Les 2 et 3 décembre 2024 se tiendra à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar, Faculté des Lettres et Sciences Humaines, un colloque international interdisciplinaire organisé dans le cadre du 80ème anniversaire du massacre de Thiaroye en 1944, en lien avec le Festival Thiaroye 44 et la mairie de Thiaroye Gare.
Argumentaire :
Depuis quelques années, à Thiaroye même, cadre en 1944 de l’horrible massacre perpétré par les soldats de l’armée coloniale française contre des tirailleurs sénégalais de retour de la deuxième Guerre Mondiale, des initiatives sont prises par des groupes et individus qui se battent pour sauver de l’oubli ce pan honteux de l’histoire franco-africaine. Festival, représentations théâtrales, fresques murales, chansons sont autant de forme d’expression ayant permis aux habitants de cette localité de raviver la mémoire du massacre. Au-delà de cette commune de la banlieue dakaroise, dans le reste du Sénégal et de l’Afrique, dès les années 1940, d’autres voix, artistes engagés et militants politiques, se sont faites entendre pour dénoncer cette injustice et demander des explications sur le funeste sort des soldats africains tués à Thiaroye, signe que très tôt cet événement est devenu un symbole de la violence coloniale.
Il aura fallu attendre les années 1970 pour que des recherches historiques et des textes littéraires relevant de genres et de disciplines différents, fassent de ce triste évènement le sujet de leur discours scientifique. Dès années 1970 aux années 2000 des historiens sénégalais, mais aussi canadien, vont chercher à documenter ce qu’il s’est passé ce matin du 1er décembre 1944 (Voir bibliographie ci-dessous : Faye, 1970 ; Echenberg, 1978 ; Diop 1993 ; Guèye, 1995). Ces travaux scientifiques se sont entremêlés avec des œuvres d’art, produisant un mélange des genres comme par exemple la pièce de théâtre de l’historien Cheikh Faty Faye reproduite dans le journal And Sopi de la gauche des années 1970 et parue en 2005. Si de nombreuses œuvres s’étaient déjà emparées de Thiaroye depuis les poèmes du guinéen Fodéba Keita et du sénégalais Léopold Sédar Senghor à la fin des années 1940, ce qui allait véritablement faire connaitre le drame de Thiaroye au grand public fut le film d’Ousmane Sembène et Thierno Faty Sow, Camp de Thiaroye, sorti en 1988 (Parent, 2014).
La trajectoire de la mémoire culturelle de Thiaroye est bien sûr indissociable de celle, plus large, des tirailleurs dit sénégalais. Celle-ci, après avoir été plus ou moins enfouie aux lendemains des indépendances ré-émerge, au Sénégal, à la fin des années 1990 avec la disparition du dernier tirailleur de la Première Guerre mondiale en 1998, puis avec l’instauration d’une Journée du tirailleur en 2004 par le président Abdoulaye Wade. De manière concomitante, dans les années 1990 et 2000, plusieurs travaux d’historiens – notamment nord-américains – s’intéressent aux tirailleurs, et plus spécifiquement à ceux de la Seconde Guerre mondiale, évoquant alors le massacre du 1er décembre 1944 en quelques lignes (Echenberg, 1991, Lawler, 1996, Mann 2006). Mais c’est à partir des années 2010 que les recherches les plus conséquentes sur Thiaroye ont lieu, en montrant la trajectoire de ces hommes avant d’arriver au Sénégal (Cousin, 2011 ; Scheck, 2012), comment Thiaroye pouvait s’insérer dans une histoire orale des tirailleurs (Sow, 2018), les injustices de la captivité en France puis les spoliations que ces hommes avaient subies de la part de l’administration française et même les tentatives pour dissimuler ce qu’il s’était produit (Mabon, 2010 ; Mourre 2022), ou encore les enjeux de reconstructions mémorielles auxquelles cet événement a donné lieu sur le temps longs (Mourre, 2017).
Parallèlement à ces travaux d’historiens, citons les nombreuses œuvres culturelles qui produisent différentes représentations de ce massacre, qu’elles soient musicales (Ouzin, Baba Maal, El Hadj Ndiaye, Niominka bi, Mao Sidibé, Wa BMG 44), théâtrales, avec des pièces écrites (Aïcha Euzet, Alice Carré, ou Alexandrea Badea) ou jouée (par le rappeur Stomy Bugsy) ou encore le film de François-Xavier Destors et Marie-Thomas Penette, Thiaroye 44, sorti en 2021. Ces exemples, loin d’être exhaustifs, montrent à quel point Thiaroye occupe une place à part dans les représentations coloniales, en France et au Sénégal. Ces représentations ont souvent eu un caractère politique. Les nouvelles autorités politiques du Sénégal se sont ainsi emparées de cette question en voulant faire du 80ème anniversaire du massacre un événement mémorable dix ans après que, en 2014, le président français François Hollande soit venu dans l’enceinte du cimetière militaire prononcer un discours. Notons enfin, que, par d’autres voies, les populations de Thiaroye et d’autres contrées ont toujours essayé à leur tour de produire un discours testimonial ou de remémoration qui nourrit encore un riche imaginaire et des représentations insuffisamment exploitées par la recherche universitaire.
Ce colloque, qui se déroulera sur deux jours à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar et à Thiaroye même, ambitionne donc de faire dialoguer des historiens attentifs à de nouveaux questionnements sur le déroulement des événements, des littéraires et s’intéressant à cet incessant travail de création et de récréation autour de Thiaroye, des politistes travaillant sur les usages de l’histoire de Thiaroye, que ceux-ci soient le fait de gouvernements ou de militants, des acteurs du monde des arts (cinéastes, musiciens, peintres, photographes, graffeurs) et de l’éducation. En organisant une journée sur les lieux même du massacre, les organisateurs, dans une perspective de recherche participative, ont pour ambition d’impliquer les populations de Thiaroye et des localités environnantes et d’être à l’écoute de leurs discours spécifiques sur cet événement. Ce sont tous ces discours historiographiques, œuvres de fictions et imaginaires politiques que les participants de ce colloque interdisciplinaire chercheront à analyser. Pour cela, les communications pourraient s’inscrire dans l’un des axes suivants bien que des communications inscrites dans d’autres thématiques seront aussi les bienvenues.
Axe 1. Nouvelles pistes historiques sur le massacre de Thiaroye
• État des recherches historiques
• Quelles nouvelles sources (orales, archives administrative) pour travailler sur le massacre
• Histoires de rescapés et de descendants de victimes
• Techniques archéologiques et pistes pour procéder à l’exhumation des victimes
• Au-delà de Thiaroye : perspectives comparatives, héritage et continuité historique
Axe 2. Représentations artistiques, imaginaires autour du massacre et transmission
• Les oeuvres littéraires et artistiques (cinéma, musique, peinture, etc.)
• La mémoire du massacre chez les populations thiaroyoises
• Thiaroye et mémoire familiale
• Enseigner Thiaroye 44
Axe 3. Thiaroye comme objet politique
• Les discours officiels sur Thiaroye
• Les discours militants autour de Thiaroye
• Thiaroye parmi les anciens combattants
Ce colloque sera clôturé par un appel de Thiaroye qui sera rédigé et signé par l’ensemble des participants.
Bibliographie indicative
- Beye Ben Diogaye, Diop Boubacar Boris et Little Roger, Thiaroye 44 : scénario inédit, édité par Martin Mourre et Roger Little, L’Harmattan, 2018.
- Cousin Anne, Retour tragique des troupes coloniales. Morlaix-Dakar, 1944, Paris, L’Harmattan, 2011.
- Croset Françoise, « Cahier pour une histoire du massacre de Thiaroye », non publié : https://hal.science/hal-01598514v2/document
- Diallo Doudou, « L’aube tragique du 1er décembre 1944 à Thiaroye », Afrique Histoire n° 7, 1983, p. 49-51.
- Diop Samba, « ‘Thiaroye 1944’, massacre de tirailleurs, ex-prisonniers de guerre », mémoire de maitrise d’histoire, Université Cheikh Anta Diop, non publié, 1993.
- Echenberg Myron « The Senegalese Soldiers’ Uprising of 1944 » in African Labor History, Beverly, Hills/Londres, Sage, 1978, pp. 109-128.
- Faye Cheikh Faty, « L’opinion publique dakaroise (1940-1944) », mémoire de maitrise d’histoire, Université Cheikh Anta Diop, non publié, 1970.
- Faye Cheikh Faty, Aube de sang, Paris, L’Harmattan, 2005.
Gueye M’Baye, « Le 1er décembre 1944 à Thiaroye, ou le massacre des tirailleurs sénégalais anciens prisonniers de guerre », Revue sénégalaise d’histoire, n°1, 1995, pp. 3 -23. - Kamian Bakary, Des tranchées de Verdun à l’église Saint-Bernard. 80 000 combattants maliens au secours de la France, 1914-1918 et 1939-1945, Paris, Karthala, 2001.
- Jennings Eric, La France libre fut africaine, Paris, Perrin, 2014.
- Lawler Nancy, Soldats d’infortune. Les tirailleurs ivoiriens de la Deuxième Guerre mondiale. Paris, L’Harmattan, 1996.
- Mann Gregory, Native Sons. West African veterans and France in the Twentieh Century, Durham and London, Duke University Press, 2006.
- Mabon Armelle, Prisonniers de guerre « indigènes », Visages oubliés de la France occupée, Paris, La Découverte, 2019.
- Mabon Armelle, « Le massacre de Thiaroye : crime continu de la Françafrique », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, n°157, 2023, pp.79-99.
- Mourre Martin, Thiaroye 1944. Histoire et mémoire d’un massacre colonial, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2017
- Mourre, Martin. « L’Armée, la haute fonction publique et le massacre de Thiaroye en 1944 au Sénégal. Bureaucratie impériale et petits meurtres entre amis », French Politics, Culture & Society, vol. 40, no. 1, 2022, pp. 107-127.
- Parent Sabrina, Cultural representations of Massacre. Reinterpretations of the Mutiny of Senegal. Basingstoke : Palgrave Macmillan, 2014.
- Scheck Raffael, « Les prémices de Thiaroye: L’influence de la captivité allemande sur les soldats noirs français à la fin de la Seconde Guerre mondiale ». French Colonial History 13, 2012, pp. 73-90.
- Seye Serigne, « Du transfert intratextuel à la migration intermédiale : le traitement du massacre de Thiaroye chez Boubacar Boris Diop », in Mémoires intermédialités : traumas, voix et villes, actes du colloque de Dakar, PUD, Dakar, 2024 [à paraître].
- Sow Abdul, Des tirailleurs sénégalais se racontent, L’Harmattan-Sénégal, 2018.
- Touré Abdoulaye, La Seconde Guerre Mondiale vécue d’en bas au Sénégal, L’Harmattan, 2014.
- Van den Avenne Cécile, « ‘Les petits noirs du type y a bon banania, messieurs, c’est terminé’. La contestation du pouvoir colonial dans la langue de l’autre, ou l’usage subversif du français-tirailleur dans Camp de Thiaroye de Sembene Ousmane », Glottopol n°12, 2008, p. 111-122.