa moralité douteuse, sa sexualité débridée tout en se rendant disponible pour le corriger et le punir parce qu’il le connait mieux que tout le monde.
- Sarkozy cite à volonté Senghor pour étayer et valider par un Noir ce que Hegel a appelé la « mentalité prélogique » et l’enfance éternelle des Africains. Senghor pensait-il vraiment que les Noirs n’avaient pas de raison ?
Si les combats menés par des générations d’intellectuels noirs, africains, africain-américains, caribéens, et parmi eux, Firmin Anténor, De L’Egalité des Races Humaines (1885), Martin Delaney, Alan Locke, W. E. B. Dubois, Aimé Césaire, Léopold Sédar Senghor, Cheikh Anta Diop, depuis au moins la fin du 18ème siècle ont si peu porté leurs fruits qu’il faille les engager une nouvelle fois, il devient indispensable de relire autrement le discours du président français afin de proposer la riposte appropriée.
Appréciant les politiques d’assimilation et d’association successivement mises à l’épreuve par l’Empire français — le cadre des bienfaits de la colonisation française — Senghor n’hésite pas à convoquer des « techniciens de l’empire » et « théoriciens de l’association » tels que Lyautey, Delavignette, Bugeaud, Faidherbe, même Napoléon III pour affirmer avec force qu’il importe de souligner les différences de la commune humanité de tous les hommes. « Mais les différences, écrit-il, ne sont-elles pas dans le rapport des éléments plus dans leur nature ? Sous les différences n’y a t-il pas des similitudes plus essentielles. Mais surtout la raison n’est-elle pas identique chez tous les hommes ? Je ne crois pas à la « mentalité prélogique ». L’esprit ne peut être prélogique, encore moins alogique » (Vues sur l’Afrique Noires ou Assimiler et non Etre Assimilés, Liberté 1 : Négritude et Humanisme).
Ce texte a été publié pour la première fois il y a 62 ans, l’année qui marque la fin de la Seconde guerre mondiale et republié en 1964, quatre années après l’accession du Sénégal à la souveraineté internationale. Il envoyait déjà un violent coup de pied à la pédagogie tirée de la bibliothèque politique coloniale. Celle-là même que répète, sans sourciller et l’air décidé le nouveau prophète de la rupture.
- Que signifie réellement le discours de Nicolas Sarkozy ?
Au delà de sa signification — un jugement à la fois banal et erroné sur l’âme africaine — il signe tout à la fois notre dépendance et le poids insignifiant que nous pesons sur la scène du monde. Sarkozy ne nous expulse pas de seulement l’histoire, nous renvoyant à l’obscurité dans laquelle le Siècle des Lumières, Hegel et tant d’autres anciens et modernes nous arrimaient avec force et condescendance — la pâte à modeler pour la mission civilisatrice — mais il nous refuse d’entrer dans le temps du monde. Il exige de nous un abandon total pour mériter de la générosité de la mère métropole. Enfants en perdition, hagards et affamés sur les chemins du monde, trouble-fêtes vaincus par la maladie, la misère, les guerres et haines tribales cuites et recuites, pris aux pièges d’une nature tropicale moite et torride, propice à une sexualité sauvage qui multiplie une humanité grouillante, irresponsable.
Une humanité prompte à tendre la main, à avaler les rebuffades, à courber l’échine jusqu’aux courbatures, affichant au nez des nantis toute la misère du monde, les empêchant de jouir du fruit du dur labeur qui établit dans le même mouvement leur humanité et notre enfermement dans le cycle primitif de la nature, refusant obstinément de suivre les leçons administrées autant par la violence, les offres de pacotilles, l’éducation, la religion, l’armée, le commerce et l’agriculture. Souriants, heureux, insouciants, pareils à la cigale de la fable, nous attendons notre pitance de la fourmi, prenant le risque de la piqûre venimeuse et fatale. Cette fois-ci, elle a pris la forme d’un discours.
- L’indignation suscitée est-elle à la hauteur de l’offense ?
Devons-nous accorder autant d’intérêt à ce retour du refoulé occidental — français en particulier — face à la multiplication des cultures du monde et l’établissement d’un universalisme sorti de la gangue de la civilisation occidentale. Un universalisme de la rencontre, de l’hybridité, de la symbiose et du métissage (Senghor), du rendez-vous du donner et du recevoir (Césaire) ? Ou bien devons-nous procéder à une introspection qui exige un recentrage sur nous-mêmes et notre présence dans le monde ? Une présence africaine qui force le respect tout en nous assurant un regard critique sur nous-mêmes et sur le monde. Forcer le respect c’est d’abord se respecter soi-même et compter sur ses propres forces pour reprendre une vieille formule devenue étrangère à nos anciens maoïstes qui se couvrent de poussière pour se faire pardonner par le prince leur crime de lèse-majesté.
- Ne pensez-vous pas que les Sénégalais ont été trop passifs ?
Vider le calice de nos hontes, prendre des coups sans broncher sont devenus le lot quotidien d’un peuple qui s’est longtemps cru élu et qui se trouve aujourd’hui relégué au plus bas de l’échelle de l’histoire. Les Sénégalais doivent aujourd’hui trancher la question suivante : s’il est inconcevable d’imaginer le président français prononcer un tel discours dans les capitales des anciennes colonies britanniques, ou même à Abidjan, qu’est-ce qui fait de Dakar le lieu indiqué pour un tel crime ? A-t-on quitté la salle pour protester ? Un pareil geste, bruyant et indiscipliné, devant le criminel et ses acolytes aurait eu de la gueule et des effets plus que les exégèses à posteriori. Le gouvernement sénégalais a-t-il protesté ou exigé des excuses parce que Dakar a été le lieu où le crime contre l’humanité africaine a été perpétré ? Une société malade dans ses élites s’est fait administrée une volée de bois vert et semble en redemander. Un peuple qui se contente des miettes d’un festin imaginaire applaudit à tout rompre au spectacle de la chicotte manipulée avec dextérité par le bourreau aimé et révéré.
- Les Africains ne doivent-ils pas oublier la France ? En tout cas celle de Sarkozy ?
Il est temps pour les Africains d’oublier l’Europe pour s’offrir le monde. Il est temps d’échapper aux logiques réactives pour se perdre dans les dédales dans un monde qui se réinvente sous nos yeux et avec notre contribution. Il est plus que temps de nous aimer pour devenir une communauté libre et démocratique, prête à tous les sacrifices. Le respect ne se gagne pas par la parole mais les actes. Il est temps de suivre avec confidence et bonheur la leçon de Toni Morrison déclarant : je n’écris pas pour expliquer le monde des noirs aux blancs, j’écris d’abord pour ma communauté. Il est plus que temps d’entretenir une conversation indigène pour les indigènes en se souciant de la seule reconnaissance qui vaille, celle de notre communauté d’abord et des hommes et femmes épris de paix et de justice. N’est-il pas venu le temps de suivre la voie tracée par Franz Fanon dont Sartre disait, dans la préface aux Damnés de la Terre qu’il se souciait de parler de l’Occident et des Occidentaux, sans s’adresser à eux. Fanon s’adressait à ses frères et soeurs de combat. Réapprendre la parole libre, enjouée et forte et si aérienne d’Aimé Césaire, de Franz Fanon et de Toni Morrison pour vivre libre.