Les harkis sont un objet d’histoire. Mais de quelle histoire s’agit-il ? De celle du pouvoir algérien qui les définit comme des « collabos » et leur retire une nationalité avant même que de l’avoir eue ? Contre cette façon simpliste de construire une histoire qui n’a d’autre but que d’ériger le monument d’un peuple identifié à ses dirigeants, la France, enfermée d’abord dans un silence qui niait jusqu’à l’existence d’un problème harki, opposa ensuite au discours d’Alger un discours inverse et donc de même simplicité et de même fonction idéologique. Les harkis devinrent les dignes héritiers de « ces soldats de l’Empire qui en 1940 contribuèrent à la libération de la mère patrie ».
Dépassant et niant ces affabulations intéressées qui n’ont d’histoire que le nom, il y a le vrai travail des historiens qui dénouent la trame d’un phénomène complexe dont les acteurs sont poussés par des motivations variées et l’objet de manipulations diverses avant que le destin ne les enferme dans l’alternative de traître à exécuter en terre algérienne ou de parias à isoler en terre de France.
Mais cette histoire scientifique reste d’une vérité abstraite. Le livre — Nos mères, paroles blessées — qui nous est proposé par Fatima Besnaci Lancou, est d’une autre facture. Recueillant les récits de femmes de harkis, il nous rappelle que l’Histoire (avec un grand H) recouvre des histoires pleines de larmes et de sang, des histoires qui ne se situent pas dans une grandiloquence politique quelconque mais restent prises dans un quotidien où la mort est présente sans cesse. Ce faisant, le livre s’inscrit, à son insu peut-être, dans une tradition sociologique où le récit du quotidien atteint parfois les accents de la tragédie antique. C’est ici le cas. Et derrière les témoignages de ces femmes devenues vieilles on entend la même antienne : les avatars d’une histoire dans laquelle elles n’eurent aucune part et qui a fait d’elles des citoyennes de l’exil, arrachées à une terre et à une culture que rythmaient les rites de la religion, assignées à vivre dans des camps qui prolongeaient leur statut colonial , et qui surent faire de leurs enfants une revanche de la vie sur le malheur. Ces femmes, ces mères, écoutons les se raconter.
C’est Farida dont le mari a servi le FLN pendant trois ans et qui est devenu harki à la suite de l’assassinat de son jeune frère sur l’ordre d’Amirouche. Elle conclut de cette façon (elle a 78ans) : « J’ai demandé à mon mari de m’enterrer loin des français et des algériens. Je veux bien que l’on m’enterre avec des chinois ou des belges. »
C’est Malika qui raconte « Je suis veuve depuis le 4 septembre 1962. Le 6 septembre mon voisin avait trouvé devant notre ferme un baluchon dégoulinant de sang. En l’ouvrant il découvre l’horreur. Le diable venait de nous livrer ce qui restait de Tahar mon mari : sa tête, ses deux pieds et ses deux mains. La nuit suivante ma belle mère se jetait dans le puits. » Elle conclut en disant « Je crois que nos enfants arriveront un jour à nous guérir du mépris de ceux qui ne nous ont jamais considérés. »
C’est Hamida qui ne s’oppose pas « au mariage de sa petite fille avec un petit fils de FLN » mais qui ne peut s’empêcher de la mettre en garde : « un jour ou l’autre il risque de lui reprocher le passé de son grand-père ».
Elle s’intéresse à la politique de son premier pays et a cette remarque « Je ne comprends pas l’attitude des algériens. Ils ont pourtant beaucoup souffert à cause de l’islamisme. Comme pour les harkis c’étaient les gens loin des villes qui ont tout pris. A mon avis pendant les dures années de la guerre entre le pouvoir et les islamistes, s’il y avait eu des harkas beaucoup d’algériens s’y seraient réfugies pour se protéger et protéger leurs familles »
Il faudrait tout citer. Retenons la philosophie résignée de Seghira : « La France aujourd’hui, je pense qu’elle n’a été ni bonne ni mauvaise avec nous. Si elle n’a jamais rien fait pour adoucir notre peine, elle ne nous a pas non plus laissé mourir de faim. »
Le goût amer que laisse la lecture poignante du livre c’est que les Etats, monstres froids, que ce soit l’Etat Algérien ou l’Etat Français, enfermés dans un manichéisme opposé, n’ont eu cure de la misère de ces femmes victimes, coupables de rien.
Le Monde du 20 octobre 2006.