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Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024
Le siège de campagne du candidat (18 rue d'Enghien, Paris X).

Un ministère indésirable dans une démocratie libérale, par Tzvetan Todorov

Tzvetan Todorov est historien des idées et essayiste. Son article est paru dans Le Monde du 17 mars 2007.
Le siège de campagne du candidat (18 rue d'Enghien, Paris X).
Le siège de campagne du candidat (18 rue d’Enghien, Paris X).

Dans son roman 1984, Orwell décrit plusieurs ministères institués dans le pays totalitaire Océania : le ministère de la vérité, celui de la paix, de l’amour, de l’abondance. Nicolas Sarkozy, candidat à la présidence de la République, vient d’allonger cette liste en promettant de créer, s’il était élu, un «ministère de l’immigration et de l’identité nationale». Orwell précise que les nouveaux ministères sont désignés en «novlangue» par des abréviations : Miniver, Miniamour, et ainsi de suite ; c’est à cette série qu’appartiendrait le nouveau Minident.

Pourquoi jugeons-nous indésirables les ministères imaginés par Orwell ? Non parce que nous sommes contre la vérité ou l’amour. Mais nous pensons que ces grandes catégories ne relèvent pas de l’action gouvernementale. C’est aux scientifiques et aux journalistes qu’il faut laisser la libre recherche de vérité ; c’est à chaque individu de s’occuper de ses affaires amoureuses. Ni le gouvernement ni le Parlement n’ont à s’en mêler. C’est en cela que notre démocratie est libérale : l’Etat ne contrôle pas entièrement la société civile ; à l’intérieur de certaines limites, chaque individu reste libre.

Il en va ainsi de l’identité nationale : ce n’est pas un hasard si, pour l’instant, aucune démocratie libérale n’a confié sa protection à un ministère. Qu’entend-on par cette formule : « identité nationale » ? Il faut rappeler que, non exceptionnellement, mais partout et toujours, il s’agit d’une identité mouvante, en constante évolution. Seules les nations mortes ont acquis une identité immuable. La société française de 2007 n’a que peu de traits communs avec celle de 1907, et encore moins avec celle de 1707. Si l’identité ne devait pas changer, la France ne serait pas devenue chrétienne, dans un premier temps ; laïque, dans un deuxième.

L’identité évolue, d’abord, parce que les intérêts des groupes qui la composent ne coïncident pas entre eux, et que ces intérêts forment des hiérarchies instables. Par exemple, l’octroi du droit de vote aux femmes en 1944 leur a permis de participer activement à la vie publique du pays : l’identité nationale en a été transformée. De même lorsque, vingt-trois ans plus tard, les femmes ont obtenu le droit à la contraception : cela a entraîné une nouvelle mutation de l’identité nationale.

Celle-ci évolue aussi en raison du contact avec d’autres populations : américanisation des moeurs, européanisation des institutions, ou encore, aujourd’hui, présence de minorités significatives venues du Maghreb, d’Afrique noire, d’Europe de l’Est ou d’ailleurs. Les migrations n’ont, elles non plus, rien d’exceptionnel, puisqu’on sait qu’un Français sur quatre a un parent ou un grand-parent immigré. Or, en proposant un ministère traitant ensemble de l’identité nationale et de l’immigration, le candidat à la présidentielle suggère un rapport négatif entre les deux : l’immigration est ce dont il faut protéger l’identité française. Ce faisant, il oublie que cette identité, comme celle de toutes les grandes nations, est le produit, aussi, des rencontres entre populations, depuis le temps des Gaulois, Francs et Romains jusqu’à aujourd’hui. L’impact qu’ont ces rencontres sur l’identité française est la preuve que celle-ci est toujours vivante.

Qu’est-ce qu’être français ? Le candidat explique : «La France, ce n’est pas une race, pas une ethnie», et en cela il a raison. Il poursuit : «La France, c’est tous les hommes qui l’aiment, qui sont prêts à défendre ses idées, ses valeurs… Etre français, c’est parler et écrire le français.» Ce sont là des formules inconsistantes : il y a évidemment beaucoup de non-Français, hors de France, qui aiment ce pays, qui parlent et écrivent sa langue ; réciproquement, un certain nombre de Français, on le sait hélas, sont analphabètes : cela ne les empêche pas d’être de bons Français… Mais surtout, l’amour n’a rien à faire ici (pas de ministère de l’amour) : la citoyenneté ne se définit pas par des sentiments, seuls les Etats totalitaires rendent l’amour de la patrie obligatoire.

Le candidat poursuit : «L’identité française est un ensemble de valeurs non négociables», et il cite à titre d’exemple : «La laïcité, l’égalité homme-femme, la République et la démocratie.» Ces valeurs sont belles, et l’on doit effectivement les défendre. Mais sont-elles spécifiquement françaises ? Démocratie et République sont revendiquées bien au-delà des frontières hexagonales, égalité et laïcité font partie de la définition même de ces régimes politiques. Au vrai, ces valeurs appartiennent non à l’identité française, mais au pacte républicain auquel sont soumis les citoyens et les résidents du pays.

Ce n’est pas parce qu’elle est contraire à l’identité française que la soumission des femmes est condamnable. C’est parce qu’elle transgresse les lois ou les principes constitutionnels en vigueur. L’identité nationale, elle, échappe aux lois, elle se fait et défait quotidiennement par l’action de millions d’individus habitant ce pays, la France.

Il serait souhaitable que le candidat renonce à son projet d’un ministère de l’identité ; ou, sinon, qu’il n’ait pas l’occasion de mettre son projet à exécution.

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