Perçu comme une mine d’emplois par les habitants de Seine-Saint- Denis, l’aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle et ses 80 000 emplois directs se ferment aux jeunes du département « connus des services de police ». Sans qu’ils aient jamais été condamnés par la justice, certains d’entre eux se voient interdire tout recrutement dans les zones réservées en application du « principe de précaution » contre la délinquance.
Leur présence sur des fichiers de la police (STIC, système de traitement des infractions constatées) ou de la gendarmerie (Judex, système judiciaire de documentation et d’exploitation), malgré l’absence de poursuite ou l’obtention d’une relaxe, met à mal leur « moralité » aux yeux de l’administration. Après enquête, celle-ci refuse donc de leur accorder l’agrément nécessaire pour exercer dans les « zones réservées » de l’aéroport ou assurer des fonctions liées à la sécurité, soit 80 % des emplois sur la plate-forme.
Quantitativement, le nombre de refus demeure limité : sur les 65 643 dossiers examinés en 2005, 5,4 % des demandes d’agrément ou d’habilitation ont été rejetées par la préfecture après consultation des casiers judiciaires ou des fichiers policiers. Mais cette statistique ne rend pas compte de l’ampleur du phénomène : beaucoup de jeunes, déjà condamnés ou conscients d’apparaître dans les fichiers policiers, ne se présentent plus pour les emplois sur l’aéroport ; de nombreuses entreprises, ainsi que les services spécialisés dans l’aide à la recherche d’emploi, effectuent aussi un tri préalable dans les dossiers des demandeurs.
« L’autocensure est évidente. Comme ce serait un échec de plus pour ces jeunes qui ont eu des problèmes avec la police, on préfère ne pas les présenter », explique ainsi Nathalie Royer, responsable de la mission locale de Rosny-sous-Bois. « Aujourd’hui, trouver un jeune sans casier ou qui n’apparaît pas sur les fichiers policiers est difficile », ajoute-t-elle. « Roissy recrute beaucoup. Mais cela crée des faux espoirs pour ceux qui se présentent mais apprennent que, pour une vieille histoire, ils ne peuvent y travailler », relève Michel Bonnet, directeur de la mission locale d’Epinay-sur-Seine.
Le durcissement des conditions d’accès à l’aéroport est une conséquence du 11-Septembre. Immédiatement après les attentats, le profil de tous les personnels a été soigneusement examiné. Cette opération ponctuelle, qui s’intégrait dans la lutte contre le terrorisme, s’est inscrite dans la durée, pour lutter contre la délinquance traditionnelle, comme les vols dans les bagages ou dans les colis, qui affectaient sérieusement l’image de l’aéroport à l’étranger, au risque d’avoir un impact négatif sur la fréquentation. « Le secteur de l’aérien est ultraconcurrentiel », souligne le sous-préfet chargé des aéroports Charles-de-Gaulle et du Bourget, Jacques Lebrot, en décrivant « la guerre » que se livrent les grands aéroports de la planète : « Un million de passagers en plus, c’est 1 000 emplois créés. »
« RISQUES GRAVES D’EXCLUSION »
La préfecture récuse ainsi les personnes mises en cause, dans les cinq années précédentes, pour des affaires de vol, la consommation ou la vente de stupéfiants, des outrages ou des violences. « Ce qui était toléré il y a quelques années ne l’est plus aujourd’hui », affirme Me Frédéric Gabet, bâtonnier de l’ordre des avocats de Seine-Saint-Denis.
La volonté de l’Etat de contrôler le profil des employés de l’aéroport n’est pas contestée sur le principe. Ce sont les moyens utilisés et les erreurs commises qui suscitent la colère d’élus locaux, des responsables associatifs, de syndicalistes et des personnes concernées. « Les fichiers qui sont consultés recèlent de nombreuses erreurs, dénonce Me Gabet. Et les vérifications nécessaires ne sont pas toujours faites. » Dans certains cas, les refus d’habilitation s’appuient sur des raisons très vagues. Ainsi, en février 2002, une demande de renouvellement d’agrément déposée pour une jeune femme a été rejetée au seul prétexte que celle-ci était « connue des services de police ». Dans un jugement rendu le 9 mai 2006, le tribunal administratif de Cergy-Pontoise a annulé cette décision, estimant qu’elle était « insuffisamment motivée ».
Dans son dernier rapport annuel, la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) avait « solennellement » attiré l’attention du gouvernement sur « les risques graves et réels d’exclusion ou d’injustice sociale qu’ils comportent du fait des nombreux dysfonctionnements constatés et sur la quasi-impossibilité pour les personnes de faire valoir, en pratique, leurs droits ». Lors de son enquête, la CNIL avait découvert des erreurs dans un quart des dossiers examinés. « Le risque du chômage à cause d’une erreur dans le STIC pourrait déboucher sur une énorme affaire judiciaire où la personne injustement mise en cause se retournerait contre l’Etat pour faute administrative », explique Alex Turk, président de la CNIL.
Tout individu dispose d’un droit d’accès aux fichiers par l’intermédiaire de la CNIL. Mais les moyens pour traiter les demandes, et rectifier les informations erronées, sont dérisoires. « En théorie, les délais sont de quatre mois, mais en réalité ils atteignent dix-huit mois. Cela ne sert à rien de mettre dans la loi des délais qui ne sont pas respectés », note le médiateur de la République, Jean-Paul Delevoye. La consultation du fichier perd alors de son intérêt pour les personnes concernées, certaines de perdre leur emploi dans cet intervalle.
Pour le médiateur, l’application de fait du « principe de précaution » n’est légitime qu’à condition de s’accompagner d’une plus grande rigueur dans la tenue et l’actualisation des fichiers. Sur ce point, le médiateur et la CNIL font état d’avancées, une partie des 24 millions d’informations du fichier STIC ayant été révisées récemment.
Bien que très critiques, les opposants au dispositif infirment les rumeurs qui circulent sur des pratiques discriminatoires. « Les refus d’habilitation ne doivent pas être assimilés à des pratiques discriminatoires, même si elles sont souvent ressenties comme telles, explique Stéphane Girard, directeur de la maison de l’entreprise d’Aulnay-sous-Bois. Les effectifs employés sur la zone aéroportuaire sont représentatifs de la population qui vit aux alentours. »