J’ai choisi d’étudier la guerre d’Algérie à travers ses sources françaises. Étudier une guerre n’est jamais facile. Même les guerres défensives, les guerres réputées « justes » qui sont des références dans la mémoire collective française, comme la seconde guerre mondiale ont leur part d’ombre, longtemps rejetée dans le hors-champ de l’histoire.
La violence de la guerre, parce qu’elle déborde les interdits les plus sacrés des sociétés humaines, est un défi pour l’intelligence. La perversité anthropologique qui l’accompagne est inaudible et indicible. Mais comment décrire la guerre, comment comprendre l’événement en occultant ce qui l’identifie ? Pour des raisons différentes, les témoins et les acteurs, les historiens également, se trouvent démunis.
La mémoire de la guerre d’Algérie, guerre coloniale, est encore plus problématique. Le conflit a débuté avec la conquête en 1830 et la Pacification, que l’occupant a cherché à imposer, n’a jamais été acquise même si des périodes plus calmes en donnaient l’illusion. Des « rébellions » ont rythmé le temps long de la violence politique et sociale, suivies par des opérations de répression sauvages. En 1954, des militants nationalistes algériens, désabusés, abandonnent les luttes politiques et prennent les armes. Malgré un contexte de décolonisation bien établi, les autorités françaises refusent de négocier et choisissent la violence pour rétablir leur pouvoir. Dès le 16 mai 1955, « les moyens les plus brutaux » sont préconisés afin de briser la résistance algérienne1. La torture et les exécutions extra-judiciaires, interdites par la convention de Genève, se généralisent et pèsent aussi bien sur les combattants que sur les simples suspects. L’affrontement inégal se termine sans gloire en 1962 par une défaite politique. Le gouvernement français a attendu presque quarante années pour admettre enfin, au mois de juin 1999, la réalité de l’événement. Mais la commémoration de la guerre pose toujours problème. Des groupes de pression composés d’anciens pieds-noirs, de militaires, de nostalgiques de l’Algérie française, refusent la date du 19 mars, anniversaire du cessez-le-feu, proposé par la FNACA, principale association d’anciens combattants. Attachés à leur propre représentation du conflit qui impose le postulat de « la victoire sur le terrain », ils n’admettent pas la victoire diplomatique des Algériens, scellée par les accords d’Evian et le cessez-le-feu du 18 et 19 mars 1962. Pour l’emporter dans ce combat d’arrière-garde, ils arguent que la guerre n’était pas finie puisque le massacre des harkis s’est déroulé après le 19 mars. Mais ils ne vont pas jusqu’à évoquer la responsabilité des autorités politiques et militaires française qui, après avoir enrôlé ces supplétifs de gré ou de force, les ont abandonnés. En 2003, pour trancher, Jacques Chirac, président de la République et ancien combattant d’Algérie, a finalement fixé la journée du souvenir au 5 décembre. Cette nouvelle date ne correspond pas à l’anniversaire d’un événement de la guerre mais à celui de l’inauguration, en 2002, d’un monument érigé en mémoire des combattants français tués ou décédés en Algérie, Tunisie et Maroc.
Dès les débuts de la guerre et constamment depuis, des témoignages accablants sur les violences françaises en Algérie ont été dévoilés. Mais ces révélations sont niées par les donneurs d’ordres et oubliées par ceux qui en prennent connaissance au fur et à mesure de leur parution. Les dossiers réalisés par Florence Beaugé, journaliste au quotidien Le Monde2 ont permis aux Français de redécouvrir les différents aspects de la violence militaire en Algérie. La plupart des historiens ont négligé de préciser cet aspect des affrontements et lui ont préféré l’étude des opérations militaires. L’évaluation des pertes françaises a retenu elle aussi leur attention. En revanche, le dénombrement précis des victimes algériennes de représailles collectives, n’a pas été réalisé. Il est vrai que l’administration coloniale ne s’en était jamais préoccupé et qu’il n’y a pas de statistiques à leur propos. La mémoire de ces morts est ensevelie à jamais dans des estimations abstraites et forcément aléatoires. La douleur des hommes qui ont subi les violences de la guerre a été mise à l’écart. Arlette Farge spécialiste du XVIIe siècle, dans un essai publié en 1998, a pourtant souligné l’importance de cet aspect du travail de l’historien qui, dit-elle, « est responsable de l’énoncé des événements, mais aussi des souffrances qui les accompagnent »3.
Établir les faits exige de toucher aux hommes qui y ont été mêlés. Étudier la guerre c’est aussi observer, à travers les documents, les professionnels de la guerre. La guerre est leur vocation, leur vie sinon leur passion. Dans le cadre de l’institution, entre compagnons, ils admettent ses réalités. Mais, face à l’opinion, beaucoup préfèrent donner une représentation plus séduisante, plus héroïque du métier des armes. Ils sont flattés de l’intérêt que les historiens leur portent, mais attendent d’eux qu’ils suivent leur façon de présenter les choses et se comportent comme de braves petits soldats au défilé, bien alignés derrière leurs chefs.
L’écriture de l’histoire de la guerre doit ainsi surmonter les défenses mises en place par les officiers supérieurs, hier comme aujourd’hui, afin de préserver ce qu’ils imaginent être « l’honneur de l’armée ». Le soutien de la majorité des cadres, leur est acquis. Les facteurs qui interviennent sont divers : souci de respectabilité, esprit de corps, complexe de supériorité, mépris des civils et de ceux qu’ils dénomment avec ironie « les militants de la repentance ».
Dès l’époque de la guerre les directives consacrées au respect du « secret militaire » se succédaient et le général Challe, commandant militaire de l’Algérie, rappelait en 1959 les impératifs définis par ses prédécesseurs :
« Celui qui parle le premier gagne. Les démentis laissant toujours planer un doute. […] Mettre en valeur l’œuvre constructive de l’Armée […]. L’ Armée protège, construit, soigne, administre. Ne jamais donner de renseignements sur : l’ordre de bataille […], les noms des victimes, les bilans des opérations, les actions de bombardement, les destructions d’infirmerie FLN et la capture de médecins. »
Après la guerre, les responsables militaires continuent de tenter de préserver le secret. Ils jouent de la situation d’autorité que leur confère leur statut d’acteur et de spécialiste des conflits et occupent le terrain des publications. Leur stratégie est simple : imposer l’oubli grâce à leurs ouvrages. Diffusés dans les librairies des gares, les grandes surfaces et les Maisons de la Presse, de 1970 à aujourd’hui, les écrits des généraux Massu, Bigeard ou du colonel Le Mire, touchent un large public.
Finalement, en 1992, l’armée a dû ouvrir ses archives, mais le problème n’est pas réglé pour autant. En consultant les dossiers, on pouvait constater qu’une triple censure était intervenue. Au moment des faits d’abord, durant le tri ensuite et pour finir en 1992 quand les autorités ont refusé de communiquer certains dossiers comme ceux du renseignement 4. Heureusement, le respect absolu du secret militaire est impossible. La masse d’archives disponibles est telle qu’elle laisse parfois échapper des documents que les responsables auraient souhaiter soustraire à l’attention des chercheurs. Parfois aussi, ceux qui ont participé au tri et au classement n’ont pas obéi aux directives et ont laissé passer des documents soulignant les fonctionnements irréguliers de l’Armée, les violation du droit et les violences. Cela reste exceptionnel et exige de l’historien qui ne bénéficie pas de dérogations un travail énorme et beaucoup de chance.
J’ai découvert ainsi une archive relatant une action de représailles effectuée contre la population du Kroubs, une bourgade du Constantinois le 20 août 1955. Le récit, très précis, était annexé à un rapport daté du 28 janvier 1963 qui signalait le prochain rapatriement d’une unité stationnée à cet endroit. La date de l’archive principale, postérieure aux accords d’Evian, lui a probablement évité d’être censurée ou classée dans les cartons « non-communicables ». Le récit précise ainsi que :
« Dans la nuit du 20 au 21 août 1955, une rafle surprise permit d’appréhender une soixantaine de suspects ; conduits aussitôt sur la parcelle Saraoui, ils furent exécutés entre 6h30 et 9h30 du matin. Leurs dépouilles y reposent également. Quelques jours après les faits relatés, la partie est du camp, parcelle Saraoui comprise ,fut nivelée au bulldozer. »
L’insurrection du 20 août s’était bornée au Kroubs à des manifestations. Il n’y avait eu ni morts, ni blessés. Selon des informations militaires concordantes, l’ordre avait été rétabli dans toute la région, le même jour, dès 16 heures. Ce document qui dévoile la violence au Kroubs, donne la mesure de celle qui explosait quand il y avait eu des victimes françaises. Il met également à jour un crime de guerre parmi d’autres réalisés par des militaires français, couverts par le haut commandement ainsi que par les responsables politiques.
Alors que les crimes de l’ALN et de ses partisans sont régulièrement évoqués et parfois exagérés par les tenant civils et militaires de l’Algérie française, ceux accomplis par les forces de l’ordre, par des pieds noirs aussi, sont passés sous silence. Des témoins appartenant aux deux ensembles confirment cependant ces massacres. Mais leurs voix, isolées, sont rarement entendues car elles ne disposent pas du relais de ces lobbies.
La recherche de témoins, présents à l’époque de la guerre d’Algérie, qu’ils soient pieds-noirs ou appelés métropolitains, permet de multiplier les informations. L’histoire orale, habituellement réservée aux minorités opprimées et au clandestins, si nécessaire aux pays où l’histoire officielle impose ses représentations, comble ainsi, en France, une partie des silences des archives. Mais la dispersion de ceux qui observèrent la répression coloniale et acceptent aujourd’hui d’en faire état, indépendamment des impératifs des mémoires communautaires, rend la tâche ardue.
Le croisement de nouvelles sources, écrites et orales, confirme l’importance de la violence dès les débuts de la guerre. Les témoignages récents de certains responsables comme les généraux Aussaresses ou Massu ont brisé le secret. Pourtant, bien que la conjuration militaire perde de sa force, une majorité de responsables s’obstinent à mentir. Dans un Livre blanc publié en 2002, 490 généraux défendent l’action de l’armée française. Ils affirment sans vergogne que « ce qui a caractérisé l’action de l’armée, ce fut sa lutte contre toutes les formes de torture, d’assassinat, de crimes idéologiquement voulus et méthodiquement organisés »5. De nouvelles revues d’histoire comme Reportages de l’histoire ou La nouvelle revue d’histoire ont été lancées ; ouvrant leurs pages aux nostalgiques de l’armée et à leurs héritiers, elles tentent de donner le change en s’attachant aux violences de leur adversaire, l’ALN. Elles n’hésitent pas à faire de la publicité et même à diffuser des photographies d’horreurs, reprenant ainsi la stratégie anti-FLN mise en place au début de la guerre. Il ne s’agit pas pour eux de replacer ces images dans leur contexte, d’évaluer, d’analyser et de dénoncer les sévices, mais de provoquer ou d’entretenir la haine de l’ancien adversaire.6
Les militaires ne se contentent pas de combattre sur le front de l’édition et des médias. Ils vont jusqu’à faire pression sur les anciens combattants afin de leur faire respecter la loi du silence. Un responsable départemental de l’Union nationale des anciens combattants d’Afrique du Nord a tenté d’intimider les éventuels témoins lors du rassemblement annuel des membres de l’association : « N’oubliez pas que vous ne pouvez pas parler avant soixante ans après la fin de la guerre »7. Un ancien officier du 18e RCP a réussi à identifier un de mes interlocuteurs et l’a menacé de représailles. On pourrait multiplier les exemples de ce combat d’arrière garde.
Les historiens subissent également les manœuvres des partisans du « secret ». Elles sont le plus souvent subtiles, indirectes. Différents biais sont utilisés comme l’ouverture ou la fermeture des dossiers sensibles, le refus ou l’acceptation de dérogations. L’ouverture des archives militaires en 1993 a d’ailleurs eu un effet pervers. Les chercheurs se sont laissés accaparés par l’abondance des documents et ont privilégié ainsi le point de vue de la hiérarchie militaire qui les avait produit.
Ceux qui utilisent d’autres sources ou qui ne tiennent pas compte des codes de bonne conduite, subissent des pressions. Le président d’une association d’anciens parachutistes a évoqué dans son rapport annuel mon premier livre, dénonçant « les faits déshonorants » qui y sont mentionnés et « qui attestent la façon tendancieuse dont notre histoire est écrite aujourd’hui par les intellectuels » et il conclut par : « faut-il répliquer ou mépriser ? Le conseil d’administration s’en chargera à sa prochaine réunion »8. Pour Mohammed Harbi, la « réplique » a été violente. Il a été agressé lors d’une conférence qu’il donnait à l’université de Grenoble au cours de l’hiver 2002.
Face aux pressions des militaires, l’archive orale offre une issue. Micro-histoire, elle éclaire le quotidien des appelés et porte un autre regard sur cette catégorie de combattants. Elle conduit aussi à sauver de l’oubli leurs rares documents qui sinon moisiraient dans les greniers ou finiraient brûlés.
Mais, là aussi, les obstacles s’additionnent. Cela tient au tabou qui pèse sur la guerre et la violence, plus qu’aux défaillances de la mémoire. Dans les entretiens d’ailleurs les vétérans se plaignent de ne pouvoir oublier. La violence s’impose à leurs mémoires et ils ne peuvent s’en libérer. La raison d’état, le secret militaire ont imposé le silence et le mensonge. Ils sont face à un dilemme irréductible : la violence, c’est ce qu’il faut taire absolument et ce qu’il faut absolument dire. Pour construire leur récit, il leur faut naviguer entre tensions et traumatisme. Le traumatisme provoqué par l’événement, a été ainsi défini par Freud :
« Elle [la guerre totale] ne tient compte d’aucune des limitation auxquelles on s’astreint en temps de paix et qui forment le droit des gens, elle ne reconnaît pas les égards dus au blessé et au médecin, elle ne fait aucune distinction entre la partie combattante et non combattante de la population. Elle renverse tout ce qu’elle trouve sur son chemin, et cela dans une rage aveugle comme si il ne devait plus y avoir d’avenir ni de paix entre les hommes. »9
Dans les entretiens, la tension polémique à propos de l’identité des interviewés est un obstacle supplémentaire. Qui sont-ils en effet pour avoir accepté de voir ces violences. Qui sont-ils pour les avoir infligées? Comment peuvent-ils se définir par rapport à ces actes ? La violence que révèlent les anciens combattants ne représente d’ailleurs qu’une petite partie de celle dont ils ont été les témoins. Quand je les revois et que nous discutons, la plupart m’avouent : « Vous savez, je ne vous ai pas tout dit. »
La parution de mon premier livre a provoqué pour d’autres une libération de la parole. Des lecteurs, anciens d’Algérie, refusent à présent la complicité du silence et confirment les faits relatés. Ils décrivent les exactions dont ils ont été les témoins : un viol collectif ou l’assassinat d’une petite bergère en Kabylie. Les récits sont circonstanciés et précis. Peu à peu la réalité sinistre de la guerre coloniale émerge.
La société française a longtemps refusé d’être confrontée à cette histoire déshonorante. Le monde des médias a parfois anticipé ce refus. Les récits de la répression des manifestations d’Algériens à Paris en octobre 1961 ont attendu une trentaine d’années avant d’être publiés. Les instances de la recherche, ne sont pas toujours plus courageuses et un responsable d’édition hésitait à publier des photographies de guerre, jugeant le « sujet brûlant », quarante années après l’événement !
Depuis l’affaire Aussaresses, la situation a évolué. Mais il faudra encore du temps pour dévoiler les réalités de la guerre. Les violences perpétrées par les Français sont trop archaïques, trop obscènes. L’homme civilisé du temps de paix répugne à considérer son double, son père ou son frère sous les traits d’une bête de guerre. Il a fallu plusieurs générations pour dévoiler les violences des poilus. Il en faudra autant pour prendre la mesure de ce qui s’est passé en Algérie, pour accepter aussi d’inscrire la guerre dans son contexte : la colonisation et le rapport de force colonial.
- Instruction n°11 signée par le ministre de l’Intérieur, Bourgès-Maunoury et le ministre de la Défense, le général Kœnig. Une circulaire, datée du 3 août 1955 émanant du ministre de la Justice, Robert Schuman et du général Kœnig lui fait suite. Elle protège les forces de l’ordre agissant en vertu de « l’état d’urgence » par un « un refus d’informer » ou un classement sans suite » Voir C. MAUSS-COPEAUX, Appelés en Algérie, la parole confisquée, Paris, Hachette Littératures, 1998, pp.170-172.
- Le Monde, été 2000, mai 2004.
- Arlette FARGE, Des Lieux pour l’histoire, Paris, Le Seuil, 1998, p. 3.
- En 1998, l’Instruction n°11 qui dévoilait, dès le mois de mai 1955, les dimensions de la politique répressive mise en place par les autorités civiles et militaires françaises avait disparu du carton d’archives où elle se trouvait au Service historique de l’armée de terre à Vincennes (Observation communiquée par Guy Pervillé au colloque de Braunschweig). Il est cependant possible de consulter la photocopie de ce document dans les annexes de ma thèse, soutenue à l’université de Reims, en 1995.
- Le Monde, 24 janvier 2002 p. 8.
- Un article sur les harkis, signé par le général Faivre est illustré par deux photographies représentant chacune, en gros plan, une tête d’homme ayant subi le supplice du « sourire kabyle » (un égorgement, avec les parties génitales dans la bouche). La nouvelle revue d’histoire, septembre /octobre 2003, p. 48.
- Est Républicain, 11 décembre 2000, « La torture en question chez les anciens combattants. »
- Amicale Royal Auvergne, Bulletin de l’automne 2003, page 2.
- S. FREUD, Essais de psychanalyse. Quatrième partie : considérations actuelles sur la guerre et sur la mort, Paris, Payot, 1970, 280 p.