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Édition du 15 décembre 2024 au 1er janvier 2025

De la police coloniale française à la police nationale marocaine : décolonisation et héritages policiers (1953-1960), par Benjamin Badier

Benjamin Badier étudie dans cet article les continuités entre la police chérifienne sous le protectorat et la Direction générale de la sûreté nationale du Maroc indépendant.

Benjamin Badier, docteur en histoire contemporaine, spécialiste de l’histoire du Maroc, étudie dans cet article publié en 2023 dans L’Année du Magheb les continuités entre la police « chérifienne » à l’époque du protectorat français et la Direction générale de la sûreté nationale (DGSN) du Maroc indépendant. Il conclut que « ce sont les conditions de l’accès à l’indépendance, et le désir commun du palais et des Français de lutter contre les partis nationalistes, qui permettent de comprendre l’absence de discontinuité pour une institution jusqu’alors farouchement opposée à la décolonisation. La Sûreté nationale, mais aussi la Gendarmerie royale et les Forces armées royales, sont les héritières du complexe de maintien de l’ordre colonial, qui ne prend pas brutalement fin en 1956. D’où une autre subsistance majeure, le caractère politique de la police, en plus de ses missions quotidiennes de maintien de l’ordre ».

Parmi les nombreuses continuités institutionnelles entre le protectorat français sur l’Empire chérifien (1912-1956) et le Maroc indépendant figurent les forces de l’ordre, et en particulier la police. La Direction générale de la sûreté nationale (DGSN), toujours au centre de l’appareil policier de nos jours, n’a pas été créée ex nihilo en 1956, mais à partir de la Police chérifienne, l’institution protectorale contrôlée par les Français. Les continuités policières, qui s’opèrent à différentes échelles, institutionnelles, doctrinales et humaines, ont de quoi surprendre, tant la Police chérifienne a joué un rôle central dans le maintien de l’ordre colonial et dans la rude répression des mobilisations favorables à l’indépendance.

Cet article se penche sur l’histoire institutionnelle de la police au Maroc entre août 1953, lorsque l’exil du sultan Mohammed V déclenche une vague de violences nationalistes qui met à rude épreuve la police coloniale, jusqu’à l’année 1960, lorsque le lien privilégié avec la France est remis en cause par le régime marocain sur tous les plans, y compris dans la police. Tout comme l’histoire de la police du protectorat, l’histoire de la police marocaine dans la décolonisation et après l’indépendance reste à faire. Les archives diplomatiques françaises permettent de reconstituer le cadre institutionnel de la police sous le protectorat, mais aussi après l’indépendance – du fait même des continuités. Si les archives de la DGSN ne sont pas disponibles, celles de l’Assemblée nationale consultative (1956-1959), conservées aux Archives du Maroc, fournissent un éclairage précieux, ainsi que le point de vue critique de la gauche marocaine.

Une première partie revient sur les mutations de la Police chérifienne au début des années 1950, lorsqu’elle peine à se reformer pour faire face aux mobilisations nationalistes, de plus en plus violentes. Créée en 1913, la Police chérifienne est pensée comme une police d’État, compétente sur l’ensemble de la zone française du protectorat. Si elle a pour mission de lutter contre le nationalisme dès les années 1930, la surveillance et la répression des partis marocains devient sa mission principale après la guerre. Plusieurs fois réformée, prenant la police métropolitaine comme modèle, la police coloniale au Maroc est de plus en plus centralisée et se spécialise dans le renseignement. Mais elle reste constamment en sous-effectifs, peine à remplir les missions qui lui sont confiées, et souffre d’une rivalité avec l’armée française, acteur central du colonial policing. L’organisation et les missions de la Police chérifienne permettent d’écarter une hypothèse qui aurait pu expliquer la continuité institutionnelle post-coloniale. Celle-ci doit peu au principe d’administration indirecte sur lequel repose le protectorat, ou au projet français de réformer l’État marocain. La Police chérifienne est pourtant une institution mixte, dont un tiers des effectifs sont des agents marocains, et le maintien de l’ordre s’appuie aussi sur des institutions précoloniales, comme les assès et les mokhazni. Mais l’idée d’un transfert éventuel n’est aucunement la cause de ce caractère composite, qui s’explique plutôt par la nécessité de maintenir l’ordre, par le besoin d’intermédiaires coloniaux et par la faiblesse des moyens français.

La forte continuité entre police coloniale française et police nationale marocaine tient en réalité au contexte précis de la passation de pouvoir entre les autorités coloniales et le palais marocain après l’automne 1955. Ce contexte est celui d’une forte dégradation de la sécurité dans le pays, et d’une alliance renouvelée entre la monarchie et les Français, lorsque ces derniers rappellent le sultan d’exil et ouvrent la voie à l’indépendance (mars 1956). L’intérêt commun de ces acteurs est de doter le pays d’un régime monarchique fort, contre les nationalistes (notamment le parti de l’Istiqlal) et leur prétention à gouverner. D’où une transmission institutionnelle, notamment des forces de police qui sont précisément spécialisées dans la lutte contre le nationalisme. La DGSN, rattachée directement au palais, reprend les structures de la Police chérifienne, et de nombreux policiers français restent dans la police nationale marocaine comme coopérants (un tiers des effectifs en 1957). Il y a bien marocanisation de la police, mais celle-ci est progressive. Le véritable tournant se situe en 1960, lorsque le Maroc remet en cause les liens privilégiés avec la France. L’expulsion des derniers agents de police français coïncide avec un tournant autoritaire contre la gauche marocaine, qui dénonce un régime policier héritier du régime colonial, au moment où le Maroc prend justement ses distances avec la France.

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