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Édition du 1er au 15 octobre 2024
Lettre de Xavier à ses parents, 15 février 1959.

Refuser la torture, par Xavier Jacquey

Comment se souvenir de la guerre d'Algérie? Comment dire la violence? Acteurs ou témoins, ceux qui ont été appelés sont déchirés. Impossible de choisir entre une mémoire impossible et un impossible oubli. La violence est toujours là. Quand ils veulent l'oublier, les événements des guerres actuelles la font resurgir. Les notes prises au jour le jour, les lettres, les photographies envoyées alors aux parents exhumées dans les greniers confirment les cauchemars. Le 16 mars 2007, s’est tenue à l’Université Inter-Age de Versailles une table-ronde animée par Pierre Servent sur le thème « Guerre d’Algérie, leçon d’histoire pour aujourd’hui »1. Nous avons choisi de reprendre le témoignage du docteur Xavier Jacquey alors infirmier appelé à la fin des années 1950.
Lettre de Xavier à ses parents, 15 février 1959.
Lettre de Xavier à ses parents, 15 février 1959.

J’ai retrouvé en 2000 dans les papiers de mes parents l’ensemble des lettres que je leur avais envoyées durant mon service militaire effectué comme infirmier de novembre 1957 à décembre 1958 en Allemagne et de janvier 1959 à février 1960 en Algérie.

À l’époque, après avoir fait deux années de philosophie au séminaire, je venais de passer un an dans une fraternité du Père de Foucauld à Marseille. Nous habitions à la périphérie d’un bidonville où vivaient plusieurs familles algériennes amies ; nous lisions Témoignage Chrétien ; nous avions des liens avec Henri MARROU ; à propos de cette guerre, à vingt ans je m’étais forgé des convictions claires.

En relisant ces lettres quarante ans après, j’ai été étonné de la place qu’y tenaient les exactions et la torture, dans mes souvenirs cela n’avait eu lieu que ça et là, de façon sporadique. Or plus de la moitié d’entre elles en font état.

J’ai été également étonné d’y découvrir que nous avions été nombreux, tant militaires d’active qu’appelés, à nous y être opposés ou du moins à avoir tenté d’en modérer les effets. Dans le souvenir que là aussi je m’étais re-fabriqué, ma résistance d’alors avait été quasi solitaire.

Comme je suis maintenant psychiatre et psychanalyste, ces deux troubles de mémoire m’ont particulièrement questionné et m’ont amené à travailler sur cette période. Notamment à confronter mes souvenirs et ma correspondance avec les archives du Service historique de la Défense.

C’est de ces exactions et de notre résistance dont je voudrais vous parler, en vous lisant quelques extraits de mes lettres.

REUTLINGEN

J’ai passé les quatorze premiers mois de mon service dans un centre d’instruction en Allemagne. Certains parmi les cadres nous y conditionnaient à la torture.

Moi, dont le père et les deux grands-pères avaient été officiers d’active, j’étais triste, scandalisé.

En novembre 58 j’écrivais à mes parents :

Il y a une intervention d’un de nos commandants la semaine dernière qui m’a effrayé. On faisait un exercice de bouclage-ratissage et un margis gardait les quelques faisant fonction de « fellaghas », les mains sur la tête, fusil dans le dos. Le commandant s’approche : « Vous les avez interrogés ? » — « Oui, mon Commandant, mais ils n’ont pas voulu parler » — « Mais, vous ne savez pas qu’un prisonnier, ça se torture », et il prend un « prisonnier », le fout par terre et fait mine de lui donner des coups de pied dans la figure et dans le ventre. Quand c’est un margis ou un chef qui dit des choses comme ça, on n’y fait plus grand cas, c’est normal, ils l’ont fait, ils l’ont vu faire et ne s’inquiètent pas de la portée de cet acte, d’autant qu’ils ont aussi vu leurs copains égorgés. Mais un officier et un officier supérieur !

C’était la 3ème fois pendant les manœuvres qu’on nous le disait en instruction : « Quand vous attaquez une mechta, que vous faites un coup de main, les gens sans importance vous les tuez, les légumes vous les faites prisonniers, et quand on les a fait parler, on les fait rejoindre leurs collègues au jardin d’Allah. »

Le terrible c’est qu’ils sont de bonne foi et en conscience croient de leur devoir d’agir comme cela. Ils portent la responsabilité de toute une section, de toute une compagnie, il faut le renseignement !

Notre lieutenant de compagnie, lui, nous a dit : « S’il faut en tuer 2 ou 3 millions de ces bougnoules, on en tuera 2 ou 3 millions ».

En tant qu’appelés notre réaction la plus commune à ces interventions était en Allemagne du style « Cause toujours. Ce n’est pas pour nous ! »
Et je m’étonnais que notre encadrement semble s’en inquiéter aussi peu alors qu’il n’avait pas pu ne pas le saisir. Je compris mieux une fois arrivé en Algérie. Au bout de trois mois et de quelques accrochages meurtriers, une grande partie de mes camarades avait basculé d’opinion.

KEF LAHMAR – EL BAYADH

En arrivant dans le sud-oranais en janvier 59, j’ai été infirmier d’abord dans un rassemblement de 4.000 nomades, dont les quelque 650 tentes (les rheïmas) avaient été regroupées autour d’un petit poste d’une trentaine d’hommes, à Kef-Lahmar, sur les hauts plateaux d’alfa.

A l’époque en Algérie deux millions d’autochtones avaient été ainsi regroupés de gré ou plus souvent de force dans des camps, soit le quart de la population musulmane totale. Dans le secteur de Géryville — El Bayadh depuis l’Indépendance –, c’était 30.000 des 40.000 nomades. Les trois-quarts !

Kef Lahmar - 21 février 1959
Kef Lahmar – 21 février 1959

Ce vaste secteur, grand comme quatre départements métropolitains, seule zone interdite de l’Oranais, était fait de hauts-plateaux semi-désertiques et de djebels de roches. Nous y étions 1.800 soldats français à demeure (Chasseurs, Légionnaires et supplétifs) ; et il y avait en face environ 400 combattants de l’ALN (l’Armée de Libération Nationale), sur les 700 que comptait l’Oranais.

Les actions des forces rebelles y étaient dirigées avant tout contre les forces de l’ordre. Pour la seule année 1959, chez nous, 150 morts, blessés ou disparus, plus de 8% de notre effectif, des pertes nettement plus importantes que les leurs. Et un seul acte de terrorisme, du moins de la part du FLN. Un de trop. Mais un seul1.

Sur ces données, mes lettres, mes souvenirs et les archives militaires (notamment une très intéressante « Etude sur la pacification » rédigée en mai 60 par cinq commandants, stagiaires de l’Ecole de Guerre) concordent.

Exercice
Exercice

Je ne résidais pas dans le poste. Tous les matins je montais de Géryville au regroupement pour soigner 80, 100, 120 malades par jour. Les conditions de promiscuité, d’alimentation, de santé y étaient proches de la famine et d’une effroyable misère.

Voilà ce que j’écrivais à mes parents le 8 février 59 :

Papa, maman, merci pour la « Sélection hebdomadaire du Monde », ça va me permettre de ne pas être trop coupé. Je me fais un peu à l’arabe médical, mais voudrais bien me faire à l’arabe courant.

Maintenant nous n’avons plus qu’un mort tous les 2 ou 3 jours au lieu de 4 par jour comme il y a 2 semaines.

Mais ce n’est qu’à moitié rigolo pour les nomades. Leurs troupeaux sont de 10 à 50 km du poste, ils ne peuvent être traits, donc pas de lait pour les rheïmas ; d’autre part l’épicier qui venait de Saïda a été arrêté et son camion saisi : plus de sucre, plus de café, plus de thé,…. il ne reste que le couscous, c’est peu !

À côté de cela, depuis 15 jours il y a eu à ma connaissance au moins 30 arrestations et 5 interrogatoires au poste même. J’ai eu à soigner deux des gars : électricité ; arcades sourcilières, cuir chevelu fendus ; joue arrachée, coups de couteau dans la poitrine, brûlures avec phlyctènes, etc. … l’un des deux était resté à coucher nu dehors toute la nuit, et il y a de la gelée blanche tous les matins.

Tout cela empeste l’atmosphère du poste et fout la trouille aux nomades. On se demande où on va.

Mon médecin-chef et son remplaçant un toubib d’active étaient en rage, ils parlaient de n’avoir plus de contact avec le poste.

Le sergent auquel je rappelais en soignant mes types que notre commandant avait formellement interdit qu’on touche à un prisonnier (dans les postes évidemment ! 2) m’a dit qu’ils avaient reçu l’ordre du 2° Bureau de faire les interrogatoires sur place pour pouvoir les exploiter illico, et d’achever d’une balle les gars trop esquintés. C’est une des raisons pour lesquelles j’essaie de les soigner. Alors on m’appelle, — en se foutant de ma poire, mais après tout j’en suis heureux –, « le bon samaritain ».

C’est d’autant plus étonnant que le chef de poste est un jeune sous-lieutenant appelé chrétien pratiquant, et qu’il y a un religieux parmi les appelés.

En fait 15 jours plus tard la position des hommes de troupe appelés du poste avait complètement viré. Mon attitude y avait-elle été pour quelque chose ?…

Entre-temps, je me souviens avoir ressenti un soir à propos de ce sous-lieutenant un mouvement de colère intense « Mais qu’on le passe à la gégène ce sous-bite qui aime tant le renseignement ! » Et, devant l’incohérence de ce mouvement, — moi qui lutte contre la torture je voudrais que ce sous-lieutenant on le torture –, de m’être repris « Attention, Xavier, tu te fais contaminé ».

J’écrivais le 21 février à mes parents :

Maintenant les gars sont tous dégoûtés, arrestations dont certaines semblent faites au hasard ; un lieutenant qui a été prisonnier du Viet-Minh 4 ans et en reste un peu marqué nerveusement, disait en parlant de 10 suspects qu’on emmenait pour un nouvel « interrogatoire » au 2° Bureau à Géryville : « Peut-être sur les 10, il n’y en aura que 2 à parler, mais après tout de tomber sur un innocent de temps en temps ça frappe davantage la population ».

Oui, je vous disais que les gars sont en rogne : les gradés ont ramené il y a 5 nuits 4 femmes au poste, en les faisant passer pour des hommes, leur mettant des djellabas, et ils les auraient violées aux dires d’un sergent, puis lâchées, en disant aux gars du poste : « C’était des jeunes, on les a lâchés ».

Après avoir essayé d’en parler au lieutenant qui commande la compagnie, ils ont écrit cela (tortures et viols) au commandant dans une lettre qu’ils ont tous signée : je ne sais quelle sera l’issue.

L’issue fut qu’après enquête de gendarmerie, les tortures ne furent pas retenues, les viols furent classés prostitution. Tous les signataires furent convaincus de faux-témoignage et envoyés en escorte de convois (le travail de beaucoup le plus dangereux), avec les félicitations du commandant : « Parmi vous il y a 3 ou 4 salauds et les autres sont des crétins. »

De cette protestation collective, les archives militaires ne disent mot. Par contre elles m’ont appris que le sous-lieutenant chef de poste fut envoyé à Philippeville comme instructeur.

Elles m’ont appris que ces rationnements alimentaires drastiques, ces arrestations, ces interrogatoires à la gégène d’innocents, ces viols, ces straffing de troupeaux, — tout ce que j’avais pris à l’époque pour des bavures –, étaient en fait violence délibérée. C’était de la contre-guérilla !

Il fallait que tous ces nomades aient davantage la trouille de nous.., soient davantage terrorisés par nous que par le FLN.

Deux mois plus tard les interrogatoires avaient repris dans le nouveau poste commandé cette fois par un adjudant-chef SAS. J’en rendis compte à mon médecin-capitaine et à mon médecin-lieutenant, qui me promirent qu’ils s’arrangeraient pour que cela cesse,… et m’avertirent le lendemain que notre commandant voulait me mettre en prison pour les avoir prévenus.

En Allemagne, on m’avait déjà mis en tôle pendant 1 mois. Mais là en Algérie j’avais mieux mesuré le rapport des forces. Je refusai qu’on m’y remette : « J’ai signalé à ma hiérarchie des pratiques interdites ; je n’ai fait que mon devoir. Pas question qu’on me mette en prison ou je fais suivre en haut lieu ! »

Notre commandant me muta alors à l’extrême sud du secteur, aux Arbaouat, sous les ordres du lieutenant, ancien prisonnier des Viets, qui lui, trois jours avant, m’avait averti qu’il saurait bien s’arranger pour qu’un jour je me fasse descendre. Et mes médecins-chefs me firent savoir qu’ils n’avaient pu empêcher cette mutation.

Tout au long de mon séjour en Algérie une de mes techniques de résistance fut de rappeler cet ordre, apparemment relativement formel, mais cet ordre tout de même de notre commandant de « ne pas toucher aux prisonniers dans les postes », et de rappeler les conventions de Genève… A chaque fois ça marqua.
La seule fois par contre où je rappelai les engagements gouvernementaux de Malraux, cela fit rigoler le capitaine qui était en train de m’engueuler ; néanmoins il n’insista pas.

LES ARBAOUAT

Les Arbaouat où j’étais muté disciplinairement étaient le coin le plus beau du secteur, une petite oasis avec un ksar (un village) de 650 habitants, dont une quarantaine était au djebel, et un douar de 45 rheïmas.

Notre poste, qui était très grand, était adossé au ksar ; ses trois autres côtés donnaient sur le sable et les dunes.

Là, je soignais les militaires et la population arabe.

Heureusement pour moi notre lieutenant fut rapidement remplacé par un aspirant qui partageait mes convictions.

Lui et le capitaine qui commandait notre compagnie se laissèrent assez facilement convaincre que les rations alimentaires des gens du ksar étaient très insuffisantes et que le ravitaillement de l’ALN ne se faisait pas par eux.

Un mois après notre arrivée aux Arbaouat, où nous relevions la Légion, d’importantes opérations se servirent de notre poste comme base arrière.

J’écrivais à mon père le 16 juin :

Mon vieux papa, décidément je suis assez écœuré par ce que je vois depuis mon arrivée en Afrique. Vrai, pas joli, joli. Actuellement il y a un gars qui est en train de gueuler, les paras l’« interrogent ». Bientôt 48 h qu’ils sont sous de la tôle sans boire ni manger. J’ai demandé ce matin au chef de poste qui s’occupait de leur graille. Il m’a répondu qu’ils étaient encore à la diète. Et lui n’y peut rien, nous sommes sous les ordres d’un commandant parachutiste !

Tous ces jours-ci il y a dans la région des opérations de grande envergure, mais ça ne donne rien : 6 prisonniers en deux jours je crois ; alors on se reporte sur les villages. Les copains du poste ont été employés pour le bouclage du ksar et ont un peu participé au début de pillage. C’est étrange comme certains se laissent facilement prendre à l’atmosphère, quitte à le regretter ou à reconnaître que c’est moche ensuite. Mais l’ennui, le climat, l’ambiance, tout pousse à regarder cela comme pas très important.

Je vous ai dit que nous avions 45 rheïmas, on vient hier de les faire re-déménager pour la troisième fois en dix jours. Ils étaient à environ 500 mètres du poste, on les a amenés à 20 ou 30 mètres des barbelés, en ligne ; pas mauvais comme protection, ça vaut un champ de mines, en cas d’attaque on serait obligé de tirer dedans.

Bien sûr les paras ont déjà tué deux des prisonniers qu’ils ont torturés, ils comptent en tuer encore deux autres. C’est exact d’ailleurs, vu l’état dans lequel ils les mettent, c’est aussi bien.

Ca ne m’a guère fait plaisir et je ne l’ai pas caché : les gars de leur 2° Bureau voulaient me casser la gueule, heureusement notre aspi chef de poste est intervenu.

Ce qui frappe c’est l’engouement d’un certain nombre pour ça ; depuis les deuxièmes pompes jusqu’aux officiers ; il y a une escadrille d’hélicoptères, ils voulaient emmener notre aspi au spectacle, leur capitaine est allé y passer un petit moment.

Les gens du village eux aussi entendent le gars gueuler, s’ils ne le voient pas ; ça dure déjà depuis plus de 24 heures, on pense qu’il y en a pour au moins 8 jours.

A Géryville aussi ce n’est pas drôle actuellement, il vient d’y avoir 150 arrestations, dont le maire.
_ Pardonne-moi, papa, de t’écrire tout cela brutalement ; mais un officier me le disait hier soir : devant tout cela on se demande si nous sommes vraiment civilisés.

Les archives militaires m’ont appris qu’en ces seuls 15 premiers jours de juin à Géryville, ce furent en fait, je les cite, « 300 suspects qui furent fortement interrogés au cours d’une période d’intimidation ». 300, c’était 1 homme sur 10.

Xavier Jacquey
Xavier Jacquey, Kef Lahmar, mars 1959.
Xavier Jacquey, Kef Lahmar, mars 1959.
  1. Un arabe fut assassiné le 12 avril 59 à Lagermi.
  2. Car le 2° Bureau, lui, “touchait” régulièrement les prisonniers, un jour qu’avec mon médecin-lieutenant nous en croisions l’officier responsable, il m’avait dit : « Si vous saviez ce qu’ils font, vous n’avez rien vu ! »
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