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Édition du 15 septembre au 1er octobre 2024

La mention « Morts pour la France » pour les victimes de Thiaroye falsifie l’histoire de leur massacre

Vives réactions à l'annonce de l'attribution de la mention "morts pour la France" à six des soldats africains massacrés par l'armée française le 1er décembre 1944 à Thiaroye.

A l’approche de son 80e anniversaire, le massacre de Thiaroye vient de revenir dans l’actualité, avec l’annonce pour le moins surprenante en juillet 2024 de l’attribution de la mention « Morts pour la France » à quelques unes des victimes d’un massacre ordonné et perpétré par l’armée française et qui sont donc morts « par la France » et non « pour elle ».

Rappelons brièvement les faits. En novembre 1944, 1600 soldats africains, issus de différents territoires colonisés de l’Afrique Occidentale Française (AOF) et dits « tirailleurs sénégalais », libérés des frontstalags où ils étaient détenus en France durant toute la guerre et en voie d’être démobilisés, sont regroupés dans le camp militaire de Thiaroye, en périphérie de Dakar. Ils réclament le paiement promis par la France de leur arriéré de solde et leur pécule de démobilisation. Au matin du 1er décembre, des militaires et des gendarmes investissent le camp et, sur ordre, tirent sur ceux que la version officielle française qualifiera de « mutins ». Le bilan officiel est de 35 ou de 70 morts, selon les rapports. Mais pour les historiens Martin Mourre et Armelle Mabon, notamment, celui-ci est nécessairement bien plus élevé et pourrait aller jusqu’à plusieurs centaines de morts. De plus, en 1945, 34 des Tirailleurs survivants sont condamnés à des peines de un à dix ans de prison, puis amnistiés en 1947.

Morts par la France, Thiaroye 1944,

bande dessinée de Pat Perna et Nicolas Otero (Les Arènes, 2018).

L’affaire de Thiaroye est révélée au grand public européen par un film du réalisateur sénégalais Ousmane Sembène, intitulé Camp de Thiaroye et primé à la Mostra de Venise en 1988. C’est à partir des années 2000 que s’engagent des travaux historiques et que naît en Afrique et en France un mouvement dénonçant dans la version officielle un mensonge d’État et revendiquant l’ouverture de toute les archives, la reconnaissance par la France d’un crime d’État et la révision du procès de 1945, ainsi que des fouilles dans les fosses communes où furent inhumées les victimes. Ce mouvement oblige le sommet de l’Etat à s’exprimer. En 2012, le président Hollande déplore officiellement « une répression sanglante », mais relaye la version mensongère selon laquelle il y eût « 35 morts », avant de parler en 2014 de « 70 morts ». Il annonce « donner au Sénégal toutes les archives dont la France dispose sur ce drame ». Or, si toutes les archives consultables ont depuis lors été numérisées, restent selon Armelle Mabon des archives « interdites », jamais versées au Service Historique des Armées.

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Exposition à Thiaroye, au Sénégal, en novembre 2014 pour la commémoration du massacre de tirailleurs africains par l’armée française, le 1er décembre 1944. SEYLLOU / AFP

Dernier rebondissement officiel en date, le 18 juillet 2024, quelques mois avant le 80e anniversaire du massacre, l’Office national des anciens-combattants (ONAC) indique à la surprise générale que « les tirailleurs décédés à la suite de la répression survenue au camp de Thiaroye (Sénégal), le 1er décembre 1944, ont vocation à l’attribution de la mention “Mort pour la France” ». Ces derniers étant selon cet organisme au nombre de … « six ». Confronté à de vives réactions, l’ONAC précise ensuite que « l’attribution de cette mention n’a (…) pas vocation à être limitée à ces six premiers tirailleurs ». L’annonce a en effet notamment suscité la colère de l’actuel pouvoir sénégalais. « Je tiens à rappeler à la France, écrit le premier ministre Ousmane Sonko, qu’elle ne pourra plus ni faire ni conter seule ce bout d’histoire tragique. Ce n’est pas à elle de fixer unilatéralement le nombre d’Africains trahis et assassinés après [qu’ils ont] contribué à la sauver, ni le type et la portée de la reconnaissance et des réparations qu’ils méritent ». Il demande « au gouvernement français de revoir ses méthodes, car les temps ont changé », ajoutant : « Pourquoi cette subite “prise de conscience” alors que le Sénégal s’apprête à donner un nouveau sens à ce douloureux souvenir, avec la célébration du 80e anniversaire cette année ? ». Et le leader panafricaniste partisan d’une rupture avec la Françafrique de conclure : « Thiaroye 44, comme tout le reste, sera remémoré autrement désormais ». Il laisse entendre que le Sénégal, ainsi, peut-être que d’autres Etats concernés par le drame, tels que le Mali, le Niger et le Burkina Faso, entend donner un écho particulier à cet anniversaire et au symbole des crimes du colonialisme que constitue ce massacre. Le 16 août 2024, le gouvernement sénégalais a installé un « Comité de commémoration du 80ᵉ anniversaire du massacre des Tirailleurs sénégalais à Thiaroye ». Présidé par le professeur Mamadou Diouf, historien et enseignant à l’Université de Columbia, il annonce vouloir « rassembler des preuves, des témoignages et des documents pour comprendre pleinement les événements tragiques de Thiaroye » et aussi « proposer des actions qui honoreront la mémoire des victimes et sensibiliseront les générations futures ».

Pour en savoir plus sur la tragédie de Thiaroye et sur ses dimensions politico-mémorielles, on lira cet entretien de The Conversation avec les historiens Anthony Guyon et Martin Mourre, auteur de Thiaroye 1944, Histoire et mémoire d’un massacre colonial (PUR, 2017).

Enfin, nous publions la tribune parue dans Le Monde de l’historien Marc André, membre de l’Institut d’histoire du temps présent (IHTP), qui met en perspective historique le rôle de l’ONAC et voit dans sa décision concernant les victimes de Thiaroye un procédé relevant du « révisionnisme historique ».


« Morts pour la France » :

« L’Office national des anciens combattants et des victimes de guerre procède à un révisionnisme historique »

par Marc André, publié dans Le Monde le 25 août 2024.
Source.

Marc André est maître de conférences à l’université de Rouen, chercheur à l’Institut d’histoire du temps présent (IHTP).

Le 18 juin 2024, l’Office national des anciens combattants et des victimes de guerre (ONaCVG) attribuait le titre de « Morts pour la France » à six tirailleurs tués par l’armée française, le 1er décembre 1944, à Thiaroye (Sénégal). Ces soldats, après avoir combattu pour libérer la France, avaient été massacrés parmi des dizaines d’autres pour avoir exigé leur solde.

La décision, ébruitée fin juillet par Le Monde, suscitait quelques satisfactions privées – celles de descendants trouvant là une forme de reconnaissance –, mais aussi des tensions diplomatiques, le premier ministre sénégalais estimant que la France n’avait pas à « fixer unilatéralement le nombre d’Africains trahis et assassinés » à la fin de la seconde guerre mondiale, ainsi que des interrogations chez les historiens.

Sans entrer dans les débats historiographiques et mémoriels autour du massacre (nombre de morts, lieux de sépulture, droit à la réparation, etc.), mais parce que l’obscure procédure de transformer des « morts par la France » en « Morts pour la France » nous y invite, il importe de diriger notre regard non vers ce qui est montré par le doigt – le massacre et ses enjeux aujourd’hui –, mais sur le doigt lui-même : l’ONaCVG.

La dissimulation de la réalité

Quand il attribue une mention « Mort pour la France », l’ONaCVG est dans son rôle. Né en 1935 de la fusion de trois offices dédiés originellement aux mutilés, pupilles de la Nation et combattants, cet organisme, dont le nom devient définitif en 1946, est chargé de faire jouer la solidarité nationale envers celles et ceux qui avaient été qualifiés au sortir de la Grande Guerre (1914-1918) de premiers créanciers de la nation.

L’ONaCVG, encadré par un code des pensions militaires d’invalidité et des victimes de guerre, distribue les cartes du combattant, reconnaît les veuves de guerre – ou conjoints depuis 2005 –, les pupilles de la nation et, donc, aussi, les « Morts pour la France ». Voilà les piliers de cet organisme : reconnaissance et réparation. Mais quand l’ONaCVG en arrive à dissimuler une réalité en la tordant de la sorte par le choix des mots, on croit rouvrir le dictionnaire colonial dans lequel, comme le disait Roland Barthes, « les mots [ayant] un rapport nul ou contraire à leur contenu » donnent « à un réel cynique la caution d’une morale noble » (Mythologies, 1957).

Le cas d’école des morts de la guerre d’Algérie

Les choix classificatoires de l’office débouchent, intentionnellement ou non, sur une instrumentalisation de l’histoire à des fins politico-mémorielles. Car, au-delà des mots, derrière la reconnaissance du statut « Mort pour la France », qui est toujours le fruit de négociations, se joue l’image que le pouvoir entend se donner.

Le traitement des morts de la guerre d’Algérie est un autre cas d’école : les policiers français abattus en France par les militants indépendantistes, soit parce qu’ils étaient ciblés comme tortionnaires, soit tout simplement pour ce qu’ils représentaient, ont été reconnus « Morts pour la France » grâce à une loi du 7 janvier 1959 ; des familles d’Algériens membres de la Force de police auxiliaire créée par Maurice Papon, police à qui l’on doit en partie le massacre du 17 octobre 1961, ont dû argumenter jusqu’aux années 2010 pour obtenir ce statut ; d’autres familles algériennes, comme celles d’un militaire tué alors qu’il représentait l’armée d’Afrique le 14 juillet 1958 à Paris, ou d’un capitaine à la retraite exécuté en 1959 pour ses engagements profrançais, ont vu leurs demandes rejetées.

Instruisant les dossiers, l’ONaCVG fabrique ses archives dans lesquelles se trouvent bon nombre de « Morts par la France ». Toutefois, celles-ci sont difficilement accessibles du fait d’un réseau devenu labyrinthique. Si chaque département – et des ambassades en Afrique – possède une antenne de l’office, les versements aux archives n’obéissent à aucune règle claire. Depuis la suppression, en 2013, des directions interdépartementales des anciens combattants, les dossiers ont été versés au service des pensions de La Rochelle, mais l’accès est aléatoire. Les victimes des conflits contemporains ont leur division « archives » à Caen, bien qu’aucune centralisation de la collecte ne semble effectuée.

L’ONaCVG diffuse sa vision de l’histoire

Le sentiment de dossiers maintenus à l’écart des yeux de chercheurs quand ils n’ont pas été perdus ou détruits, dans le cas de Thiaroye ou d’autres, est légitime et il n’est pas besoin d’avoir la mémoire longue pour se rappeler que le secrétariat d’Etat aux anciens combattants et victimes de guerre – rattaché au ministère des armées et dont dépend l’ONaCVG – a dissimulé pendant dix ans le fichier juif créé sous l’Occupation.

L’ONaCVG bâtit aujourd’hui une politique mémorielle au carrefour de l’histoire, du patrimoine, de la mémoire et des archives. Il ne contrôle pas seulement l’accès à son propre passé, il diffuse sa vision de l’histoire. Pilotant les hauts lieux de la mémoire nationale, il définit ce qui peut être montré in situ ; tourné vers le monde scolaire, il invite des représentants d’associations présentes dans son conseil d’administration ou des témoins chevronnés à répéter leurs récits dans les classes, favorisant l’établissement d’une doxa au détriment de la complexité historique.

Soucieux de publicité quand il s’agit de promouvoir ses actions sociales – les Bleuets de France cousus sur les maillots d’équipes professionnelles de football en soutien aux victimes de guerre ou de terrorisme –, l’ONaCVG reste discret quand il attribue des mentions « Mort pour la France ». Cela est problématique dans le cas de Thiaroye, dans la mesure où, ici comme ailleurs, un révisionnisme historique entend valider les mensonges d’Etat. Une chose est sûre : une politique discrétionnaire débouche rarement sur une solidarité nationale ou internationale.


Lire aussi les nombreux articles publiés par histoirecoloniale.net sur le massacre de Thiaroye


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