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A l’occasion de cette journée, la chaîne France 3 a programmé, jeudi 10 mai 2007 à 20h50, le premier épisode de Tropiques amers, téléfilm retraçant la vie quotidienne d’une plantation à la Martinique entre 1788 et 18101. Lors de la présentation de ce téléfilm en cinq épisodes, Lilian Thuram a prononcé une intervention — Esclavage, racisme et mémoire — que nous avons reprise ci-dessous.
Allocution de Jacques Chirac, le 10 mai 2006 [extraits]2
Aujourd’hui, 10 mai 2006, la France célèbre la première journée consacrée en métropole à la mémoire de la Traite négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions.
La Traite occidentale, du début du XVIème jusqu’au milieu du XIXème siècle, ne fut ni la première, ni la seule manifestation de la traite négrière, qui s’est étendue sur plus d’un millénaire. Et elle a nécessité, c’est vrai, des complicités multiples, jusque dans les pays d’origine des esclaves.
Mais, par le caractère systématique qu’elle a revêtu, par son extension géographique, la Traite occidentale a exercé une influence sur l’évolution de tout notre monde. Le commerce triangulaire a été une entreprise de déshumanisation qui a duré plusieurs siècles, et à l’échelle de plusieurs continents. Une tragédie, qui a vu la déportation en masse d’hommes, de femmes, d’enfants, arrachés à leur terre, aux leurs, et convoyés comme des animaux.
En ravalant les esclaves au rang de « biens meubles », le Code noir, promulgué en France en 1685, leur déniait la qualité d’homme. La légende biblique elle-même fut pervertie, pour légitimer ce trafic odieux : certains prétendirent que les Noirs descendaient de Cham, maudit par son père Noé. Et voilà comment l’on essaya de justifier l’infâme et l’injustifiable.
Ne nous y trompons pas : aujourd’hui encore, cette tragédie a des échos. En Occident notamment, elle a donné corps aux thèses racistes les plus insupportables, en contradiction absolue avec les idées des Lumières. En privant l’Afrique d’un sang vigoureux, elle a épuisé ce continent. Et, aujourd’hui encore, des formes d’esclavage et de travail forcé subsistent dans le monde, contre lesquelles nous devons plus que jamais nous mobiliser.[…]
Mesdames et Messieurs,
Regarder tout notre passé en face, c’est une des clés de notre cohésion nationale. C’est une force supplémentaire pour notre avenir car c’est la marque de notre capacité à avancer, ensemble. Nous devons regarder ce passé sans concession, mais aussi sans rougir. Car la République est née avec le combat contre l’esclavage. 1794, 1848 : la République, c’est l’abolition.
Nous sommes les héritiers de ces républicains. Nous pouvons être fiers de leur combat pour les droits de l’homme. Aujourd’hui encore, leur engagement nous oblige. Cette première commémoration n’est pas un aboutissement : c’est un début. C’est l’affirmation nécessaire d’une mémoire de l’esclavage partagée par tous les Français.
Quelle que soit notre origine, nous sommes tous réunis par une identité majeure : l’amour de la France, la fierté de vivre ici, le sentiment de la communauté nationale, le respect des lois de la République.
Le combat de la République pour l’égalité, l’unité, la fraternité, la liberté, c’est un combat plus que jamais actuel, à l’intérieur comme à l’extérieur de nos frontières. Pour que vive la République, il nous faut lutter sans relâche contre tout ce qui peut l’empoisonner. Les discriminations font perdre la foi républicaine à ceux qui en sont victimes. Les discriminations, le racisme, c’est la négation de tout ce que nous sommes, de tout ce qui nous avons construit, de tout ce qui nous fait vivre en tant que Nation.
Pour vaincre les préjugés, il faut lutter contre l’ignorance, contre l’oubli. C’est aussi pour cela que nous avons besoin de cette journée en mémoire de l’esclavage. […]
Mesdames et Messieurs,
La France, c’est l’exigence. Exigence de mémoire, exigence de justice, exigence de vérité et de fraternité. C’est parce qu’elle a toujours porté ce message qu’elle occupe dans le monde une place singulière. Face à l’infamie de l’esclavage, la France a été au rendez-vous, la première. Ce combat, elle continuera à le mener, pour la mémoire et contre toutes les formes modernes de l’oubli ou de l’esclavage. C’est sa vocation et c’est sa grandeur.
Et, au-delà de ce combat, à travers le souvenir de l’esclavage et de ses abolitions, c’est aussi la diversité française que nous célébrons aujourd’hui. Une diversité, ferment d’unité. Une diversité qui fait notre force et dont nous pouvons et devons être fiers.
Opposé à la repentance, M. Sarkozy participe à la commémoration de l’abolition de l’esclavage
par Laetitia Van Eeckhout, dans Le Monde du 10 mai 2007.
Nicolas Sarkozy, le président élu, participera, jeudi 10 mai, au côté de Jacques Chirac, à la cérémonie de commémoration de l’abolition de l’esclavage et de la traite négrière. Le même Nicolas Sarkozy n’a pourtant eu de cesse de dénoncer le «mode exécrable» de la «repentance», qui «exige des fils qu’ils expient les fautes supposées de leurs pères et de leurs aïeux». Une pierre dans le jardin de M. Chirac, qui a fait du «devoir de mémoire» une constante de ses deux mandats.
«La présence, importante, de M. Sarkozy à la commémoration de l’abolition de l’esclavage, est tout à fait symbolique de l’esprit qu’il veut donner à sa présidence. Pour lui, il n’y a qu’une histoire de France qu’il faut savoir regarder sans sombrer dans la repentance : on peut commémorer sans se flageller», soutient Yves Jego, instigateur, au sein de l’UMP, du Cercle de la diversité républicaine. Pour lui, «la rupture [avec M. Chirac] se joue davantage sur le modèle économique et social, sur les rapports de la France aux autres, que sur la mémoire historique».
Secrétaire nationale de l’UMP chargée de la francophonie, Rama Yade, émanation des «minorités visibles» proche du futur président, explique l’insistance de M. Sarkozy à dénoncer la repentance «par son amour de la France. Pour lui, insiste-t-elle, si l’on hait la France, on se renie en tant que Français. Il veut rassembler le pays autour de cette idée». Dans les discours de M. Sarkozy, le thème de la repentance est, de fait, toujours associé à «la détestation de soi», au «communautarisme», à la «concurrence des mémoires».
« Disqualifier l’histoire »
Aux yeux de nombreux historiens, cela conduit cependant à une vision réductrice de l’histoire de France. «L’anti-repentance est une grille de lecture pour repenser l’histoire de France. M. Sarkozy veut construire une vision globale de l’Histoire de France, en gommant toutes ses aspérités, en laissant dans l’ombre la complexité des événements, les rapports de pouvoirs, les luttes sociales qui les ont forgés. Cela permet de ramener l’identité nationale à une essence, alors même qu’elle est en construction permanente», juge Nicolas Offenstadt, vice-président du Comité de vigilance face aux usages publics de l’Histoire (CVUH), collectif d’historiens créé au moment de la polémique sur la loi du 23 février 2005. Pour lui, «l’anti-repentance s’inscrit dans le prolongement du discours sur le rôle positif de la colonisation» inscrit dans cette loi.
Pour Emmanuelle Saada, historienne travaillant sur les thèmes de la colonisation, de l’immigration et de l’identité, «cette présentation des mémoires comme étant toujours dans l’affrontement, la confrontation au profit d’une histoire consensuelle, est un déni de l’histoire. C’est une façon de disqualifier, de nier l’histoire de nombre de personnes, qui a pourtant été fondamentale dans l’histoire de France».
«Les discours de M. Sarkozy pousse les Français dans une attitude de dénégation de pans entiers de l’histoire», appuie le sociologue du métissage créole, Michel Giraud, qui souligne l’attente pourtant forte de toute une partie de la population à aborder sereinement toutes les facettes de l’histoire. «La demande qui s’exprime n’est pas un appel à la repentance, ne consiste pas à ce que la France batte sa coulpe. S’exprime, en revanche, un besoin culturel et social de comprendre et de savoir, qui ne relève pas d’un mouvement idéologique», confirme Françoise Vergès, politologue, auteur de « La mémoire enchaînée, question sur l’esclavage ». Et d’insister : «Répondre à cette demande d’une histoire partagée où chacun puisse se reconnaître contribue à l’apaisement et non à l’affrontement.»
Esclavage, racisme et mémoire
L’esclavage est un phénomène humain universel. La civilisation grecque en a fait un art de vivre et un fondement de sa société. L’Afrique précoloniale a pratiqué un esclavage traditionnel, fondateur de plusieurs empires. Sa pratique sur le continent européen était tellement développée que l’appellation « esclave » traduit une de ses sources géographiques, la Slavonie historique.
Mais l’esclavage transatlantique se distingue par trois singularités : sa durée, son organisation juridique et son fondement racial.
Sa durée, quatre siècle du 15ème au 19ème siècle, atteste de sa profondeur historique. Les Codes Noirs (français, anglais, espagnols) élaborés par les pouvoirs politiques de l’époque, légitiment et organisent son fonctionnement par des règles de droit méticuleuses et précises articulées autour de la définition centrale de l’esclave comme « bien meuble ».
Son fondement idéologique et sa légitimation « morale » découlent de cette définition par la construction intellectuelle de la non humanité biologique et génétique et de l’infériorité culturelle de ses victimes noires. Le racisme anti-noir a constitué la justification intellectuelle de la traite transatlantique, qui était avant tout une entreprise économique et commerciale visant à l’exploitation des « nouvelles terres » des Amériques et des Antilles. La même hiérarchie raciale avait légitimé l’extermination physique et l’ethnocide des peuples autochtones.
L’éradication démographique avait précisément servi de justification à l’organisation de l’esclavage, par le transfert massif et organisé d’une nouvelle « force de travail », provenant du continent africain, le plus rentable par sa proximité géographique. Les hommes, les femmes et les enfants noirs ont été enlevés, avec la complicité des pouvoirs féodaux esclavagistes.
L’esclavage a été structuré autour de deux facteurs lourds : le racisme et la violence
Jean-Michel Deveau, éminent historien, l’a bien caractérisé dans les termes suivants : « L’esclavage transatlantique est la plus grande tragédie de l’histoire humaine par sa durée et son ampleur. »
La violence a abouti à une saignée humaine dont les estimations exactes se montent à plusieurs dizaines de millions de personnes.
Le racisme a, par sa profondeur historique et culturelle, profondément structuré toutes les sociétés des Amériques et des Antilles, sur les plans politique, économique et social.
C’est cette tragédie qui a été déclaré « crime contre l’humanité » par la Conférence de Durban contre le racisme en 2001 et par le Parlement français grâce au combat historique de Madame Christiane Taubira. Ce crime est encore marqué par les deux entreprises d’occultation : le silence et l’invisibilité.
Le silence des livres d’histoire et l’invisibilité de ses victimes. Le travail de mémoire constitue donc une urgence pour réhabiliter la résistance, physique et culturelle de ses victimes, et surtout pour faire l’archéologie du racisme qui imprègne encore en profondeur les sociétés, et les cultures, qui en ont été les scènes principales.
Questionnons nous…
L’Homme Blanc a-t-il encore un complexe de supériorité vis-à-vis de l’Homme Noir ?
L’Histoire a-t-elle inculqué savamment à l’Homme Noir la peur, le manque de confiance en soi, le complexe d’infériorité ?
N’est-il pas temps de déconstruire le racisme ?
- Voir la présentation de ce téléfilm http://www.alterites.com/cache/center_evenement/id_1508.php, auquel un site est consacré http://www.tropiquesamers.com.
- L’allocution dans son intégralité : http://www.elysee.fr/elysee/elysee.fr/francais/interventions/discours_et_declarations/2006/mai/allocution_du_president_de_la_republique_lors_de_la_premiere_journee_commemorative_du_souvenir_de_l_esclavage_et_de_son_abolition.48795.html.
- Source : http://www.afrik.com/article11705.html.