Le 4 décembre 2024, la Ville de Paris inaugure rue de Laghouat (18e arrondissement) une plaque commémorative du massacre perpétré en 1852 dans la ville de Laghouat, dans le Sud algérien. Cette initiative, proposée par un vœu du groupe communiste au Conseil de Paris, est aussi le fruit de l’action militante menée depuis 2022 par l’écrivain et journaliste Lazhari Labter et par le Comité Laghouat (France), qui réclament également la restitution de la « clé des portes de Laghouat » et des étendards pris par l’armée française à l’Algérie. Nous publions ici un article qui rappelle ce que fut cet effroyable massacre commis lors de la longue et terrible conquête de l’Algérie.
Laghouat 1852: mémoires, débats et reconnaissance d’un massacre de la colonisation de l’Algérie
Par Didier Monciaud
Article paru dans les Cahiers d’histoire, Revue d’Histoire critique, n° 156, 2023. Merci à Anne Jollet, rédactrice en chef, de nous avoir autorisés à reprendre cet article.
Didier Monciaud est décédé le 26 juillet 2024, à l’âge de 59 ans. Arabisant de haute culture, il était un spécialiste reconnu et respecté du Moyen-Orient, en particulier de l‘histoire de l’Égypte. La republication de son article sur notre site se veut, outre la portée scientifique du travail, un hommage au regretté collègue.
« Prise de Laghouat », extrait de Victor Duruy (1811-1894), Histoire populaire contemporaine de la France, tome 2, Paris, Hachette, 1864-1866 (Bibliothèque nationale de France).
En juillet 2022, Lazhari Labter (1), journaliste, écrivain et éditeur algérien, publie une lettre ouverte au président de la République française, lui demandant d’intervenir pour la restitution de la clé et des étendards de la ville algérienne de Laghouat. Il adresse aussi une missive au directeur général des Archives nationales algériennes, pour qu’il intervienne sur ce sujet (2). Une telle initiative renvoie à un épisode particulièrement sanglant (3) de la conquête française de l’Algérie (4). Fin 1852, Laghouat (5), oasis à la localisation stratégique qui « ouvre » sur le Sud algérien, devient « un foyer d’agitation (6) ». Un ancien allié de la France, Mohammed ben Abdallah (7), lance une révolte armée qui gagne un réel écho, au point que Jacques-Louis Randon, gouverneur de l’Algérie, le considère comme « un adversaire dont on devait se préoccuper (8) ». Trois colonnes, dirigées par les généraux Aimable Pélissier, Joseph Vantini, dit « Yusuf », et Henri-Pierre Bouscaren, interviennent à Laghouat tandis qu’un corps d’armée dirigé par Patrice de Mac-Mahon est en couverture dans la région de Biskra (9).
Un effroyable massacre
L’assaut tourne au massacre. Charles-Robert Ageron présente ainsi ce tragique événement :
« L’assaut fut donné le 4 décembre 1852. Les troupes tuèrent tous les insurgés qui ne purent suivre le chérif dans sa fuite. Ce fut, comme l’écrivit le colonel Trumelet, un “carnage affreux”. Les assaillants “furieux d’être canardés par une lucarne, par une porte entrebâillée, par un trou de terrasse, se ruaient dans l’intérieur des maisons et lardaient impitoyablement tous ceux qui s’y trouvaient”. On justifia le massacre par l’âpreté de la guerre des rues, mais “un des acteurs” écrivit à Berbrugger que la ville avait “été prise comme par enchantement” et que le nombre des blessés et des morts français était “presque nul” en comparaison des pertes de l’ennemi. Durant trois jours, le bataillon ne fut occupé “qu’à brûler des cadavres ou les traîner dans des puits” où, faute de mieux, on les jetait pêle-mêle avec les corps des chevaux, des chameaux et des ânes morts. Et le correspondant de Berbrugger d’ajouter : “C’est infâme peut-être ce que nous faisons là, mais la guerre comporte un tas d’infamies que le Ciel pardonne”. Le savant conservateur du musée d’Alger, qui communiquait sous le sceau du secret cette lettre à Urbain, le conseiller de l’Empereur, ajoutait que “pendant les huit premiers jours on exécutait par paquets de douze ou quinze ceux qui s’étaient rendus. Quelqu’un s’est même plaint que les sabres des spahis qui ont fait ces sanglantes exécutions ne coupaient pas”. » (10)
Jean-Adolphe Beaucé, Assaut et prise de Laghouat (4 décembre 1852), © Direction des musées de France.
De 2 300 à 3 000 personnes demeurées dans la ville périssent, combattants et civils. Yves Lacoste, André Nouschi et André Prenant mentionnent ainsi «le siège et le bombardement de trois heures qui précèdent la reprise de Laghouat, insurgée en 1852, se défendant jardin par jardin et rue par rue (11) ». De nombreux témoignages de militaires et de visiteurs évoquent cet épisode et la terrible situation qui en résulte (12). L’orientaliste français Roger Letourneau indique :
« Laghouat était aux mains des troupes françaises, mais dans quel état ! Muraille d’enceinte éventrée, maisons à demi démolies, population décimée par la mort ou par la fuite : dans un rapport adressé à l’évêché d’Alger, le 18 février 1853, l’abbé Suchet, vicaire général en mission à Laghouat, signalait que la population était réduite à 450 ou 500 âmes, en grande majorité femmes et enfants ; car les hommes étaient morts ou avaient fui. La misère de ces gens était grande, car les troupes nombreuses, qui avaient séjourné à Laghouat les derniers mois et s’y étaient battues, avaient complètement vidé les silos et épuisé les provisions. » (13)
« L’année de la ruine »
Les populations du sud de l’Algérie sont marquées par cette répression sauvage. L’expression « ‘âm al-khâlîa » (l’année de la ruine) qui renvoie à une ville vidée de ses habitants, va s’affirmer. Cette intervention s’inscrit dans une volonté d’affirmation de force et, plus globalement, dans une politique de la terre brûlée (14). «Après son occupation, elle reçut une garnison permanente et devint la base d’opérations des Français dans le Sud (15) ».
À la suite de l’initiative de Lazhari Labter, un collectif de différentes personnalités, historiens, journalistes, écrivains, cinéastes et militants antiracistes en France, publie une tribune sur le site du quotidien Le Monde, réclamant la restitution par la France des étendards et de la clé de la ville. Un tel geste représente pour les signataires un moyen de « renforcer les liens de solidarité entre les peuples algérien et français ».
Un « Comité Laghouat (France) » est aussi lancé à l’initiative de Pierre Mansat, ancien adjoint au maire de Paris et ancien président de l’Association Josette et Maurice Audin16, Mina Kaci, journaliste à l’Humanité, et Sandrine Malika-Charlemagne, dramaturge et écrivaine, pour agir en faveur des restitutions et faire reconnaître les crimes de 1852(17).
La « clé des portes de Laghouat » conservée au musée de l’Empéri à Salon-de-Provence
La clé de Laghouat est exposée au musée de l’Empéri (18), à Salon-de-Provence. La localisation des étendards est incertaine du côté des archives de l’armée française (19). À l’initiative du Groupe communiste et citoyen, le conseil de Paris a voté le vendredi 17 mars 2022 un vœu en faveur de la pose d’une plaque commémorative « rue de Laghouat (20 )», dans le dix-huitième arrondissement. Jusqu’en 1963, elle était dénommée « rue de Mazagran ». Ce secteur de la capitale comprend de nombreuses rues faisant référence à la conquête de l’Algérie.
Lire aussi sur notre site : Une histoire de la conquête de l’Algérie et de la résistance des Algériens, par Alain Ruscio
NOTES
1. Né en 1952, Lazhari Labter est originaire de Laghouat. Spécialiste de l’histoire de la bande dessinée algérienne, il est l’auteur d’ouvrages devenus des références, comme Panorama de la bande dessinée algérienne, 1969-2009, Alger, maison d’édition Lazhari Labter, 2009 ; M’Quidèch, 1969-2019. Une revue, une équipe, une école, Alger, Barzakh, 2019. Il est aussi poète et romancier. Mentionnons Novembre mon amour, poésie, Alger, imp. EPA, 1978 ; Florilège pour Yasmina, poésie, Alger, ANEP, 1981, Yasmina ou les sept pierres de mon collier d’amour, Alger, Barzakh, 2001 ; Le pied d’ébène de Bilkis sur le pavé de cristal, Alger, El Ikhtilef, 2005 ; La cuillère et autres petits riens, éditions Zellige, Paris, 2010 ; Hiziya Princesse d’amour des Ziban, Alger, El Ibriz, 2017. Il a abordé le thème de Laghouat dans Retour à Laghouat mille ans après Beni Hilel, Alger, El Ikhtilef, 2 e édition, 2003, et Laghouat vue par des chroniqueurs, écrivains, peintres, voyageurs, explorateurs et conquérants, édition à compte d’auteur, 2021. Cet ouvrage est dédié à son père, paysan pauvre et militant du PPA, qui suivait le courant ‘ulamas (réformistes religieux dont la figure centrale est ‘Abdel Hamîd Ben Badîs). Avec Laghouat la ville assassinée, ou le point de vue de Fromentin, il propose bien plus qu’un simple roman, présentant un très riche corpus de documents historiques très variés: témoignages, cartes, tableaux… Une mine ! Merci à Pierre Mansat de nous en avoir fourni un exemplaire.
2. Lettre ouverte au directeur des Archives nationales : « Récupérez la clé des portes de Laghouat », Lazhari Labter, écrivain, Liberté, 14 février 2022.
3. Voir Roger Letourneau, « Occupation de Laghouat par les Français (1844-1852) », Études maghrébines, Mélanges Charles-André Julien, publication de la faculté des Lettres et sciences humaines de Paris, série « Études et Méthodes », t. 11, Paris, 1964, p. 111-136, en particulier « L’expédition de 1852 », p. 119-126.
4. Sur cette question, voir à présent Alain Ruscio, La première guerre d’Algérie (La Découverte, 2024). Ainsi que Jean-Pierre Peyroulou, Ouanassa Siari Tengour, Sylvie Thénault, «1830-1880: la conquête coloniale et la résistance des Algériens», dans Abderrahmane Bouchène, Jean-Pierre Peyroulou, Ouanassa Siari Tengour, Sylvie Thénault (dir.), Histoire de l’Algérie à la période coloniale, Paris, La Découverte, 2014 ; Charles-André Julien, Histoire de l’Algérie contemporaine: La conquête et les débuts de la colonisation (1827-1871), vol.1, Paris, Presses universitaires de France, 1964 ; Mahfoud Kaddache, L’Algérie des Algériens. Histoire d’Algérie, 1830-1954, Alger, Rocher noir, 1998 ; Jacques Frémeaux, La France et l’Algérie en guerre, 1830-1870, 1954-1962, Paris, Economica, 2002 ; Mustapha Lacheraf, Algérie, nation et société, Paris, Maspero, 1965 ; Annie Rey-Goldzeigueur, Le Royaume arabe, Alger, SNED, 1977.
5. « Laghouat », dans Achour Cheurfi, Dictionnaire des localités algériennes : villes, villages, hameaux, ksars et douars, mechtas et lieux-dits, Alger, Casbah Éditions, 2011, p. 707-713. Voir la présentation de l’orientaliste Émile Dermenghem, « Laghouat et les Larbaâ », dans Le Pays d’Abel. Le Sahara des Ouled Naïl, des Larbaa et des Amour, Paris, Gallimard, 1960, p. 97-167.
6. Voir Charles-André Julien, op. cit., p. 390.
7. Il était hostile à l’émir Abdel Qader. Jacques Frémeaux, Les Bureaux arabes dans l’Algérie de la conquête, Paris, Denoël, 1993, p. 131.
8. Voir Charles-André Julien, op. cit, p. 391.
9. Idem.
10. Idem.
11. Yves Lacoste, André Nouschi et André Prenant, L’Algérie. Passé et présent, le cadre et les étapes de la constitution de l’Algérie actuelle, Paris, Éditions sociales, 1960, p. 409.
12. Par exemple, voir Louis Auguste Théodore Pein, Lettres familières sur l’Algérie, un petit royaume arabe, Paris, Ch. Tanera, 1871 ; E. Mangin, lieutenant au 1er Tirailleurs algériens, Notes sur l’histoire de Laghouat, Alger, Éd. Adolphe Jourdan, 2e édition, 1895 ; Eugène Fromentin, Un été dans le Sahara, Paris, Alphonse Lemerre Éditeur, 1874, chapitre II, « El-Aghouat », p. 151-291. Le témoignage de Fromentin est particulièrement édifiant. Arrivé le 3 juin 1853, quelques mois après les faits, le peintre recueille en particulier le témoignage d’un officier. 13. Roger Letourneau, op. cit., p. 126.
14. La France utilise un chef de confrérie pour écraser cet adversaire, qui doit fuir en Tunisie. En 1854, il reprend pied à Tougourt, à 660 km au sud-est d’Alger, dans le Sahara algérien, avant d’être écrasé le 29 novembre 1854.
15. Achour Cheurfi, op. cit., p. 707. Voir « L’achèvement territorial : l’extension du régime colonial au Sahara algérien », dans Yves Lacoste, André Nouschi et André Prenant, op. cit., p. 403-410.
16. Voir la notice du Maitron qui lui est consacrée.
17. Voir Pierre Mansat, « création du comité Lahouat France » et Bernard Deschamps, « un crime contre l’humanité à Laghouat ».
18. Situé dans le château de l’Empéri, ce musée possède une importante collection d’histoire militaire française.
19. Information de Pierre Mansat.
20. Information de Pierre Mansat, conversation téléphonique du 27 février 2023.
21. « Laghouat, Algérie 1852-Un crime de guerre ».
22. Voir dans la rubrique « Livres lus » du n° 146 (2020) des Cahiers d’histoire, la recension de Sébastien Jahan,« Collectif “Sortir du colonialisme Gironde”, Guide du Bordeaux colonial et de la métropole bordelaise », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique [En ligne], 146 | 2020.
Lire aussi sur notre site
Une histoire de la conquête de l’Algérie et de la résistance des Algériens, par Alain Ruscio