par Gilles Manceron, pour Histoire coloniale et postcoloniale, publié par Mediapart le 15 août 2024.
Les 80 ans du débarquement de Provence ont été marqués par l’absence de représentants du pays d’origine de la plupart de ceux qui y ont participé. Venus en majorité du Maghreb, surtout d’Algérie, ils ont connu 56% des pertes. Pourtant, seul chef d’Etat étranger, Paul Biya du Cameroun, et les discours et commentaires ont parlé essentiellement d’Africains subsahariens, pratiquement absents alors.
Lors de la commémoration officielle des 80 ans du débarquement de Provence organisée par Emmanuel Macron à la nécropole de Boulouris-sur-mer à Saint-Raphaël, le seul chef d’Etat étranger était le Camerounais Paul Biya et tous les discours et commentaires à propos des soldats qui ont participé à ce débarquement, ont évoqué essentiellement les Africains subsahariens. En réalité, de cet épisode historique, les originaires d’Afrique noire étaient pratiquement absents lors du débarquement lui-même, de même que d’autres qui ont été aussi mentionnés, comme les Antillais ou les combattants du Pacifique. La majorité des soldats de ce débarquement venaient du Maghreb, la plupart d’Algérie. Or, on remarquait le 15 août l’absence de tout représentant de l’Algérie. Emmanuel Macron, au prix d’une déformation des faits historiques, a préféré éviter de rendre véritablement hommage aux nombreux combattants algériens de ce débarquement de Provence, même si ceux-ci ont connu, selon les archives de l’armée françaises, 56% des pertes de ce corps expéditionnaire (1).
L’historien Jacques Frémeaux estime à 350 000 hommes l’armée qui a débarqué sur les plages du Var, et à 200 000 à 250 000 le nombre de ceux originaires des trois pays du Maghreb recrutés de 1943 à 1945 par dans l’armée française, dont 120 000 à 150 000 venaient de la seule Algérie (1). Et la plupart des quelques 50 000 soldats embarqués à Tarente, Naples et Brindisi – d’autres venaient Oran – qui ont réussi dans la nuit du 14 au 15 août 1944 le débarquement autour de Saint-Raphaël étaient des troupes coloniales venant d’Algérie. Ils avaient d’abord été engagés pour libérer la Corse, où ils avaient subi 4 000 morts et 15 600 blessés, puis ont combattu en Sicile et dans le sud de l’Italie, au sein d’un corps expéditionnaire français équipé par les Etats-Unis.
L’armée française opérait alors une distinction stricte entre les militaires français et les « musulmans nord-africains ». C’est l’origine de l’expression « Français de souche européenne (FSE) » utilisée alors par l’armée coloniale et qui est conservée aujourd’hui dans le langage de l’extrême droite, l’autre catégorie utilisée alors par l’armée étant celle des « Français de souche nord-africaine (FSNA) ». Leurs soldes étaient différentes : en 1944, les indemnités pour un chef de famille sans enfants étaient de 750 F pour un Européens et 240 F pour un indigène (2).
C’est depuis l’Italie que, comme le restitue opportunément le beau film Indigènes de Rachid Bouchareb (2006), ces soldats ont été ensuite envoyés pour ce débarquement dans le Var. Arrivés en Toscane, les troupes ont fait demi-tour en juillet 1944 et se sont embarqués en août pour la Provence.
On ne peut que constater la distorsion historique opérée par Emmanuel Macron dans cette commémoration, puisque l’absence de tout représentant de l’Algérie s’est accompagnée d’une présence forte d’invités d’Afrique subsaharienne qui n’était en aucun cas conforme à l’événement commémoré. Le président de la République était visiblement empêtré dans son soutien récent, au mépris des résolutions des Nations Unies et des positions antérieures de la France, aux revendications du Royaume du Maroc sur le Sahara occidental et aux conséquences que cela a sur les relations franco-algériennes. C’est ainsi qu’Emmanuel Macron n’a trouvé comme chef d’Etat africain qui acceptait d’intervenir dans ce cadre, que le président camerounais Paul Biya, qui fait figure de survivant d’un système de la Françafrique fortement remis en cause par d’autres Etats de l’ancien « pré-carré » de la France sur ce continent, comme le Mali, le Burkina-Faso, la Niger et aussi le Sénégal.
Pourquoi des lycéens de Thiaroye ?
Parmi les invités de cette commémoration, ont été annoncés aussi des lycéens venus de Thiaroye, dans la banlieue de Dakar. Ils n’ont pas eu la parole et aucune explication n’a été donnée sur la raison de leur venue. Pourtant, le massacre d’un nombre indéterminé de tirailleurs dits « sénégalais », c’est-à-dire venant de toute l’Afrique occidentale et équatoriale française qui, arrivés en France à la veille de la Seconde Guerre mondiale, qui s’y étaient retrouvés prisonniers des Allemands dans des camps de prisonniers installés par eux sur le sol français et gardés parfois par des Français, les Frontstalag, ont, alors que leur retour leur était imposé à l’automne 1944 et qu’ils demandaient le paiement de leur solde, connu, le 1er décembre 1944, un épisode dramatique et meurtrier, dissimulé par les autorités françaises jusqu’à aujourd’hui. Un épisode d’autant plus gênant qu’il est emblématique de l’injustice et de la barbarie coloniale.
On prête à Emmanuel Macron l’intention de faire, en cette année anniversaire du 80ème anniversaire de ce massacre, ou même auparavant, dans le prolongement de cette commémoration du débarquement de Provence, une déclaration allant dans le sens d’une reconnaissance officielle.
Quoi qu’il en soit, la demande de vérité est en marche du côté des descendants des peuples colonisés et c’est le rôle des historiens d’amener à ce qu’elle soit satisfaite. Notre pays n’y échappera pas.
Impossible d’évoquer le sort des tirailleurs coloniaux sans une réflexion sur la colonisation
Nombreux ont été les anciens tirailleurs coloniaux qui sont devenus ensuite des combattants de l’indépendance de leur pays. Que ce soit parmi les Algériens en France de la génération de Messali Hadj ou parmi les fondateurs du FLN (Front de Libération nationale algérien). On connait le cas du sergent Ahmed Ben Bella, qui a combattu avec l’Armée d’Afrique jusqu’à Monte Cassino et participé au débarquement de Provence, qui deviendrait le premier président de la République algérienne ; d’autres sont moins connus comme Mostefa Ben Boulaïd et Krim Belkacem qui ont fait aussi leurs premières armes au sein de l’armée française. Des combattants venus des Antilles ou d’Afrique subsaharienne pour contribuer à la libération de la France, comme le Martiniquais Frantz Fanon, ont participé ensuite aux luttes anticoloniales.
C’est toute l’histoire de France qu’il s’agit d’assumer. C’est la jonction, en septembre 1944, d’unités venues du débarquement de Provence qui avaient contribué à la libération de Toulon et de Marseille, avec d’autres issues du débarquement de Normandie qui a permis la libération de l’ensemble du territoire. Or, entre novembre 1944 et la capitulation allemande de mai 1945, les armées qui ont libéré la France à partir de la Méditerranée ont été l’objet d’un « blanchissement » par la démobilisation et le remplacement des soldats indigènes. Et des tirailleurs algériens regagnant la région de Sétif dont ils étaient originaires, ont découvert au lendemain du 8 mai 1945 que leur famille avait été assassinée avec l’assentiment des autorités du pays qu’ils avaient contribué à libérer.
Le drame de Thiaroye le démontre, la société française a toujours du mal à aborder cette histoire. La question coloniale a divisé la France Libre comme les forces issues de la Résistance intérieure et les chefs de l’armée française à l’heure de la décolonisation. La mémoire de la participation des soldats coloniaux à la libération de la France a été vite un sujet de gêne. Il était difficile de reconnaître le statut de libérateurs à ceux qu’on continuait à considérer comme des indigènes dans les colonies.
C’est en se débarrassant de cette gêne et de ces contradictions, en assumant pleinement l’idéal d’une République antiraciste et décolonialisée et d’une laïcité non falsifiée, en se conformant aux aspirations des constituants les plus lucides de 1793, mais qui n’ont fait qu’ouvrir des pistes dont ils ignoraient l’issue, que la France pourra y échapper.
(1) Jacques Frémeaux, « La participation des contingents d’outre-mer aux opérations militaires (1943-1944) », dans Les armées françaises pendant la Seconde Guerre mondiale, Institut d’histoire des conflits contemporains, 1986, p. 355-363.
(2) Etat des pertes, 1ère DMI, 1er bureau, dossier 4, SHD 11 P7 et CHETOM (Fréjus), 15 H 153, dossiers 1, 3 et 4. Cité par l’historien Grégoire Georges-Picot, co-commissaire de l’exposition « Nos libérateurs – Toulon 1944 », Musée d’Art de Toulon, 2003.
(3) Belkacem Recham, Les musulmans algériens dans l’armée française (1919-1945), l’Harmattan, 1996, p. 255.