Pas plus tard que ce week-end, deux historiens, Mohammed Harbi et Benjamin Stora, et un philosophe, Pascal Bruckner, se sont livrés, par colonnes interposées, à un débat croisé et utile. Au menu de la discussion, des thèmes aussi brûlants que la repentance et l’inventaire des facettes tragiques du passé.
Vif et polémique par endroits, l’échange entre trois figures très visibles dans l’espace intellectuel hexagonal n ’est pas dénué d’enseignements historiens. Il atteste, à l’évidence, que la page algérienne est appelée, jusqu’à nouvel ordre, à se conjuguer avec des lectures contrastées. Et s’inscrire dans d’éternelles remises en perspective.
Le premier échange, au demeurant vigoureux, s’est affiché dans les colonnes du «Figaro». Pascal Bruckner, signataire de fraîche date de «la tyrannie de la pénitence»1, et Benjamin Stora ont croisé le verbe sur l’oubli, la mémoire et l’histoire. Trois aspects sans cesse convoqués, au gré des refoulements périodiques du passé de la France: Vichy, la période coloniale et, son corollaire le plus sanglant, la guerre d’Algérie.
Présenté comme un des moments forts de la dernière rentrée éditoriale, le livre de Pascal Bruckner est venu relancer le débat qui, autour de la loi du 23 février 2005, a tenu en haleine des pans entiers de la classe politique et de la communauté historienne. Le philosophe et essayiste s’émeut que la France, en creusant constamment sa mémoire, s’adonne à un «dolorisme d’enfant gâté».
«Curieusement», s’irrite l’auteur au seuil de son essai, l’Europe en général et la France en particulier sont les théâtres d’une «situation de repentir à sens unique». La repentance, déplore-t-il, «n’est exigée que d’un seul camp, le nôtre, et jamais des autres cultures, des autres régimes qui se drapent dans leur pureté supposée pour mieux nous accuser».
Dans les propos tenus par Bruckner au Figaro, tout se passe comme si la France, au travers des successives lois mémorielles, «s’est faite le dépositaire de la vérité historique» et a soldé ses comptes avec le passé. D’où le plaidoyer de l’essayiste qui appelle l’Etat français à se départir du «syndrome soviétique» et cesser de regarder dans le rétroviseur du passé pour se braquer sur le présent et l’avenir.
Benjamin Stora ne partage pas du tout ce point de vue. A ses yeux, le rapport de la France officielle au passé ne se décline pas de la même manière, selon qu’il s’agit de Vichy, de l’Algérie ou du génocide arménien, dernier chapitre en date à avoir cristallisé l’intérêt du législateur hexagonal. «Je ne crois pas, réplique le biographe de Messali Hadj, que l’Etat français ait effectivement reconnu sa responsabilité sur tous les grands thèmes historiques, et notamment son rôle dans la guerre d’Algérie». Une manière de réfuter cette idée de repentance tous azimuts développée par Bruckner.
La France, soutient Stora, ne peut se détourner de cette séquence, au motif que – relève Bruckner – la «vérité d’Etat commande» toutes ces lois mémorielles. «Nous ne pouvons pas faire l’économie de comprendre ce moment», estime Stora. Cet exercice s’impose d’autant que le champ législatif français comprend «pas moins» de quatre lois d’amnistie en rapport direct avec la guerre d’Algérie. «L’oubli, organisé par l’Etat, est de plus en plus mal supporté par les jeunes générations». Entre Bruckner, dont le livre a bénéficié d’une large exposition médiatique, et Stora, les différences de perception du passé ne s’arrêtent pas là. Ainsi en est-il de l’organisation de la mémoire collective française dans les cas précis de la collaboration « vichyste » et du fait colonial en Algérie. Pour le philosophe, il n’y a pas matière à comparaison entre ces deux séquences. «Ce sont deux cas très différents » argue-t-il.
Empruntant, dit-il, à l’historien Charles-Robert Ageron, lui-même repris, plus tard, par Raoul Girardet, Pascal Bruckner soutient : «le colonialisme a été le fait non pas d’une majorité de la population mais d’un « parti colonial » apparu après 1870 pour laver l’affront de la défaite contre l’Allemagne et permettre à la France de tenir son rôle de grande puissance». Et l’essayiste d’ajouter, en guise d’arguments, que les Français étaient «plutôt réticents vis-à-vis du colonialisme», une idée «plutôt de gauche que de droite». A preuve, les accords d’Evian signés, ils «ont fait relativement vite le deuil de l’Empire».
A s’en tenir au raisonnement de Bruckner, il est pour le moins anormal de charger la France entière du péché de la guerre coloniale quand celle-ci a été le fait du «parti colonial». Pour l’auteur de «La tyrannie de la pénitence», la repentance ne peut prendre tout son sens que dans la séquence de Vichy. «La véritable mémoire douloureuse de la France repose sur les deux guerres mondiales. Il n’y a pas une famille française dont l’un des membres n’ait été impliqué dans ces conflits, que ce soit par le biais de la résistance, de la collaboration ou de l’occupation, redoutable corruption morale pour tout un pays dont il est très difficile de se relever». Pour une majorité de Français, poursuit Pascal Bruckner, l’Algérie «était une terre et une préoccupation bien lointaines. C’est devenu un épisode latéral de notre histoire».
Il n’en fallait pas plus pour susciter une réaction pour le moins scandalisée de Stora. L’historien s’étonne que son discutant qualifie de «latérale» une page jalonnée de crises politiques, de tragédies et de souffrances humaines: exil d’un million de pieds-noirs, levée d’un million et demi de soldats, chute d’une République, drame des harkis, etc. Stora cite, lui aussi, Raoul Girardet mais pour un propos différent. «Il professait aussi que la défaite française en 1962 avait ouvert une blessure considérable dans le nationalisme français. Que le parti colonial soit minoritaire dans la société n’obère pas que le nationalisme français se soit construit sur la notion d’empire, tout comme l’armée, d’ailleurs. C’est pourquoi la perte de l’Algérie, considérée comme le joyau de l’Empire, en 1962, a laissé des traces aussi profondes [… ] Avons-nous réellement réussi à surmonter cette blessure narcissique du nationalisme ? Je n’en suis pas sûr».
La France doit-elle s’excuser auprès de l’Algérie ? «Pourquoi pas si cela permet de signer un traité d’amitié et d’enterrer les vieilles querelles. Il faut apurer les comptes une fois pour toutes», répond Bruckner. «A condition toutefois, nuance-t-il, qu’il ne s’agisse pas d’un repentir à sens unique et que le gouvernement algérien balaye ensuite devant sa porte et reconnaisse les pages noires de la lutte pour l’indépendance, la bagarre FLN / MNA par exemple, le massacre des harkis puis l’emprise de l’Etat FLN sur la nation après 1962, les émeutes de 1988 et enfin la guerre civile».
A un jet de pierre du Figaro, Julia Ficatier, chargée du Maghreb et du monde arabe à «La Croix», soumet Mohammed Harbi à une question dans le même ton. La France doit-elle faire repentance pour l’Algérie ? Réponse d’abord d’ordre sémantique de l’historien algérien. «La repentance n’est pas dans l’ordre de mes idées et ne fait pas partie de mon vocabulaire. C’est une notion de morale religieuse qui n’a rien à voir avec l’histoire proprement dite. Bon nombre d’Algériens partagent ce point de vue».
Pour autant, l’auteur du «FLN, mirage et réalité» estime qu’il est temps que la France «reconnaisse enfin que la colonisation en Algérie était faite pour dominer et non pour civiliser». Aux yeux du plus fécond des historiens algériens, cela sup¬pose une démarche à deux niveaux. La première consiste à effacer, dans la société et le champ intellectuel, «les traces» de l’idée véhiculée par la loi du 23 février 2005 selon laquelle la colonisation a apporté des «bienfaits aux Algériens». La deuxième, plus solennelle, suppose de l’Etat français qu’il reconnaisse «sa responsabilité dans les drames, les terribles humiliations, les souffrances engendrées par le système colonial».
Dans une claire allusion à un énoncé qui revient, souvent, dans les propos des hommes politiques français de tous bords, Mohammed Harbi se fait l’écho d’une singulière curiosité algérienne. «Les Algériens ne comprennent toujours pas que l’on mette sur le même plan leurs souffrances de colonisés et celles consécutives à l’exode des Français d’Algérie». En homme soucieux des précautions chères à la discipline, l’historien insiste, dans ce chapitre, sur l’impératif d’un regard débarrassé d’états d’âmes. «Ce qui est indispensable, c’est de délester le passé de sa charge affective et du ressentiment», plaide le chercheur. Qui, pour la bonne avancée du travail de vérité, émet une autre exigence. «Il faut bien distinguer la responsabilité historique et la culpabilité». Autrement dit, explique Harbi avec son souci de la pédagogie, «on ne peut pas culpabiliser des générations entières pour ce qu’elles n’ont pas fait».
Plaidant pour l’accomplissement d’un «travail de vérité» sur cette page sanglante de l’histoire contemporaine, Mohammed Harbi déplore le «deux poids, deux mesures» qui caractérise le regard officiel français sur le passé. «Comment se fait-il, s’interroge-t-il, que le président Chirac dénonce la répression coloniale de 1947 à Madagascar, donne de la voix pour la reconnaissance du génocide arménien «et ne fasse rien pour l’Algérie ? ».
C’est cette démarche, estime l’historien, qui est «à l’origine de la crispation» des rapports bilatéraux et «non pas ce qu’on nomme, côté français, ‘’l’arrogance algérienne’’». Et l’ancien directeur du cabinet civil de Krim Belkacem au MAE du GPRA d’ajouter: «si Jacques Chirac, au nom de l’Etat français, s’excusait pour l’Algérie, cela permettrait la vraie réconciliation».