Parce que certains Français revendiquent le droit à une mémoire ou à des mémoires spécifiques (esclavage, colonisation, collaboration et déportation de juifs, guerre d’Algérie, usage de la torture…) qui peuvent parfois faire offense à l’idéal de soi français, l’idéal d’une république exemplaire, d’autres fustigent, de leur côté, un trop-plein de repentance et une atteinte faite à la «fierté nationale».
Du coup, un débat agite aujourd’hui notre société : faut-il avoir honte d’être français ? Ne sommes-nous pas dans une culpabilité exacerbée ? Tel politicien déclarait récemment, lors d’une émission télévisée, de façon très explicite : cessons de nous excuser du passé, regardons l’avenir. A l’écoute de ce discours, qui rencontre des échos chez divers intellectuels (dont certains de gauche) et politiques (surtout de droite), émerge un habile relativisme dans la lecture de l’histoire introduit en ces termes : oui, la France a été esclavagiste mais elle n’a fait que copier Africains et Arabes qui avaient l’esclavage, mais la France n’est-elle pas celle qui l’a aboli ? Oui, la France a colonisé, mais n’a-t-elle pas construit routes, écoles, et hôpitaux ? Et de suggérer de dénoncer plutôt les dérives des indépendances aujourd’hui… Enfin, la république, certes, n’est pas exempte d’inégalités et de discriminations à l’égard de jeunes issus de l’immigration, mais l’islam, où qu’il soit, fait-il mieux en matière de tolérance ? Ne vaut-il pas mieux, écrit l’Express, «être musulman à Paris que chrétien au Caire» ? La conclusion de ce discours ? Que ceux qui réclament le droit à ces mémoires (entendre Noirs et Arabes) se déclarent avant tout fiers d’être Français.
Ainsi, on me demande aujourd’hui, Française d’origine algérienne, d’être «fière» d’être française, valeur revendiquée jusqu’à présent par le Front national.
Mais «fière» de quoi, de qui ? Et ceux qui clament leur ras-le-bol de la repentance, ont-ils jamais été des repentis ? Quand et à qui donc ont-ils déjà demandé pardon ? Est-ce que la majorité des Français a entendu, au cours d’un quelconque journal télévisé, les regrets de l’ambassadeur de France en Algérie à propos des massacres de Sétif de 1945 ? Cette information, que je sache, n’a pas fait de une ni même de grand article. D’où vient donc ce sentiment d’être inondé d’excuses qui permet cependant à l’Express d’écrire : «Inversons notre rapport au passé pour y voir une source de fierté» ? Pour une inversion, c’est une inversion… Témoigner, comme le fait Indigènes, le film de Bouchareb, apparaît sous leur plume comme «reprocher», revendiquer la mémoire comme «fustiger» et exiger l’égalité des droits comme «accuser»…
Pour ma part, je ne veux ni repentance ni fierté. Je demande seulement de la justice. Et de la justesse aussi dans le propos de chacun. Ce n’est pas par esprit de revanche que je demande que l’histoire de nos pères ainsi que celle de la génération de la «Marche des Beurs» trouvent leur place dans l’histoire de France, mais c’est bel et bien au nom des droits républicains d’égalité et de justice qui, tout au cours de mon éducation, m’ont été transmis dans ce pays. Il ne s’agit pas, ici, de vouloir raviver de vieilles plaies mais plutôt de ne pas les laisser s’envenimer. On sait d’expérience que le refoulé et les non-dits peuvent être tragiques et fracasser l’imaginaire de générations dont celles à venir. Pourquoi donc nous parle-t-on de repentance, alors que nous demandons seulement que soit reconnu que «cela s’est passé». Il s’est passé ceci entre nous, à un moment donné. Reconnaître, dire, publier tout ce qui peut relever de cette mémoire commune entre Algérie et France ne relève pas de la haine ou de la revanche. Mais bien d’un processus d’apaisement, que l’Assemblée nationale n’a pas voulu soutenir, en refusant en janvier 2002, la proposition de loi qui devait officialiser le 19 mars jour des accords d’Evian. Il aura fallu quarante ans pour nommer la guerre d’Algérie ; combien encore pour nommer la paix ? Dire et écrire les zones d’ombre de notre histoire française est nécessaire pour construire, non pour s’opposer. Ne pas vouloir entendre cette évidence, c’est aller à l’encontre même de nos principes républicains.
Certains avancent que tous les chapitres du passé ne peuvent de toute façon pas occuper la même hiérarchie dans l’ensemble de l’histoire française. D’autres, parfois avec malveillance ou sentiment d’injustice, ajoutent que certains de ces chapitres occupent beaucoup d’espace. Et suggèrent qu’on suive leur regard, n’est-ce pas… «Beaucoup» d’espace, la mémoire de la Shoah ? Et alors ? Pour avoir droit à un pan de mémoire qui dirait la colonisation, l’engagement de nos pères et grands-pères dans la république, suivi de l’oubli ou de l’ingratitude qu’ils ont connus après leur dévouement, je n’ai pas besoin, comme certains osent l’avancer, qu’on parle moins de la Shoah, comme si cette tragédie s’était suffisamment transmise et qu’ainsi elle empêcherait d’autres chapitres d’histoire de s’écrire. Je veux penser la parcelle d’histoire qui nous revient, Français d’origine maghrébine, sans aucune comparaison, aucun parallèle. Ni repentance, ni fierté, ni rivalité.
Nous sommes ainsi quelques-uns à partager ce principe, à tenter de construire des passerelles entre diverses communautés, à vouloir faire cohabiter les différentes mémoires de ce pays sans qu’elles se concurrencent. A travailler ensemble, comme nous le faisons par exemple avec Isabelle Wekstein, avocate, et moi-même, en intervenant contre les discriminations dans des écoles et collèges pour réaffirmer le lien commun que peut être celui de la république. Par exemple, à partir d’improvisations théâtrales, nous rappelons ou communiquons le contrat républicain fait de règles que chaque bord, citoyens et institutions, doit respecter. Sans aucun angélisme, mais tenues par la profonde conviction que, du reste, l’historien Benjamin Stora défend depuis longtemps mieux que quiconque : il y a de la place pour tout le monde dans la mémoire française. A condition de le vouloir et d’admettre que la mémoire de l’autre n’est pas un danger pour la sienne.
Enfin, dernier point : que l’islam soit utilisé par une grande partie des gouvernements musulmans pour desservir toute idée de démocratie et exacerber l’antisémitisme, voilà bien longtemps que nous sommes un certain nombre à le dire, le déplorer, le dénoncer. Mais pas de mauvaise foi : que l’islam ne devienne pas l’argument pour réfuter certaines pages de notre histoire hexagonale. La mémoire de l’immigration et de ses héritiers doit avoir sa place dans notre pays en dehors de tout contexte religieux. Elle relève du politique, de la légitimité et non pas du marchandage. Je n’ai pas à montrer tête dévoilée ou patte «blanche» sur ce que je pense ou pas de l’islam ou de l’islamisme pour avoir droit à mon histoire en France.