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Édition du 15 octobre au 1er novembre 2024

Ce que la photographie apporte à l’histoire de la guerre d’Algérie

Renouveler l’histoire de la guerre d’indépendance algérienne à partir de la photographie : c'est le propos de ce livre collectif dont nous publions l'introduction.

« Renouveler l’histoire de la guerre d’indépendance algérienne à partir de la photographie » : c’est le propos de ce livre collectif auquel ont contribué une vingtaine de chercheurs et chercheuses sous la direction de Marie Chominot et Sébastien Ledoux et dont nous publions ci-dessous l’introduction. A partir d’une photographie, les auteurs revisitent des points d’histoire dont ils sont spécialistes. Sont notamment évoqués l’engagement des indépendantistes, les disparus de la bataille d’Alger, la torture, le discours du général de Gaulle à Alger en mai 1958, le sort des harkis, l’exil des rapatriés, la lutte fratricide entre FLN et MNA, les camps de regroupement, la guerre psychologique menée par l’armée française ou l’année 1962.


Extrait de Algérie, la guerre prise de vues (CNRS éditions, 2024),

sous la direction de Marie Chominot et Sébastien Ledoux

Photographier l’ordinaire de la guerre d’indépendance algérienne

Une vingtaine de chercheurs et chercheuses, spécialistes de la période, ont été invités pour ce livre à choisir une photographie d’archive rencontrée au gré de leur parcours de recherche. Ils avaient pour consigne d’en écrire l’histoire (auteur, conditions de production et de diffusion, usages, circulations, impact, à l’époque et parfois jusqu’à nos jours…) dans un texte relativement court, à l’écriture subjective assumée, adossée à la rigueur de la recherche scientifique[1]. En complément de cette image, qui a déclenché la réflexion et l’écriture, leur était offerte la possibilité d’en choisir d’autres, issues de la même série ou lui faisant écho, pour approfondir l’analyse. Un.e historien.ne / une photographie / une histoire : au-delà de l’exercice de style inhabituel pour la plupart de ces auteur.e.s, la démarche collective s’est révélée particulièrement féconde et confirme, s’il en est encore besoin, que l’on peut faire de l’histoire à part entière en faisant une histoire des photographies[2]. En d’autres termes, faire l’histoire d’une image amène à écrire l’histoire, autrement, à croiser des regards, des points de vue, des lieux, des acteurs qui projettent successivement une pluralité d’expériences de la guerre d’indépendance algérienne, et qui donnent à voir par l’image autant d’écarts irréductibles que de correspondances.

À une exception près [Paul Max Morin], les images reproduites dans cet ouvrage ont été prises pendant la guerre d’indépendance algérienne par différentes catégories d’acteurs : Algériens et Français, militaires et civils. La plus grande partie d’entre elles n’étaient à l’origine pas destinées à être publiées. Réalisées pour beaucoup par des amateurs, elles relevaient de la sphère intime et privée, de l’album de conscrit à l’album de famille.

Un certain nombre d’appelés français s’inscrivent en effet dans une pratique amateure apparue à la fin du XIXe siècle lors des conquêtes européennes coloniales en Asie et en Afrique[3]. Munis des premiers appareils photographiques portatifs (le Vérascope Richard dans les années 1890, puis le Vest Pocket Kodak sorti en 1912), des soldats saisissent des images de leurs expériences de guerre qu’ils compilent à leur retour chez eux. Dans le cas de l’Algérie, nombreux furent les albums ainsi constitués pendant ou après la guerre d’indépendance. Ils représentent aujourd’hui des sources précieuses pour les historiennes et les historiens en documentant, en dehors de tout contrôle hiérarchique militaire, la guerre dans son ordinaire [Fatima Besnaci-Lancou et Houria Delourme-Bentayeb, Lydia Hadj-Ahmed], mais aussi dans ses secrets militaires [Sylvie Thénault]. Ils illustrent également parfois la confrontation des jeunes appelés avec le monde colonial [Andrea Brazzoduro]. Plus rarement, certaines photographies d’appelés sortent du cadre de la photographie de conscrit pour témoigner, délibérément, des violences extrêmes commises par l’armée française [Tramor Quemeneur]. La prise de photographies pendant les opérations de l’armée française était en principe strictement interdite aux simples soldats : l’usage de l’appareil photo sur le terrain militaire était réservé aux officiers de renseignement, aux officiers de presse et d’action psychologique, et aux photographes officiels de l’armée, membres du Service cinématographique des armées qui disposait d’une section en Algérie. Les reportages de ces derniers étaient soumis, avant distribution à la presse, à un processus de contrôle et de censure strict.

Les soldats ne furent pas les seuls à pratiquer la photographie pendant le conflit. Entre photographie de famille et engagement militant, nombreux furent les acteurs civils à saisir des instantanés de cette guerre qui figurent aujourd’hui au rang des sources pour l’historien.ne, au gré des rencontres et des recueils de témoignages oraux. Support de l’action et témoignage militant, les photographies de Monique Hervo (1929-2023) prises auprès d’Algériens vivant dans le bidonville de Nanterre, qu’elle accompagnait en tant qu’assistante sociale, révèlent les effets d’une guerre dans les interstices d’un monde urbain métropolitain en pleine recomposition [Muriel Cohen]. Un album de famille nous donne à voir des images d’un autre cadre urbain, celui de la ville d’Alger, projetées dans les méandres des mémoires familiales à l’occasion des événements de mai-juin 1958 [Michèle Baussant]. Autre paysage urbain inscrit dans une mémoire familiale, c’est la ville d’Oran cette fois-ci qui apparaît sur un « montage » photographique postérieur au conflit, accroché sur un mur aux petits carreaux roses, dans un lieu insolite ouvrant la transmission de l’absence algérienne au sein d’une famille de pieds-noirs [Paul Max Morin].

À côté de celles fixées par des photographes amateurs devenus reporters occasionnels, l’ouvrage présente plusieurs images réalisées par des journalistes professionnels. Elles ont participé à cette « guerre des images » que le conflit a générée[4]. Des deux côtés de la Méditerranée, la bataille de l’opinion pour l’Algérie française ou pour l’indépendance est un enjeu qui se joue aussi sur la scène d’une économie visuelle, qu’il s’agisse de la situation des enfants algériens dans les camps de regroupement [Fabien Sacriste], des mobilisations en faveur de la paix organisées par le Parti communiste français et ses organes de presse [Éric Lafon], du rapatriement des pieds-noirs à l’issue du conflit [Yann Scioldo-Zürcher Levi] ou de la reconquête symbolique de l’espace urbain par les Algériens lors des fêtes de l’indépendance [Alain Ruscio]. Un cliché de course cycliste issu d’un reportage sportif trouve une place en apparence incongrue mais qui se révèle pourtant précieuse dans ce pêle-mêle apparent d’un pays en guerre [Niek Pas].

Les photographies extraites de documents provenant de l’armée [Denis Leroux] ou de la justice françaises [Marc André] ouvrent le spectre des sources visuelles de la guerre en éclairant le traitement politique réservé aux populations colonisées, que ce soit en métropole ou en Algérie, par un État colonial en guerre qui ne dit pas son nom, ni celui de guerre, ni celui de colonial.

Si les photographies présentées dans cet ouvrage livrent, dans leur majeure partie, des points de vue français, trois textes permettent d’élargir la focale de la guerre du côté des acteurs algériens. Entre 1954 et 1962, la photographie fut en effet une arme parmi les autres utilisée par les deux camps en présence, dans le cadre d’une guerre des images marquée par une profonde inégalité de moyens, tant en termes de production que de diffusion. Face à l’immense machine de guerre médiatique déployée par les Français, les indépendantistes algériens disposaient de faibles moyens pour produire eux-mêmes des photographies. Ils eurent pourtant très tôt la conviction que l’image était indispensable pour concurrencer l’adversaire sur les terrains médiatique et diplomatique, et qu’il leur fallait mettre en scène un autre récit, pour faire connaître et pour défendre, auprès du peuple algérien comme aux yeux du monde entier, la cause de leur combat pour l’indépendance. Prises en clandestinité dans un maquis du Nord-Constantinois [Marie Chominot] ou dans la prison des Petites Baumettes à Marseille [Fanny Layani], ces clichés offrent une plongée dans l’envers de la guerre menée par les Français, lieu quasiment inaccessible au lecteur de l’époque et objet de tous les fantasmes pour les contemporains. Ces représentations des Algériens par eux-mêmes troublent les frontières entre les camps tant les correspondances visuelles sont nombreuses avec certaines images produites du côté français. Autant de photographies algériennes qui, par leur seule existence, viennent défier un rapport asymétrique à l’image entre les deux camps. Malgré le faible nombre d’images produites directement par les Algériens, on découvre aussi un usage inattendu des photographies pour documenter la recherche des disparus algériens par leurs familles, dès la période de la guerre et jusqu’à nos jours (à travers le projet « 1 000 autres ») [Malika Rahal et Fabrice Riceputi] avec, en creux, la violence d’un système de répression (« arrestation-détention ») mis en place par l’État français.

Un texte occupe une place à part dans cet ouvrage puisqu’il est le seul qui, bien qu’écrit à partir de l’analyse très fine d’une série de photographies conservées à la Bibliothèque nationale de France, est ici publié sans les images en question [Raphaëlle Branche]. Prise par un photographe aujourd’hui décédé, cette série qui documente l’usage de la torture par l’armée française appartenait à un reportage qui ne fut publié qu’en partie à l’époque. L’auteur en avait cependant déposé des tirages à la BnF, dans une démarche que l’on pourrait interpréter comme une volonté de témoigner malgré tout, de transmettre l’expérience traumatisante dont il avait été le témoin. Transmission entravée aujourd’hui. Soumises à autorisation de consultation et de reproduction, certaines de ces images ont déjà été publiées par le passé. Dans le cadre de cet ouvrage, les ayants droit ont finalement refusé la publication des photographies, bien que l’auteure se soit pliée aux règles fixées par ces derniers : soumettre son texte à leur relecture et y apporter des modifications, ne pas révéler l’identité du photographe, apposer un bandeau noir sur les yeux de tous les protagonistes afin qu’ils ne soient pas reconnaissables. Nous avons fait le choix de conserver le texte même privé de ses images, car il illustre les difficultés parfois rencontrées par les chercheurs pour accéder aux sources et pose la question, toujours centrale quand on travaille sur le matériau photographique, du droit d’auteur et du droit à l’image des personnes représentées.

L’affrontement violent que représente cette guerre est présent dans nombre de ces photographies. Il n’est pas euphémisé, mais montré à travers des focales qui en restituent la complexité. L’analyse qu’en font les auteur.e.s révèle l’intention des différents acteurs de fixer une réalité subjective de la guerre, dans un instant donné, avec toutes ses aspérités. La lecture historienne de ces images, soumises comme toute autre source à une analyse critique qui passe notamment par le croisement avec d’autres sources (images d’une même ou d’une autre série, archives écrites, témoignages oraux), permet d’éclairer l’hétérogénéité des expériences vécues à l’échelle individuelle, tout en les mêlant aux grands enjeux militaires, politiques, sociaux et culturels qui apparaissent sans cesse en filigrane. Il y est ainsi question de « pacification », de maquis, de luttes intestines entre le FLN et le MNA, de pratique de la torture, du « plan Challe », d’autodétermination, d’indépendance, d’exils…

Comme toute description de cette guerre, on y retrouve un vocabulaire spécifique (OR pour Officier de renseignement, RIC pour Régiment d’infanterie coloniale, BCA pour Bataillon de chasseurs alpins, GPRA pour Gouvernement provisoire de la République algérienne, wilaya, « Français musulmans d’Algérie »…), des noms (de Gaulle, Robert Lacoste, Challe, Bellounis, Messali Hadj, Maurice Audin, Robert Davezies, Jacques de Bollardière), des dates clés (Bataille d’Alger, 17 octobre 1961, 19 mars 1962, 5 juillet 1962), des acteurs traditionnels (appelés, rappelés et soldats français, maquisards algériens, indépendantistes du FLN, messalistes, pieds-noirs, harkis, activistes de l’OAS) et des lieux…

Ce que saisit et nous restitue l’objectif dans cet entrelacs d’images est bien l’ordinaire d’un temps de guerre. D’une pièce vétuste de Saint-Claude dans le Jura aux baraques du bidonville de Nanterre, des enfants du camp de Bessombourg à la salle d’attente de la gare maritime de Marseille, du portrait de la famille Kitouni au maquis à la photo de classe des élèves d’Oudjana, de l’image de la ville d’Oran dans les toilettes d’un appartement de la banlieue parisienne à une poignée de mains sur un chantier de Montreuil, on ne trouvera dans ce livre aucune trace visuelle spectaculaire ou dite « historique » de la guerre d’indépendance algérienne. Plutôt celles d’un ordinaire de mondes sociaux bouleversés par cette guerre, où les relations sociales sont mises à l’épreuve jusque dans leur plus profonde intimité, où le sens commun attaché aux objets, à la langue et à la familiarité des échanges humains vient s’éclipser pour être recomposé en permanence : ce qui constitue l’un des traits de toute guerre civile[5].

À rebours d’une intention de lisser le récit sur la guerre dans un contexte politique prônant la « réconciliation » des mémoires[6], cet ordinaire est déplié dans sa rugosité par la lecture que des historiennes et des historiens de différentes générations font de ces photographies. Il ne s’agit pas d’écrire une histoire visuelle de la guerre à travers ce livre. La photographie n’est pas ici un simple prétexte ou une illustration. Elle est traitée à la fois comme une source dans l’atelier de l’historien.ne et comme un objet d’histoire. Elle constitue la matrice de leur analyse qui nous offre une perspective chorale sur la guerre d’indépendance et nous fait circuler dans différents espaces en Algérie et en France métropolitaine.

En égrenant ces photographies et les textes qui les révèlent au lecteur, l’ouvrage prend lui-même la forme d’un kaléidoscope où les images et les mots se succèdent de page en page, sans s’estomper tout à fait, en s’assemblant d’une autre manière, par résonance de points de vue que des voix historiennes nous rendent intelligibles. Loin du classique « beau livre » d’images coloniales sur papier glacé, nous avons ainsi souhaité créer une forme originale à même de restituer pour le lecteur la démarche singulière qui en est à l’origine, une sorte de voyage accompagné à l’intérieur des images de la guerre, guidé par une écriture incarnée de la démarche historienne : découvrir, supposer, interroger, croiser, comprendre, raconter. Où, dans ce travail collectif sur le support photographique, dont la matérialité fait pleinement partie de l’analyse, il aura toujours été question de rencontres autant que du « goût de l’archive »[7].


Voir la table des matières


Notes

[1] Le projet de cet ouvrage provient initialement de l’édition numérique « La guerre d’Algérie prise de vues » coordonnée par Sébastien Ledoux et publiée entre octobre 2022 et février 2023 sur le site de l’Encyclopédie d’histoire numérique de l’Europe (EHNE)-Sorbonne université.

[2] Voir Marie Chominot, Guerre des images, guerre sans image ? Pratiques et usages de la photographie pendant la guerre d’indépendance algérienne, 1954-1962, thèse soutenue à l’université Paris 8 en 2008. Pour d’autres contextes historiques, voir Daniel Foliard, Combattre, punir, photographier. Empires coloniaux, 1890-1914, Paris, La Découverte, 2020 ; Tal Bruttmann, Stefan Hördler et Christoph Kreutzmüller, Un album d’Auschwitz. Comment les nazis ont photographié leurs crimes, Paris, Seuil, 2023.

[3] Daniel Foliard, « Pratiques amateures de la photographie en guerre », Encyclopédie d’histoire numérique de l’Europe, 2020.

[4] Marie Chominot, notice « Photographie », dans Tramor Quemeneur, Ouanassa Siari Tengour et Sylvie Thénault (dir.), Dictionnaire de la guerre d’Algérie, Paris, Bouquins, 2023, p. 938-941.

[5] Voir l’introduction de Quentin Deluermoz et Jérémie Foa dans l’ouvrage qu’ils ont dirigé : Les épreuves de la guerre civile, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2022.

[6] Voir Sébastien Ledoux et Paul Max Morin, L’Algérie de Macron. Les impasses d’une politiques mémorielle, Paris, PUF, 2024.

[7] Arlette Farge, Le goût de l’archive, Paris, Seuil, 1997 [1989].

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