Les papiers de vos parents, s’il vous plaît !
Lorsque Nicolas Sarkozy relie identité nationale et immigration, lorsque les discours s’emballent et la méfiance affleure, plusieurs millions de Français pensent sans doute à l’histoire tourmentée de leur famille. Selon Guy Desplanques, chef du département de la démographie de l’Insee, environ 10 % des personnes qui naissent chaque année en France ont deux parents nés à l’étranger. Depuis les années 1960, ce chiffre a parfois varié – il atteignait 12 % à la fin des années 1970, il est tombé à 9 % en 2003 -, mais il permet de saisir l’ampleur de cette France venue d’ailleurs.
Pour certains, cette histoire d’immigration est encore fraîche. Pour d’autres, elle est plus lointaine, enfouie dans la mémoire d’une famille qui a préféré oublier l’épopée parfois douloureuse du franchissement des frontières. Elle surgit alors à la faveur d’un dérapage politique, d’un événement familial ou d’une simple démarche administrative. C’est ce qui est arrivé à Kristian Feigelson, sociologue, qui raconte avoir découvert, lors d’une demande de renouvellement de passeport, qu’il n’était pas un Français « aussi français que les autres ».
Pour obtenir une carte d’identité sécurisée ou un passeport électronique, l’administration refuse désormais de reproduire le document périmé, comme elle le faisait auparavant. Elle procède désormais à un « examen approfondi » de la situation du demandeur au regard de l’identité, mais surtout de la nationalité. Lorsque la copie intégrale d’acte de naissance indique que les deux parents sont nés à l’étranger, elle exige donc une « preuve » de la nationalité française. Certains acceptent volontiers de se plier à cette nouvelle exigence, d’autres s’en offusquent.
Face à cette demande, Kristian Feigelson a eu le sentiment d’appartenir à une « sous-catégorie de citoyens ». « Comme s’il y avait des vrais Français, dont les parents sont nés en France, et des faux, dont les parents sont nés à l’étranger. » « J’étais stupéfait, raconte-t-il. Je suis français, je suis né en France de parents français, je vis en France et je n’imaginais pas devoir un jour apporter la preuve de ma nationalité devant une administration. » Ce contre-temps administratif l’a replongé dans l’histoire de la famille Feigelson, qui a fui l’URSS dans les années 1930 pour rejoindre Berlin, puis Anvers et Paris. « Ils croyaient être en sécurité en France, mais, sous le régime de Vichy, ils ont été pourchassés comme juifs étrangers, raconte ce sociologue de la Sorbonne. En juillet 1942, ils ont échappé à la rafle du Vél’d’hiv grâce à un policier qui a prévenu la concierge. »
En demandant à Kristian Feigelson le certificat de naturalisation de son père, l’administration a réveillé une histoire douloureuse qui, malgré l’enracinement de la famille en France, n’est pas vraiment « passée ». « Sous le régime de Vichy, mon père a rejoint la Résistance et s’est engagé dans les chasseurs alpins, ce qui lui a valu la croix de guerre 1939-1945, poursuit-il. Une fois naturalisé, en 1946, il a souhaité reconstruire sa vie en s’intégrant à la société française. Il a fallu près de trente ans à cette société pour réexaminer ce passé, comme l’a noté l’historien américain Robert Paxton. Mon père, lui, n’a jamais pu nous en parler. »
« UN PEU PLUS COMPLIQUÉ POUR MOI »
Le temps a passé, les enfants ont grandi, mais l’inquiétude ne s’est pas totalement dissipée. Pour M. Feigelson, l’accès aux « papiers » et à la nationalité reste, aujourd’hui encore, une question sensible. « De 1930 à 1946, ma famille a vécu en France sans papiers, remarque-t-il. Ironie de l’histoire, les premiers documents officiels qu’ils ont obtenus sont des faux, délivrés en 1942 par la préfecture de Valence. Et ce sont des certificats de baptême établis par un pasteur protestant qui leur ont permis d’échapper à la déportation. »
Myriam Saïd fait, elle aussi, partie d’une famille qui a souvent traversé les frontières. Née à Paris, sa mère est partie vivre dans les années 1950 à Rabat, où elle a épousé un Marocain. Les mariages mixtes étaient encore rares, les obstacles administratifs fréquents, et la mère de Myriam a voulu devancer les difficultés que pourraient un jour rencontrer ses enfants. Aussi a-t-elle demandé au consulat de France, à Rabat, un certificat de nationalité au nom de chacun d’eux. « C’est un vieux papier qu’elle m’a donné lorsque j’avais 16 ans, sourit aujourd’hui Mme Saïd. Je le garde comme la prunelle de mes yeux car je sais que l’administration peut me le réclamer. »
Mme Saïd, qui est aujourd’hui modéliste à Paris, a grandi au Maroc, fait ses études en Belgique et aux Etats-Unis, puis travaillé en Italie, au Maroc et en France. Lorsqu’elle a voulu se faire établir un passeport électronique, la mairie du 9e arrondissement de Paris lui a demandé un certificat de nationalité. « Je ne m’en suis pas offusquée, car je suis habituée à ce que ce soit un peu plus compliqué pour moi que pour les autres, raconte-t-elle. J’ai un nom de famille qui ne vient pas d’ici et je sens bien qu’il y a des gens qui pensent que je ne suis pas aussi française que les autres. Mais ce n’est pas grave, l’avenir est au métissage ! » Myriam Saïd a aujourd’hui une fille de 8 ans, dont le père est turc. « Je vais faire comme ma mère, conclut-elle. Je vais lui demander un certificat de nationalité dès maintenant, pour qu’elle soit tranquille plus tard. »
De nouvelles règles pour déjouer les fraudes
Pour obtenir une carte d’identité ou un passeport, il ne suffit plus de produire un document périmé et de le faire renouveler automatiquement. Désormais, « les conditions de délivrance sont plus exigeantes et strictes en matière d’état civil et de nationalité », précise le ministère de l’intérieur : les demandeurs doivent fournir à l’administration la « preuve » de leur nationalité française.
Lorsque le demandeur est né en France et que l’un des deux parents l’est aussi, une copie intégrale d’acte de naissance obtenue à la mairie de son lieu de naissance suffit. Pour tous les autres, l’administration exige des justificatifs : décret de naturalisation ou de réintégration dans la nationalité française, déclaration d’acquisition de la nationalité, certificat de nationalité française.
Ces nouvelles règles sont destinées à renforcer la sécurité des titres et à déjouer les fraudes. En vertu d’un règlement européen de 2004, les pays membres de l’UE sont ainsi obligés de délivrer à leurs ressortissants des passeports « électroniques » : ces nouveaux documents contiennent un composant électronique – une puce sans contact – qui intègre les informations figurant sur la page deux du passeport – le nom, la date et le lieu de naissance, le sexe, la couleur des yeux, la taille, la nationalité, le domicile, la date de délivrance et le numéro du titre – ainsi qu’une photo numérisée du titulaire.
Depuis la délivrance du premier passeport électronique, le 26 avril 2006, plus de deux millions de documents ont été émis. La production est centralisée et les passeports ne sont plus adressés par courrier au domicile. Dans deux ans, le passeport électronique sera remplacé par le passeport biométrique : aux yeux du ministère, ce document sera plus sûr encore puisqu’il comprendra, en plus de la puce sans contact, les empreintes digitales des deux index. Tous les pays européens devront être équipés de ces nouveaux passeports d’ici au 28 juin 2009.
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Etes-vous sûr d’être français?
Au second tour de l’élection présidentielle [de 2002], les
Français ont écarté, par 82,2 % des suffrages exprimés, M.
Jean-Marie Le Pen, candidat du Front national. […]
Certes, M. Le Pen était battu. Mais certaines de ses idées
n’étaient-elles pas en application depuis une quinzaine
d’années, comme en témoigne la course d’obstacles qui attend
les pas tout-à-fait-Français qui cherchent à renouveler
leurs papiers d’identité ?
Ennuyé, sans doute, d’avoir oublié sa carte d’identité dans
la veste qu’il vient de donner à nettoyer, mais nullement
inquiet, Jacques R. se rend à la préfecture pour obtenir un
duplicata. Première surprise : on le prie de fournir tout
document prouvant qu’il est français. Le lendemain, il
apporte une liasse de « papiers » et, deuxième surprise, se
les voit confisquer pour vérification. Il s’énerve – a-t-il
une tête de faussaire ? – et assure qu’il a un besoin urgent
de sa carte. On le rassure : il ne tardera pas à l’obtenir.
Trois mois plus tard, la veille de Noël, il reçoit en cadeau
une assignation du procureur de la République : son père,
affirme le magistrat, a bénéficié par erreur, en 1953, d’un
décret de naturalisation. Né en France en 1954 d’un père
désormais étranger, et n’ayant pas déclaré pendant sa
minorité qu’il optait pour la nationalité française, son
fils ne la possède pas. Une action est donc engagée pour le
confirmer. Le tribunal d’instance ratifie les conclusions du
procureur : Jacques R. n’est pas français.
Effondré, il ne comprend pas : il a toujours vécu en France,
y a fait ses études, puis son service militaire, s’est marié
avec une Française, gagne honorablement sa vie (il est
commerçant), n’a jamais eu affaire à la police ni à la
justice et a obtenu plusieurs fois, sans difficulté, le
renouvellement de sa carte d’identité. Par chance, il peut
prouver qu’il réside en France depuis plus de dix ans et a
toujours été considéré comme français par les pouvoirs
publics. Il peut donc bénéficier de la « possession
d’état ». Deux ans plus tard, le tribunal en convient : à 43
ans, en 1997, Jacques R. devient français. Ce qui n’est pas
qu’une clause de style : nés d’un père « étranger », ses
enfants perdent à leur tour leur nationalité et, comme lui,
doivent entreprendre des démarches pour se faire reconnaître
la « possession d’état ».
Est-on français de parents dont la nationalité n’est ni
contestée ni contestable, on n’est pas à l’abri, pour
autant, d’un regard soupçonneux ni d’exigences
extravagantes. A 65 ans, ex-directrice d’école, née en
Algérie d’un père français – fonctionnaire « métropolitain »
détaché au « gouvernement général » d’Alger -, Françoise B.
sollicite une nouvelle carte d’identité. On lui demande de
prouver qu’elle est française. Mais comment pourrait-elle ne
pas l’être puisque, pendant plus de quarante ans, elle a été
fonctionnaire titulaire de l’éducation nationale ? Qu’à cela
ne tienne, son lieu de naissance laisse « présumer », lui
répond-on, qu’elle pourrait être étrangère.
Comme l’est, à son insu, Lucienne G., 50 ans, avocate née à
Strasbourg, installée à Paris et qui a plus d’une fois
obtenu le renouvellement de sa carte d’identité.
L’administration lui découvre tout à coup des
arrière-grands-parents allemands – allemands malgré eux,
puisque nés dans l’Alsace conquise et germanisée d’avant
1914. Comme Jacques R., elle sera reconnue française,
quelques années plus tard, par « possession d’état ». Cas
exceptionnels ? Nullement : si l’on remonte aux
arrière-grands-parents, plus d’un tiers de la population
française a des origines étrangères. Qui n’est pas né en
France de parents français eux-mêmes nés en France risque, à
un moment ou à un autre, de devoir prouver sa nationalité.
Ou d’apprendre qu’il n’est pas français. « On est tous
français à titre provisoire, déclare Me Gérard Tcholakian.
Tout au long de notre existence, il peut arriver que le
ministère public conteste notre nationalité. » Me Laurence
Roques ajoute : « Dès que notre histoire comporte un
élément d’extranéité, nous sommes suspects. Et condamnés,
très souvent, à un parcours kafkaïen. »
Suspecte, par exemple, Michèle C., chef d’entreprise dans
une grande ville du Sud-ouest. Elle est française, mais elle
est née à Tunis. Sa mère est française, mais elle est, elle
aussi, née à Tunis. Le père de sa mère est français par son
père, mais ce père-là – l’arrière-grand-père de Michèle C. –
est né en Corse. Des Barbaresques plus des Corsaires : c’en
est trop pour l’administration, qui exige, pour tous ces
possibles fraudeurs, des actes de naissance intégraux.
Ajaccio réagit assez vite – deux mois après. Mais Nantes, où
sont transcrits les actes de naissance des Français nés à
l’étranger, ne retrouve pas trace de la mère de Michèle. Un
an plus tard, il la retrouve. Mais, entre-temps, l’acte de
naissance de l’arrière-grand-père a cessé d’être valable.
Nouvelle demande… 1995-1998 : Michèle C., qui avait perdu
carte d’identité et passeport, a dû attendre trois ans pour
en obtenir de nouveaux. Ce qui a singulièrement compliqué sa
vie professionnelle : elle ne pouvait ni voyager ni prouver
son identité.
Quels que soient sa position sociale, son titre,
éventuellement son grade ou ses mérites, personne n’est à
l’abri d’une exigence inquisitoriale : « J’ai eu comme
clients trois généraux : militaires de carrière, leurs pères
avaient servi à l’étranger, où ils étaient nés », dit Me
Alain Mikowski. Quant aux soldats français d’origine
africaine ou maghrébine qui se sont battus dans l’armée de
la République, ils ont perdu en 1993 une nationalité qu’ils
détenaient depuis vingt ou trente ans. Depuis, ils
perçoivent une retraite de mercenaires étrangers – nettement
plus réduite.
Pourtant, rien, dans le code de la nationalité, intégré en
1993 dans le code civil, ne justifie les caprices et les
bassesses de l’administration. S’il a subi de nombreuses
retouches depuis un siècle, les principes auxquels il se
réfère – le droit du sol, le droit du sang – n’ont jamais
été remis en question : est français l’enfant dont l’un des
parents est français, ou, à 18 ans, l’enfant né en France de
parents étrangers. Sans parler, naturellement, de ceux qui
deviennent français – par déclaration, naturalisation,
réintégration.
Plus ouvert que d’autres, le code de la nationalité comporte
pourtant de nombreux « angles morts », estime M. Jean-Michel
Bélorgey, conseiller d’Etat. « Il est allergique à la prise
en compte de situations anomiques. Le législateur est en
permanence en train de composer et, pour ne choquer ni les
hommes de liberté, qui ne sont pas les plus nombreux, ni les
majorités silencieuses ou xénophobes, il fait des textes à
trous, qui laissent de larges marges aux services et à leurs
préventions viscérales. Cela conduit à toutes ces alchimies
qui se passent dans les mairies et aux guichets. Il n’y a
jamais de vraie régulation au sommet. »
Choix politique
Il arrive même que le sommet disjoncte et, par voie de
circulaires internes, prenne des dispositions contraires à
la lettre ou à l’esprit de la loi. C’est affaire de contexte
historique, politique – et de capacité à raison garder.
Craignant, depuis des décennies, que la France ne soit
submergée par des « hordes » venues du tiers-monde, le
législateur paraît atteint de paranoïa galopante et, se
croyant entouré d’ennemis, exige de ses nationaux qu’ils
montrent patte blanche : tout Français est peut-être un
étranger qui s’ignore ou se cache.
Déjà, en 1985, dans un article publié à la « une » du
Monde2 et qui fit grand bruit, Jacques Laurent
racontait à quelles tribulations il avait été contraint pour
obtenir le renouvellement de sa carte d’identité. « Cela a
fait scandale parce qu’il était connu, commente un haut
fonctionnaire chargé de ces questions, mais cela durait
depuis longtemps : à l’époque, il y avait déjà des milliers
de Jacques Laurent. » Depuis 1995, et l’institution de la
carte d’identité sécurisée, il y en a des centaines de
milliers – et peut-être des millions. «Le climat actuel
est à peu près le même qu’il y a trente ans, dit ce haut
fonctionnaire. Pour déceler 1 % d’erreurs ou de fraudes, on
empoisonne la vie de 99 % des citoyens. C’est de la folie !
Mais on n’en parle plus. Comme si l’inacceptable, avec le
temps, était devenu normal. » […]
Suspect d’être un étranger fraudeur ou un immigré
clandestin, tout citoyen qui sollicite une nouvelle carte
d’identité doit donc prouver qu’il est français. Comme si
l’ancienne était un faux. « La carte sécurisée, c’est un
choix politique, dit Me Tubiana. On demande un certificat
de nationalité à des gens dont on peut parfaitement savoir,
par les fichiers informatiques, qu’ils en sont au troisième
ou quatrième renouvellement de leur carte d’identité. On est
dans le domaine de la xénophobie pure. Qui renvoie à une
conception exclusive (par opposition à inclusive) de la
nationalité. »
Perspective raciste
Français par le droit du sol ? Oui. Mais par le sang, c’est
mieux, et c’est aujourd’hui « la voie royale », dit Me
Laurence Roques. « Parce que là, au moins, on est sûr : le
sang ne ment pas ! » Mais dès qu’on entre dans cette
logique – « dis-moi de quel sang tu es, qui est ton père,
ton grand-père, dis-moi d’où tu viens » -, on se place dans
une perspective raciste (comme en témoigne le programme de
M. Jean-Marie Le Pen) : « On voit de plus en plus souvent
apparaître des comportements que je n’hésite pas à qualifier
de purificateurs de la « race » blanche, déclare Me Gérard
Tcholakian. Il y a, dans certaines administrations qui
traitent du contentieux de la nationalité, une volonté,
consciente ou inconsciente, de protéger la « race ». Il m’est
arrivé de déposer plus d’une dizaine d’assignations de
reconnaissance de nationalité pour de jeunes Africains dont
le père, sans contestation possible, était français, et
auxquels un tribunal d’instance refusait la délivrance d’un
certificat de nationalité. C’est très courant. »
« On sacralise l’origine, dit M. Jean-Michel Bélorgey.
Comme s’il y avait une essence de l’ »être-français », qu’il
faudrait protéger de toute souillure. » D’où cette
suspicion qui frappe toute personne née à l’étranger ou de
parents étrangers, d’où cette crainte obsessionnelle d’une
« contamination », toujours possible, de la « race », cette
exigence pathologique de documents qui attestent sa
« pureté ».
Français de France ou d’ailleurs, tout citoyen ou presque se
voit donc demander, lorsqu’il sollicite une carte d’identité
(ou un passeport, s’il ne possède pas la carte sécurisée),
un certificat de nationalité. Généralement, il ne le sait
pas, il ne soupçonne même pas l’existence de ce certificat :
hormis, dans les antennes de police, quelques panneaux
souvent illisibles, toujours incompréhensibles et, tant il y
a de monde, inaccessibles, aucune information n’est donnée
spontanément ni ne circule ; les quelques brochures éditées
par le ministère de la justice, ou les dépliants de la
préfecture de police ont une existence quasi clandestine.
Nullement préparé à l’épreuve qui l’attend, le citoyen ne
comprend donc pas ce qu’on lui demande, se le fait répéter
par un fonctionnaire de plus en plus excédé, puis réalise,
stupéfait, qu’on doute de sa nationalité, panique ou
« s’encolère » : « J’ai vu arriver des dizaines de gens
dans mon cabinet, de toutes origines sociales, parfaitement
insérés et complètement bouleversés, dit Me Alain
Mikowski. Ils se voyaient demander non seulement une
quantité invraisemblable de documents, mais s’entendaient
dire qu’ils n’étaient pas français. Ou, en tout cas,
devaient le prouver. »
« Chaque fois, c’est un choc, confirme le responsable
d’une antenne de police parisienne. Les gens ne comprennent
pas. Habitués à recevoir sur-le-champ de nouveaux documents,
ils se voient expédiés au tribunal d’instance. Et le tout au
milieu d’un public impatient, énervé par l’attente, le
bruit, les protestations d’un citoyen furieux, les cris d’un
nourrisson que des parents veulent inscrire sur leur
passeport… Non, l’extrait de naissance ne suffit pas, il
faut présenter l’enfant, même si c’est un bébé… On nous
prend pour d’horribles bureaucrates, mais nous travaillons,
presque tous, dans des conditions épouvantables, qui
feraient d’un ange un démon. »
L’antenne de police : un purgatoire, qui débouche moins sur
le paradis que sur l’enfer. Refusé pour nationalité douteuse
par des fonctionnaires tatillons sur ordre – « Depuis trois
ans, déclare un responsable, on nous demande d’appliquer
la réglementation de façon très stricte » -, le citoyen se
rend donc au tribunal d’instance. Le plus souvent, il doit
prendre rendez-vous pour obtenir la liste des pièces
qu’exige la délivrance d’un certificat de nationalité.
Liste impressionnante, mais, comme l’indique celle que nous
avons sous les yeux, « liste provisoire et qui peut être
complétée après examen du dossier ». Provisoirement, donc,
il est prié de fournir son acte de naissance, celui de son
père, de sa mère, de ses grands-pères et grands-mères
paternels et maternels, des arrière-grands-pères et
arrière-grands-mères paternels et maternels, son livret de
famille, celui des parents, beaux-parents, grands-parents,
leurs actes de mariage, son livret militaire, des
certificats de travail… « A un moment donné, dit Me
Gérard Tchokalian, le tribunal d’instance de Toulon ne
demandait pas moins d’une trentaine de documents pour
délivrer un certificat de nationalité. »
Ces documents réunis, le citoyen prend rendez-vous au greffe
pour déposer son dossier. Dès l’entrée, il est saisi :
généralement, il n’y a pas de salle d’attente – dans le 18e
arrondissement de Paris, quelques chaises sont disposées
dans un étroit couloir, la plupart restent debout, parfois
deux ou trois heures -, et l’accueil n’est pas
individualisé. Derrière son guichet, l’agent examine le
dossier, tout en faisant des observations ou en posant des
questions que tout le monde peut entendre.
Viol légal de la vie privée : dans un tribunal de banlieue,
un homme âgé explique que son grand-père est mort à Dachau
et que ses papiers ont brûlé dans l’incendie du ghetto de
Varsovie ; un autre, que ses beaux-parents, qui vivent dans
un village perdu du Mali, ne peuvent se rendre à Bamako, à
500 km, pour photocopier leur livret de famille. Le
guichetier ne sait quoi faire – formés sur le tas, beaucoup
manquent de compétence, confondent Guinée-Conakry et
Guinée-Bissau, l’ex-Congo belge et l’ex-Congo français…
Perplexe, l’employé appelle la greffière en chef, absente,
puis le service d’état civil à Nantes, qui ne répond pas.
Finalement, il prend le dossier : « On verra… »
Peut-être l’homme attendra-t-il six mois – c’est fréquent –
un récépissé de dépôt. Le temps que la greffière en chef
examine les documents et délivre, éventuellement, le
certificat de nationalité. Ou, hésitante, fasse suivre le
dossier à la chancellerie. C’est la règle : à la moindre
difficulté, les greffes, qui manquent de personnel et
craignent la hiérarchie, soumettent les cas qui leur posent
problème au ministère de la justice. Où une douzaine de
fonctionnaires, non moins zélés ou frileux, demanderont au
consulat de Ouagadougou, Pondichéry ou Rabat d’authentifier
les extraits de naissance. Certains consulats ne réagissent
pas, d’autres prennent leur temps – quelques mois, un an,
deux ans.
Aucun délai légal n’est fixé pour la délivrance d’un
document administratif. On l’attend parfois des années. Et
comme, à la différence d’autres pays, telle la
Grande-Bretagne, les fonctionnaires français avancent
masqués, on ne peut jamais savoir qui s’occupe de son
affaire, dans quel service elle est bloquée, ni pourquoi.
Connaît-elle une issue négative, on peut faire appel devant
le tribunal d’instance. Ou, si lui-même confirme la décision
de la chancellerie, devant le tribunal de grande instance.
Mais « comme tout le système français est fondé sur la
suspicion, comme les textes sont toujours lus et interprétés
au minimum » (Me Alain Mikowski), l’affaire n’est pas
réglée pour autant : « Le parquet s’acharne, dit Me Michel
Tubiana. Il m’est arrivé d’avoir des accrochages très
violents avec des procureurs cyniques ou obtus. Ainsi, pour
deux cas absolument identiques (deux frères à qui la
chancellerie déniait la nationalité française), le même
tribunal, à deux mois d’intervalle, a rendu deux jugements
contradictoires. J’ai dû m’adresser à la cour d’appel. » De
son côté, Me Alain Mikowski précise : « On perd 90 % des
affaires. A Pontoise, le procureur n’assiste même pas à
l’audience. A Evry non plus. Obtient-on un jugement
favorable, le parquet fait appel. Et ne vous lâche pas. »
Il y a toujours des contradictions, sans doute, entre les
histoires individuelles et les règles collectives. Mais le
pouvoir les tend actuellement à l’extrême et durcit ses
exigences de « normalité ». De conformité. Pris de crampes
identitaires, il s’accroche à des mythes – mythe des
origines, mythe de la « pureté » ethnique – et délire. Il
sacralise la nation au moment où il abandonne une partie de
ses pouvoirs à des instances étrangères, s’arc-boute à une
définition étroite de l’appartenance nationale, quand la bi-
ou la multi-appartenance sont de plus en plus fréquentes et
revendiquées, n’admet qu’une seule dimension de l’individu,
alors que de plus en plus se définissent autant, sinon
davantage, par leur enracinement dans une région, leur
adhésion à une religion, leurs engagements (politique,
professionnel) européens.
L’Etat ne connaît que des Français – qu’il définit comme
tels de la façon la plus arbitraire, la plus étroite
possible -, quand ces Français « se sentent » tout autant,
et sans états d’âme, corses ou bretons, déjà européens, et
en même temps yougoslaves, algériens, portugais, maliens…
« Moisie », la France, comme le prétend un littérateur ?
Certainement pas ; mais le pouvoir, sans conteste. Qui se
calfeutre, sent le renfermé, et cultive le nombrilisme
hexagonal. A la différence de ceux qui ont ouvert la France
sur le monde et prôné des valeurs – liberté, égalité,
fraternité – qui ont fait, un temps, sa grandeur. Loin
d’exclure, les révolutionnaires de 1789 ont inclus dans la
nation française tous ceux dont l’existence témoignait de
leur attachement à ce pays et à ses idéaux.
Les chiens de garde de la « pureté » nationale feraient bien
de méditer l’article 4 de la Constitution de 1793 : « Tout
homme né et domicilié en France, âgé de 21 ans accomplis,
tout étranger âgé de 21 ans accomplis, qui, domicilié en
France depuis une année, y vit de son travail, ou acquiert
une propriété, ou épouse une Française, ou adopte un enfant,
ou nourrit un vieillard, tout étranger, enfin, qui sera jugé
par le corps législatif avoir bien mérité de l’humanité, est
admis à l’exercice des droits de citoyen français. »