La Martinique connaît depuis plus de deux mois un soulèvement populaire « contre la vie chère ». Selon l’INSEE, les prix y sont en effet en moyenne 40 % plus élevés qu’en France. L’État français a réagi à ce mouvement, comme en Nouvelle-Calédonie, en usant de mesures d’exception, instaurant notamment le 10 octobre un couvre-feu toujours en cours. Il a aussi envoyé dans l’île la CRS 8 créée par G. Darmanin et récemment utilisée à Mayotte, connue pour sa brutalité, alors que depuis le « décembre noir » de 1959 et la mort de trois jeunes manifestants, toute intervention d’unités de CRS sur l’Ile était proscrite.
Nul au gouvernement français ne songe à s’en prendre aux causes structurelles de la situation, à savoir la colonialité de la société et de l’économie martiniquaises, où, comme cela est souvent dit, les descendants d’esclaves enrichissent les descendants d’esclavagistes. Dans un fil publié le 15 octobre 2024 sur son très riche compte X (ex-Twitter), la Fondation pour la mémoire de l’esclavage (FME) est utilement revenue sur les origines coloniales de la vie chère en Martinique.
Le plus important pour comprendre l’origine de la situation actuelle en Martinique : c’est le non-dit historique. Car le fonctionnement de l’économie en Martinique est un héritage de son passé colonial. C’est en effet Colbert qui a théorisé la relation exclusive des colonies (la Martinique et la Guadeloupe à l’époque) avec la métropole : les colonies ne devaient se fournir qu’en métropole (et pas aux alentours), et ne produire que pour l’exportation vers la France. On a appelé ce principe à l’époque le « Pacte Colonial », même s’il n’avait rien d’un pacte, et tout d’un diktat ; on parlait aussi d’« Exclusif », pour souligner l’exclusivité des liens commerciaux entre la colonie et sa métropole, qu’elle a pour seule fonction d’enrichir. Les colons sont obligés d’acheter cher en France des produits qu’ils pourraient trouver moins cher ailleurs. Du bœuf élevé en France pour nourrir les habitants de Martinique ? c’était déjà le cas en 1670, pour contrecarrer le bœuf irlandais… Au temps de l’esclavage, en raison du coût de ces aliments importés, les exploitants esclavagistes préféraient laisser les esclaves cultiver sur place leur nourriture. Mais jamais assez pour que ces cultures soient en permanence suffisantes. L’avidité conduisait de nombreux acteurs du commerce colonial à préférer leurs profits à la correcte alimentation des populations esclaves.
En Martinique, l’abolition de l’esclavage n’a pas substantiellement changé la problématique de l’alimentation : il n’y a eu aucune redistribution des terres. L’agriculture est restée centrée sur les plantations exportatrices (sucre, puis au 20e siècle banane). En 1849, ce sont les anciens propriétaires d’esclaves qui ont été indemnisés, pas les nouveaux libres qui sont restés sans terre. En Martinique, 28 966 755,78 F sont distribués à 4 397 indemnitaires (il y a à l’époque plus de 120 000 habitants ds l’île).
Demeurée inchangée en 1848, la structure de l’économie martiniquaise reste marquée jusqu’à aujourd’hui par le poids des familles issues des colons enrichis par l’esclavage, les « Békés ». Quant à l’octroi de mer, impôt spécifique sur les importations qui finance les collectivités locales, c’est aussi un héritage colonial, issu du « droit des poids » initié par Colbert et sans cesse reconduit par tous les régimes depuis le 17e siècle. La transformation de la Martinique en département, en 1946, va lancer le processus de « modernisation » de sa société, qu’on verra adopter alors le modèle de consommation hexagonal, avec l’appui plus ou moins forcé de l’Etat, phénomène analysé par Mael Lavenaire. La question de la cherté de la vie aux Antilles ne cessera alors de se poser : dès la fin des années 1940, conduisant à la création des sursalaires pour les fonctionnaires. En 1966, le ministre des DOM l’évoque dans une lettre au préfet de Guadeloupe. Enfin, le modèle de développement par les cultures d’exportation a eu des effets désastreux sur la santé de la population, à cause de l’usage du chlordécone, pesticide qui a contaminé les corps et pollué les sols pour des centaines d’années. Interdit en 1990 ds l’Hexagone, le chlordécone a été utilisé jusqu’en 1993 aux Antilles. L’historien du droit Jean- François Niort inscrit cette dérogation dans l’histoire de « l’exception coloniale » ouverte par le Code Noir, qui ne s’appliquait qu’aux colonies. Ainsi, les problèmes au cœur de la crise actuelle ne sont pas nouveaux. Ils sont profonds, et issus d’une histoire très ancienne qu’on ne peut ignorer si l’on veut vraiment leur apporter une solution. Ce non-dit-là aussi doit être levé.