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Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024

La laïcité, non appliquée dans les colonies, était bafouée en Algérie française

En réagissant à l'exclusion d'Alain Policar du Conseil des sages de la laïcité, nous avons fait référence à l'absence d'application de la laïcité dans la politique coloniale. Ce texte l'explique.

L’exclusion du chercheur Alain Policar du Conseil des sages de la laïcité a suscité une tribune publiée par le quotidien Le Monde, que nous avons reprise avec l’ensemble de ses signataires accompagnée d’une adresse de notre site pour s’y joindre. C’est un nouveau symptôme de ce que le principe de laïcité sur lequel a été construite la loi de Séparation des Eglises et de l’Etat de décembre 1905, qui garantit la liberté des citoyens par rapport aux religions, est usurpé par ceux qui veulent en faire en France un instrument d’intolérance et de remise en cause des libertés publiques.

Ce détournement de la laïcité a eu un précédent puisque la France n’a pas appliqué et a travesti cette loi de séparation des Eglises et de l’Etat dans son empire colonial où les libertés publiques étaient niées. Conformément à la formule de Gambetta, pour qui la laïcité et l’anticléricalisme n’étaient pas des « articles d’exportation », la République n’a pas appliqué ces principes dans ses colonies. En s’appuyant sur l’article 43 de cette loi, qui prévoyait que « des règlements d’administration publique détermineront les conditions dans lesquelles la présente loi sera applicable en Algérie et aux colonies », seuls quatre décrets concernant l’Algérie, les Antilles et la Réunion, Madagascar et le Cameroun, ont été pris entre 1907 et 1913, et ils ont en réalité (sauf pour les Antilles) vidé de son contenu le principe de la Séparation. D’une part, aux colonies, les gouvernements de la IIIe République, dans une logique parfaitement concordataire, voulaient garder les cultes sous leur contrôle, tout particulièrement le culte musulman, de façon qu’ils puissent en faitre des alliés de l’administration coloniale et non des facteurs potentiels de contestation de celle-ci. D’autre part, la politique coloniale suscitait une sorte de convergence entre la mission évangélisatrice des Églises chrétiennes et la mission civilisatrice que la République s’attribuait aux colonies, qui justifiait une collaboration entre républicains laïques et missionnaires religieux – même si elle n’excluait pas les rivalités –, d’où une sorte de mise entre parenthèses de l’opposition métropolitaine entre laïques et cléricaux et une instrumentalisation de l’Eglise catholique par la République.

Ci-dessous l’intervention de Gilles Manceron, le 23 septembre 2005, au Colloque de Cerisy « Laïcité vivante », organisé pour le centenaire de la loi de 1905.

Depuis, d’autres travaux ont complété les connaissances sur ce sujet, en particulier les nombreux articles du chercheur Raberh Archi, et les travaux de l’historien et sociologue spécialiste de la laïcité, Jean Baubérot, qui a publié notamment le 14 mars 2024 dans la collection « 54 » des Éditions de la Maison des sciences de l’homme le troisième volume de sa vaste enquête sur la loi du 9 décembre 1905, intitulé, La loi de 1905 n’aura pas lieu. Tome III – L’Eglise catholique « légale malgré elle » (1905-1908) (432 pages).

Ce volume a fait l’objet d’une présentation le 2 mai 2024 à la Maison des sciences de l’homme, en présence d’un public nombreux, avec l’auteur de l’ouvrage, Jean Baubérot, et Mazarine Pingeot, normalienne, agrégée et docteure en philosophie. Il comprend un chapitre 10 consacré à « La Séparation et la France coloniale » dont les passages sur l’Algérie ont été rédigés par Dorra Mameri-Chaambi :

• « Le culte musulman en Algérie : entre pragmatisme et défense des intérêts coloniaux », p. 276 à 278.

• « La naissance d’une conscience indigène laïque », p. 279 à 281.

• « Vers la naissance d’un islam indépendant », p. 281 à 284.

• « Les entorses « légales” au principe de Séparation en métropole ? Le cas de l’Institut musulman de la Mosquée de Paris », p. 285 à 291.


La non application de la loi de 1905

dans les colonies
ou
Quand la République réelle aux colonies
a contredit ses propres principes

par Gilles Manceron, intervention le 23 septembre 2005 au Colloque de Cerisy « Laïcité vivante ».

Dans la presque totalité des colonies française, la loi de 1905 n’a pas connu d’application effective, qu’elle ait été, ou non, juridiquement appliquée à tel ou tel territoire, ou que, en l’absence de décret d’application, elle n’y ait pas été applicable. Conformément à la formule qu’on a prêtée à Gambetta, l’un des défenseurs les plus actifs de la politique coloniale au début de la IIIe République, selon laquelle l’anticléricalisme n’était « pas un article d’exportation », qui, s’il n’est pas sûr qu’il l’ait prononcée, résumait bien sa pensée, la République n’a pas appliqué dans l’essentiel de ses colonies les principes de la loi de 1905.

Les seuls territoires coloniaux pour lesquels on peut parler d’une application réelle sont ceux de la Guadeloupe, de la Martinique et de la Réunion. Dans ces trois territoires, les principes de la loi du 9 décembre 1905 se sont effectivement appliqués, par l’intermédiaire d’un décret, du 6 février 1911, qui en a repris les principes essentiels. En particulier dans son titre 1er intitulé « Principes » où on retrouve les deux premiers articles de la loi de 1905, dont le second qui dispose : « La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. En conséquence […] seront supprimées des budgets des colonies de la Martinique, de la Guadeloupe et de la Réunion et des communes de ces colonies, toutes dépenses relatives à l’exercice des cultes ».

Cette exception est révélatrice de l’histoire particulière qu’ont connue ces trois territoires au sein de l’ensemble colonial français, qui s’est amorcée bien avant la départementalisation de 1945, et dont l’application de la loi de séparation, en 1911, n’est qu’un jalon. Cette histoire les a conduits à un sort différent du reste de l’ensemble impérial à l’heure de la décolonisation, et à ce qu’on peut appeler un mode différent de sortie de la colonisation. Parler de plusieurs modes de sortie de la colonisation implique qu’on tente de définir ce qu’est une colonie. Hors du cas particulier des colonies de peuplement établies dans un espace inhabité ou peu habité où le mot colonie est employé pour décrire une réalité différente, nous proposons de définir les colonies, non seulement par leur position outre-mer, leur dépendance par rapport à un État qui les administre et par leur peuplement par une population majoritairement autochtone ou importée, mais aussi par le fait que cet État administrateur n’y applique pas les principes constitutionnels qui régissent son propre territoire. Une colonie, de ce point de vue, n’est pas une simple extension géographique d’une métropole : elle implique une continuité de souveraineté, une continuité de drapeau, mais une discontinuité constitutionnelle et juridique.

Deux modes de sortie de la colonisation

Dans ces conditions, on peut poser l’existence de deux modes de sortie de cette situation : par rupture de la souveraineté ou par extension de citoyenneté. Or, différents facteurs, dont l’application progressive, par étapes successives, à ces trois territoires des lois républicaines – depuis l’abolition de l’esclavage et la représentation politique à l’Assemblée nationale sous la IIe République, jusqu’à la départementalisation sous la IVe –, mais aussi l’histoire particulière de l’esclavage qui avait introduit une rupture avec le passé africain des Noirs qui constituaient la majorité de la population (pas plus que les maîtres, les esclaves n’étaient autochtones et ils n’avaient donc pas d’histoire commune antérieure à revendiquer sur ces territoires), ont rendu possible ce second mode de sortie de la situation coloniale, une sortie par l’assimilation politique et l’acquisition lente de la citoyenneté. Une issue favorisée aussi par une donnée démographique : l’importance numérique relativement modeste de leur population par rapport à celle des autres colonies permettait leur représentation politique au sein de la République sans que celle de l’ancienne métropole devienne minoritaire. Tout cela a permis une issue différente de celle qu’ont connue tous les autres territoires de l’empire colonial qui sont sortis de la situation coloniale par une rupture (plus ou moins effective) de souveraineté.

À la différence des autres territoires coloniaux, on peut aussi relever dans ces trois îles la quasi absence de culte autochtone autre que les religions introduites par la métropole, et, malgré la présence à la Réunion de religions comme l’hindouisme et l’islam, l’absence de culte susceptible de rassembler l’ensemble de la population dominée majoritaire. Dans cette perspective, l’application de la liberté des cultes à s’organiser eux-mêmes ne présentait pas les mêmes risques qu’ailleurs et l’exception qu’a constitué l’application effective de la loi de 1905 à ces trois territoires est un indice de l’exceptionnalité de leur histoire au sein de la colonisation française. Notons que les quatre communes du Sénégal, qui avaient le même statut que les Antilles depuis la IIe République, n’ont pas connu, elles, l’application de la loi de 1905, en raison de la présence majoritaire de l’islam. Et, à la différence de ces trois îles, elles ont dû attendre l’indépendance du Sénégal en 1960 pour commencer à sortir du colonialisme.

Hors de ces trois territoires insulaires, la loi de 1905 ne s’est pas effectivement appliquée aux colonies, soit qu’elle n’y ait pas été juridiquement appliquée, soit qu’elle ait fait l’objet d’un décret d’application qui n’en reprenait pas les principes essentiels, au point que l’on puisse parler, dans ce cas, d’une application fictive.

Ce point a été pendant longtemps peu étudié, la question n’étant évoquée, que ce soit dans les ouvrages sur la laïcité ou dans ceux sur l’histoire des différents territoires coloniaux, quand elle l’était, que de manière rapide ou allusive. L’application – ou plutôt la non application – de la Séparation aux colonies fait partie du vaste trou noir de la mémoire coloniale. L’historiographie sur ce point s’est longtemps limitée à une étude sur Madagascar parue en 1970, et à presque rien sur l’Algérie jusqu’à très récemment, c’est-à-dire jusqu’aux articles parus en 2004 et 2005, dont le principal est celui de Raberh Achi dans un dossier consacré à « L’État colonial » par la revue de science politique Politix, et quelques éléments sur l’Indochine et les autres colonies.

Que prévoyait la loi de 1905 ?

L’article 43, paragraphe 2, de la loi de 1905 stipule que : « Des règlements d’administration publique détermineront les conditions dans lesquelles la présente loi sera applicable à l’Algérie et aux colonies ». À lire la loi, on en déduit qu’elle a vocation à s’appliquer à l’Algérie et aux colonies, cette application devant être mise en œuvre et organisée par des « des règlements d’administration publique », c’est-à-dire des décrets particuliers. Cette disposition introduite par les amendements de César Trouin, député d’Oran, et d’Albin Rozet, déposés à la Chambre en juin 1905, affirme cette perspective de l’extension de la séparation à l’Algérie et aux colonies, contre ceux qui voulaient les en tenir à l’écart, même si le débat qui a précédé son adoption avait permis à certains, tel Émile Combes, d’exprimer leur volonté d’appliquer la loi uniquement aux autres religions que l’islam. L’extension de la loi aux colonies est de nouveau discutée lorsqu’elle vient au Sénat, puisqu’un amendement visant à remplacer le paragraphe en question par « La présente loi n’est pas applicable à l’Algérie et aux colonies française », est déposé par le sénateur d’Ille-et-Vilaine, Brager, de la Ville Moyan, adversaire de la séparation, puis retiré après avoir été combattu notamment par le sénateur d’Alger Paul Géronte au nom de l’idée qu’« une loi d’un caractère si large, comportant des principes aussi graves, si elle est bonne pour la métropole, est bonne également pour nous ». Mais, une fois la loi votée définitivement avec son article 43, une commission est mise en place et chargée de réfléchir à l’application des lois laïques aux colonies, présidée par l’ancien sous-secrétaire d’État aux colonies et spécialiste de législation coloniale Paul Dislère, et celle-ci a contribué par ses conclusions à repousser leur mise en œuvre dans l’espace colonial.

En définitive, les territoires coloniaux se sont répartis en deux catégories : ceux où aucun règlement n’est intervenu et où, par conséquent, la loi de séparation n’est pas entrée juridiquement en application ; et ceux de Madagascar et de l’Algérie, où des décrets ont formellement appliqué la loi de 1905 mais où ils l’ont « adaptée » de telle manière que cela contredisait certains de ses principes fondamentaux. Le cas le plus révélateur de cette curieuse mise en application est celui de l’Algérie : en reprenant la formule de l’historienne Sylvie Thénault qui a intitulé son livre sur la justice en Algérie « Une drôle de justice », on pourrait aussi parler, en Algérie, d’une « drôle de Séparation », car nous sommes en présence de trois départements français où, juridiquement, la loi de 1905 s’est appliquée en 1907, mais où elle l’a été par un décret qui en contredisait des principes essentiels comme la non intervention de l’État dans l’organisation des cultes et dans la désignation et la non rémunération de leurs ministres.

Des cultes subventionnés

En effet, en Algérie, les cultes – catholique, protestant, israélite et musulman – ont été subventionnés par les autorités. Avec pour objectif, concernant l’islam, de choisir et soutenir les seuls ministres du culte considérés par les autorités comme loyalistes, pour mieux avoir prise, par leur intermédiaire, sur la population indigène musulmane. En moyenne, de 1907 à l’indépendance de l’Algérie en 1962, on a compté, en permanence, environ quatre cents agents du culte musulman, muftis, imams et agents subalternes, rétribués par le gouvernement général, en plus des ministres des autres cultes. Une poursuite de fait du « concordat » antérieur à 1905, sous couvert d’une application fictive de la loi de Séparation vidée de son contenu.

Dans un souci de contrôle politique de la population indigène privée des prérogatives de la citoyenneté en vertu du code de l’indigénat, puis du statut de 1947, l’administration française, sous la « fiction juridique » de l’application de la séparation a nommé et rémunéré les responsables du culte musulman et refusé de restituer à celui-ci les biens confisqués aux fondations pieuses lors de la conquête. En vertu du décret du 27 septembre 1907 censé instaurer des dispositions provisoires, mais qui ont duré jusqu’à l’indépendance, des « indemnités temporaires de fonction » ont été versées aux ministres des cultes désignés par le gouverneur général « dans un intérêt public ou national » (art. 11) ; en parfaite contradiction avec l’article 2 de la loi de 1905 qui interdit de salarier les ministres des cultes :  « La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. En conséquence […] seront supprimées des budgets de l’État, des départements et des communes, toutes dépenses relatives à l’exercice des cultes ».

Au lieu de faire entrer dans les faits la Séparation, le décret de 1907 et ceux qui l’ont prolongé ont permis la poursuite de l’organisation officielle du culte musulman, par les services des Affaires indigènes des trois préfectures d’Algérie, sous l’égide du gouvernement général et du ministère de l’Intérieur et sous le contrôle juridique du Conseil d’État. Nous sommes confrontés au cas étrange – livré aux juristes – où les décrets d’application ont contredit le contenu de la loi – qu’en est-il, en l’occurrence, de la hiérarchie des normes ? Il est vrai que l’introduction en 1907 de la notion de dérogation provisoire a cherché à contourner cette contradiction avec la loi, mais on peut aussi s’interroger aussi sur le fait que le Conseil d’État n’a rien trouvé à redire lorsque ce provisoire a été plusieurs fois prolongé, puis effacé sous Vichy sans que la IVe République ne revienne sur cet effacement, la dérogation durant, en réalité, plus d’un demi-siècle.

Nous examinerons de plus près ce paradoxe algérien après avoir passé en revue la situation des autres territoires et avant d’avancer quelques hypothèses d’explications, au-delà du constat selon lequel les gouvernements de la IIIe République et des suivantes, aux colonies, dans une logique parfaitement concordataire contraire à la loi de 1905, ont voulu garder les cultes sous leur contrôle, et tout particulièrement le culte musulman, pour s’en faire un allié de l’administration coloniale et empêcher qu’il devienne un foyer de sa contestation.

La non application juridique de la loi de 1905 dans l’essentiel des colonies

Alors qu’à lire la loi, on l’a vu, la séparation paraissait avoir vocation à s’appliquer – certes avec des modalités particulières – au colonies, dans les faits, dans la plupart des territoires coloniaux, la loi de 1905 n’a jamais été applicable juridiquement, en l’absence de tout décret, ce qui a conduit à ce que différents territoires connaissent des situations complètement contradictoires avec elle. Ainsi, en Tunisie, à partir de 1893, au lendemain de la mort du cardinal Lavigerie, qui avait été un partisan actif de l’établissement du protectorat, avant de devenir le premier vicaire apostolique à Carthage puis le premier archevêque de Carthage en 1884, la France républicaine et le Vatican ont nommé en commun l’archevêque de Carthage en vertu d’une convention/concordat qui restera en vigueur jusqu’à l’indépendance de la Tunisie. Nous reviendrons sur son rôle dans ce qu’on pourrait qualifier de « pacte d’alliance aux colonies et vis-à-vis de l’islam » de l’Eglise catholique avec la République laïque.

Le cardinal Lavigerie (1825-1892)

Aux Comores et à Mayotte, le décret du 11 mars 1913 qui mettait en œuvre de façon particulière – on va le voir – la loi de 1905 à Madagascar, a exclu par son article 35 l’application de cette loi dans l’archipel. Ce qui fait que dans l’île de Mayotte, jusqu’à aujourd’hui et malgré son rattachement à la France, la situation perdure.

En Guyane, la loi de 1905 n’a pas davantage été appliquée et ce sont les principes de la Charte de 1815 promulguée, sous la Restauration, par Louis XVIII, selon lesquels la religion catholique est « la religion de l’État », qui sont restés en vigueur, en droit, sous la IIIe République comme sous les suivantes… jusqu’à aujourd’hui. En effet, l’ordonnance royale de Charles X du 27 août 1828 s’applique encore, selon laquelle le soutien de l’État va au seul culte catholique, celui-ci rémunérant les prêtres, entretenant les églises et les presbytères, et le gouverneur veillant à ce que ce culte « soit entouré de la dignité convenable » et donnant son autorisation à l’installation de toute congrégation ou autorité religieuse. Contrairement à d’autres dispositions abrogées comme « contraires à la présente loi » par l’article 44 de la loi de 1905, ces dispositions n’ont pas été abrogées. Ce statut particulier, malgré la départementalisation de la Guyane, est resté en vigueur jusqu’à aujourd’hui, le préfet puis le conseil général ayant hérité des anciennes prérogatives du gouverneur.

En Indochine, en particulier au Tonkin et en Annam, la crainte que le bouddhisme n’encourage les sentiments anti-français a favorisé le rapprochement entre catholiques et républicains anticléricaux et a conduit à ne pas y appliquer la loi de Séparation. Étroitement surveillés, les bonzes, qui devaient porter une carte d’identité spéciale, n’avaient pas le droit de se déplacer sans autorisation. L’administration coloniale n’a pas voulu donner au bouddhisme un cadre institutionnel, en vertu de l’idée que résumait ainsi le résident de Bac Kan au Tonkin : « Il ne semble pas politiquement très utile de développer ni de renforcer chez l’indigène le goût de l’association ». Point de vue repris à son compte par le ministre des Colonies : « Il est dangereux pour notre domination de donner aux indigènes, par une promulgation sans réserve, la possibilité de transformer en associations légales des sociétés secrètes ». Ce qui a été endossé notamment par le gouverneur général de l’Indochine de 1908 à 1911, Antony Klobukowski, gendre de Paul Bert et notoirement franc-maçon et anticlérical, en écartant non seulement toute application de la loi de 1905 au territoire, mais aussi l’application du titre III de la loi de 1901 concernant les congrégations, pourtant préconisée par la commission Dislère en 1907.

Dans l’océan Indien et le Pacifique

Même non application juridique de la loi de 1905 dans la plupart des autres territoires de l’empire colonial, c’est-à-dire en Polynésie française, en Nouvelle Calédonie, dans les comptoirs français de l’Inde, à Djibouti, au Maroc et dans tous les territoires de l’Afrique occidentale et l’Afrique équatoriale française (AOF et AEF). À la fin de la IIIe République, le décret pris par le ministre des colonies Georges Mandel le 16 janvier 1939 paraît avoir pris acte de la non application de la loi de 1905 aux colonies, puisqu’il concerne les « colonies et pays de protectorat […] non placés sous le régime de la séparation des Églises et de l’État ». Comment faut-il comprendre, en effet, les termes « non placés » si on les rapporte à l’article 43 de la loi ? Il s’est limité à donner un statut aux missions religieuses, hors du droit commun de la loi de 1905 et leur a confié la gestion des biens utiles à l’exercice du culte sous le contrôle de l’administration coloniale. Elles pouvaient, « pour les représenter dans les actes de la vie civile, constituer des conseils d’administration », qui avaient la capacité d’ester en justice et de recevoir des dons et legs, sous réserve d’agrément par les autorités civiles. Son article 8 dispose néanmoins que « Sont nuls de plein droit tous legs faits au profit des missions religieuses et provenant d’indigènes n’ayant pas la qualité de citoyens français ». L’application du décret Mandel de 1939, qui subordonnait les dispositions nouvelles au pouvoir des gouverneurs, n’a fait qu’offrir aux missions chrétiennes quelques possibilités supplémentaires, tout en permettant d’éviter que des indigènes cherchent à en bénéficier et qu’elles concernent d’autres cultes, notamment le bouddhisme et l’islam.

La qualification de la République comme « République laïque » dans la constitution de 1946 n’a pas eu de conséquences sur l’application de la loi de 1905 aux territoires coloniaux, du temps de l’Union française puis de la Communauté, jusqu’à l’indépendance de la plupart de ces territoires, et même jusqu’à aujourd’hui pour les territoires qui sont devenus des territoires d’outre-mer comme Mayotte ou la Polynésie.

Le cas de Madagascar

Madagascar présente un cas à part, puisque, dans ce territoire, un décret du 11 mars 1913 a permis l’application juridique de la loi de 1905. Ce territoire avait connu dès le XVIIIe l’implantation de missions chrétiennes catholiques et protestantes, missions dont la liberté d’enseignement et de cultes avaient été reconnues entre 1862 et 1885 par la monarchie malgache, à travers différents traités franco-malgaches, anglo-malgache et américano-malgache. Cette liberté avait permis l’implantation de différentes congrégations protestantes (françaises, américaines, anglaises, norvégiennes…) et catholiques. Mais, après la conquête de Madagascar en 1885-1896, les missions protestantes sont devenues aux yeux de l’administration coloniale des foyers de résistance potentielles à la colonisation française. C’est dans ce contexte que le gouverneur Galliéni (1896-1905) a pris des mesures pour contrôler l’enseignement congréganiste et les cultes, à partir d’un arrêté du 8 juin 1901, fondé sur le concordat et la Charte de 1830, qui dispose : « Aucun édifice religieux ne pourra être ouvert au public sans une autorisation qui sera accordée, après enquête, par le gouverneur général ». Après 1905, cette politique sera amplifiée par son successeur Augagneur, qui s’était illustré lors du débat préalable à la Séparation par une position hostile à tout compromis vis-à-vis de l’Église catholique.

Il déclarait, par exemple, le 28 mai 1907 : « Laisser aux Missions, surtout aux Missions protestantes, la liberté qu’elles réclament, pour leurs adeptes indigènes devenus pasteurs ou instituteurs, c’est préparer une génération de Malgaches mal disposés à être de fidèles sujets de la France ». C’est dans cette optique qu’il a pris des mesures à l’encontre des congrégations, en particulier des missionnaires protestants supposés être des agents de l’Angleterre et d’inciter les indigènes à l’insoumission. Outre l’obligation, en 1906, pour se présenter aux écoles normales d’instituteurs d’avoir effectué les deux années précédentes dans l’enseignement public, il a fait fermer près de 3 000 écoles installées dans des lieux de culte protestants, dissout l’union chrétienne des jeunes gens de Tananarive, interdit les cultes privés dans les maisons familiales et refusé les permis de construire de nouveaux temples.

Ces mesures ont été dénoncées par la Ligue des droits de l’homme. Son président Francis de Pressensé a adressé en son nom une lettre au ministre des colonies du gouvernement Clemenceau, Milliès-Lacroix, où il dénonce les atteintes à la liberté de conscience des indigènes du fait des initiatives « d’un proconsul atrabilaire ou d’un ambitieux sans scrupules ». Ce qui a provoqué de vigoureux débats en son sein (au congrès de Lyon, les 8 et 9 juin 1908, où deux séances sont consacrées aux « droits des indigènes »), puisqu’une minorité de ses membres (dont les sections de Madagascar, composées exclusivement d’Européens), au nom de la laïcité, de l’anticléricalisme et des intérêts de la France aux colonies, a pris le parti du ligueur et franc-maçon Victor Augagneur contre la majorité (des deux tiers). Pour la LDH, cet épisode (suivi peu après de l’affaire des officiers de Laon) se solda par la plus grave crise depuis sa fondation et le départ d’environ un tiers de ses d’adhérents (elle passe de 80 000 adhérents en 1908 à 52 000 en 1911).

Le décret du 11 mars 1913 a poursuivi dans cette politique mais, paradoxalement, sous couvert d’application de la loi de Séparation. Bien qu’il reprenne dans son article premier « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes, sous les seules restrictions édictées ci-après, dans l’intérêt de l’ordre public », il soumet toute ouverture d’un lieu de culte à l’autorisation de l’administration coloniale qui surveille les réunions du culte dans l’intérêt de l’ordre public et peut fermer tout lieu de culte pour le même motif. S’il a permis l’application juridique à Madagascar de la loi de 1905, on peut considérer que ce décret, par les pouvoirs discrétionnaires donnés à l’administration d’empêcher l’ouverture ou de fermer tout lieu de culte, contredisait dans les faits le principe premier du libre exercice des cultes qu’il reprenait pourtant.

Le préambule du décret Mandel de 1939 semble, d’ailleurs, prendre acte de cette application particulière, puisque, étrangement, il ne mentionne pas Madagascar parmi les territoires où un décret appliquait la Séparation des Églises et de l’État. Comme si le ministre reconnaissait que la loi de 1905 ne s’y appliquait pas dans les faits.

Le cas de l’Algérie

En Algérie, le décret du 27 septembre 1907 a permis l’application formelle de la loi de Séparation. Mais, s’il a repris les principaux articles de la loi de 1905 sur la liberté de culte et à la neutralité de l’État, il a contredit certains de ses principes en conservant aux autorités leur contrôle sur les cultes. De ce point de vue, il a poursuivi cette forme de contrôle de l’islam que le juriste Dislère, auteur d’un Traité de législation coloniale, avait appelé un « concordat colonial ». En effet, aussitôt après la conquête, les autorités coloniales étaient intervenues dans la gestion du culte musulman puisque, en dépit de la convention 1830 marquant la capitulation du Dey d’Alger où elles s’engageaient à respecter l’exercice de la religion musulmane, elles ont saisi et incorporé au domaine public les biens habous des fondations pieuses servant à financer les activités cultuelles, intervenant de ce fait dans l’administration et le financement du culte. Et cette intervention s’était poursuivie sous la IIe République présidée par Louis-Napoléon Bonaparte, par un arrêté ministériel du 30 avril 1851 sur les lieux de culte musulmans et leur financement, puis un décret du Second empire du 19 février 1859, précisés par des circulaires du gouvernement général.

L’application juridique de la loi de 1905 par le décret de 1907 n’a pas interrompu ce contrôle de l’islam. Pourquoi, alors, avoir rendu la loi de Séparation applicable à l’Algérie ? Parce que des parlementaires algériens ont demandé son application. Mais cette demande visait son application à la société européenne et aux rapports, en son sein, entre l’administration et l’Église catholique, et non pas son application aux indigènes et à l’islam, C’est l’idée avancée par Tocqueville d’une double législation. Lors des débats précédant l’adoption de la loi de Séparation, le principe de son application en Algérie a été demandé, par exemple, par le sénateur d’Alger Paul Gérente : « Nous estimons, nous Républicains algériens, qu’une loi d’un caractère si large, comportant des principes aussi graves, si elle est bonne pour la métropole, est bonne également pour nous. […] Nous voulons que le gouvernement applique la loi de séparation à l’Algérie dans le même esprit ». Mais la mise en tutelle administrative du culte musulman était l’objet d’une sorte de consensus tacite de l’ensemble de la société européenne – cléricaux comme laïques. Il est symptomatique que, une fois le décret de 1907 promulgué, les cléricaux l’ont attaqué avec l’argument suivant, donné par le titre d’une brochure publiée à Oran en 1908 : Une honte : la séparation en Algérie. Le Français humilié devant l’Arabe, vexation au culte catholique, protection au culte musulman (1), qui visait à faire apparaître le catholicisme comme maltraité alors que l’islam aurait été, lui, protégé. Le décret « portant règlement d’administration publique et déterminant les conditions d’application en Algérie des lois sur la séparation des Églises et de l’État et l’exercice public des cultes », dit exactement dans son article 11, paragraphe 6 : « Toutefois dans les circonscriptions déterminées par arrêté pris en Conseil de Gouvernement, le Gouverneur général pourra, dans un intérêt public et national, accorder des indemnités temporaires de fonction aux ministres désignés par lui et qui exercent le culte public en se conformant aux prescriptions réglementaires. En aucun cas ces indemnités de fonction ne pourront dépasser 1 800 francs, ni être maintenues au-delà d’une période de dix ans à compter de la publication du présent décret. Au cours de cette période, elles seront supprimées par un arrêté du Gouverneur général en conseil de Gouvernement dès que les raisons qui les ont motivées ne suffiront plus à les justifier ».

Le décret, préparé par André Maginot (2), alors à la tête de la direction de l’Intérieur du gouvernement général d’Algérie exercé par Charles Jonnart, excluait provisoirement pour une durée de dix ans l’application de la disposition de la loi de 1905 qui interdisait la rémunération des ministres des cultes. Son rapport au conseil du gouvernement le 18 janvier 1907 le justifiait par la nécessité de contrôler l’islam : « Les différences que vous avez pu relever, […] qui ne sont ni essentielles ni définitives, ont pour but d’approprier la nouvelle législation à la situation spéciale de l’Algérie et de permettre à M. le Gouverneur général, à qui incombe la responsabilité des intérêts de notre domination, de prendre, lorsque les circonstances l’exigeront, les mesures nécessaires à la préservation de ces intérêts. Nous ne devons pas oublier que nous nous adressons à un milieu bien différent de celui de la Mère Patrie et à des éléments ethniques bien autrement disparates » (3). Le fait de passer du principe « La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte […] seront supprimées des budgets de l’État, des départements […] toutes dépenses relatives à l’exercice des cultes », au versement d’« indemnités temporaires de fonction » aux ministres des cultes désignés par le gouverneur général est présenté comme une « différence pas essentielle ». Les artifices étant le recours au terme d’indemnité (et non de salaire) et la notion de temporaire. Et relevons les expressions, qui s’appliquent pourtant à des départements français : « notre domination » ; « nos intérêts » (de la France, ce qui implique qu’il y ait dans ce territoire d’autres intérêts que ceux de la France) ; « un milieu bien différent de celui de la Mère Patrie »…

Pour André Maginot, aussi, la suppression des dépenses pour le culte musulman aurait remis en cause l’engagement pris par l’autorité coloniale en 1830 de respecter l’exercice de la religion musulmane. Comme si le respect de l’exercice de ce culte ne pouvait pas passer par son indépendance vis-à-vis de la puissance coloniale. Et comme si la non reconnaissance des cultes inscrite dans la loi de 1905 était contradictoire avec le respect de leur exercice. Curieuse exégèse, en l’occurrence, de la loi… Quant au juriste Émile Larcher, professeur de droit à la Faculté d’Alger, il a présenté le décret comme une « mesure transitoire dans l’objectif d’une séparation sans troubles ». Il y a quelque chose de l’univers de 1984 de George Orwell dans la tendance aux colonies à désigner les choses par leur contraire (organiser la tutelle en l’appelant séparation) pour repeindre et maquiller une réalité inacceptable.

Pour faire accepter aux anticléricaux d’Algérie les « indemnités temporaires de fonction » au clergé catholique, elles étaient présentées comme un moyen de conserver un clergé national dans des zones géographiques reculées. Mais l’exception visait principalement le culte musulman où il permettait le recrutement et la rétribution d’une véritable cléricature musulmane, l’administration coloniale constituant à cet effet, quatre-vingt-quinze circonscriptions religieuses où, au sein de chacune, furent allouées, par l’intermédiaire des lieux de culte, plusieurs indemnités de fonction (on a vu qu’en moyenne, de 1907 à 1962, cette « application de la loi de Séparation des Églises et de l’État » a permis la rétribution en permanence par le gouvernement général d’environ quatre cents agents du culte musulman, muftis, imams et agents subalternes).

Les dispositions instaurées en 1907 pour dix ans ont été reconduites en 1917 (décret du 19 septembre 1917), puis en 1922 (décret du 31 août 1922), 1932 (décret du 25 septembre 1932), et, sans limite de durée, 1941 (décret du 19 mai 1941), et elles resteront en vigueur jusqu’à la veille de la guerre d’indépendance, le Conseil d’État étant sollicité à une dizaine de reprises pour donner des avis sur le régime des cultes en Algérie. Le décret de 1941 est promulgué avec la formule « le Conseil d’État entendu » et, non seulement il n’est pas abrogé lors du rétablissement de la République, mais il abolit la notion de mesure temporaire en n’introduisant plus aucune durée limite d’application. Le statut de 1947, quant à lui, n’a rien changé à ce dispositif. Les différentes prorogations se sont accompagnées de la majoration des indemnités et ont donné lieu à des échanges entre le gouvernement général, les ministères de l’Intérieur et du Budget et le Conseil d’État, les différents gouverneurs soulignant chaque fois l’intérêt politique à conserver ce régime juridique.

Lors de la promulgation du décret de 1907, le garde des sceaux est Aristide Briand dans un ministère Clemenceau, et Briand s’inquiète de la nomination par le gouverneur général de ministres du culte musulman. Aussi, une circulaire signée par le président du conseil Georges Clemenceau contourne l’objection en parlant d’agrément et non de nomination : « Le Garde des Sceaux fait observer qu’il entre dans vos intentions d’encourager la constitution d’associations cultuelles musulmanes, en leur attribuant la jouissance des mosquées, par application du décret du 27 septembre 1907. M. Briand estime qu’en retour […] vous êtes en droit d’exiger de ces associations […] que les choix des ministres du culte attachés à ces groupements et en mesure de recevoir les indemnités de fonction soient soumis à votre agrément. L’action directe que l’autorité supérieure doit conserver sur le recrutement du personnel du culte musulman pourra s’exercer ainsi d’une manière aussi efficace qu’à l’aide d’un véritable droit de nomination et sans qu’aucune atteinte soit portée aux principes de la législation nouvelle. […] Dès que chaque mosquée aura été remise à une association cultuelle, vous vous trouverez en présence d’un groupement qualifié pour désigner à votre agrément les ministres du culte qu’il y a lieu, dans un intérêt national, de faire bénéficier d’une indemnité de fonction. Cette solution est de nature […] à concilier à la fois les scrupules juridiques auxquels obéit M. le Garde des Sceaux et les considérations de fait dont votre administration s’était légitimement préoccupée ».

Cependant, des voix ont demandé à différents moments que ces dispositions provisoires « ne soient pas prolongées ». En particulier à la fin de la première période de dix ans. En 1916, la question est soulevée par le gouverneur général Charles Lutaud, qui est franc-maçon, et la fin du régime d’exception est demandée, semble-t-il, par le Grand Orient de France. La question est discutée aussi à la commission interministérielle des Affaires musulmanes entre les principaux représentants des ministères ayant à traiter de questions relatives à l’islam dans l’Empire colonial et en métropole, notamment au sujet du financement du pèlerinage des sujets musulmans de l’empire à La Mecque. De son côté, dans les années 1932-1934, la Ligue des droits de l’Homme a pris position, par la voix de son secrétaire général Henri Guernut, en faveur de l’application réelle de la loi de 1905 aux colonies, après un enquête auprès de ses sections d’outre-mer qui avait donné un résultat mitigé, mais avec néanmoins une majorité pour cette application effective (4).

En Algérie, le mouvement des Oulémas, puis, de 1950 à 1953, une commission spéciale du culte musulman dépendant de l’Assemblée algérienne (aux deux collèges, conformément au statut de 1947) réclament eux aussi une application effective de la Séparation. Mais un avis contraire du Conseil d’État a rejeté la demande de cette commission et mis fin à ses travaux.

Comment se passaient les choses : les services des Affaires indigènes des préfectures recevaient les dossiers des candidats transmis par les associations cultuelles et les sélectionnaient, après une enquête de moralité qui avait pour but de déterminer son « degré d’influence sur ses coreligionnaires » et son « loyalisme envers la France ». D’où la formation d’une cléricature, issue pour l’essentiel des plus importantes familles indigènes urbaines, composées majoritairement de commerçants, qui constituaient le principal soutien de l’administration coloniale alors que leur influence sur la population musulmane était très limitée.

Dans les trois départements, les Oulémas créèrent de lieux de culte dits « libres », concurrents des mosquées soutenues par l’administration. En février 1933, le secrétaire général de la préfecture d’Alger leur interdit l’accès des mosquées « officielles », ce qui provoqua un conflit entre la commission cultuelle du département et le secrétariat général. C’est dans ces conditions que le préfet d’Alger a institué le 27 février 1933 un comité consultatif du culte musulman à la tête duquel il nomma le secrétaire général de la préfecture.

L’alliance du projet évangélisateur et du projet civilisateur

La première hypothèse est que la politique coloniale a suscité une sorte de convergence entre la mission évangélisatrice des Églises chrétiennes et la mission civilisatrice que la République s’attribuait aux colonies, une convergence qui invalidait aux colonies la problématique de la Séparation et mettait comme entre parenthèses la querelle opposant laïques et cléricaux en la réservant à la métropole pour justifier, au contraire, une collaboration entre républicains laïques et missionnaires religieux, même si cela n’excluait pas quelques rivalités. L’autre hypothèse est que le cas de l’« application/non application » de la loi de 1905 à l’Algérie, de son « application non effective » –, peut être considéré comme emblématique d’une sorte de « tour de passe-passe » constitutif du rapport de la République à ses colonies. Vis-à-vis des Algériens, la « République réelle » a concilié l’application juridique d’un certain nombre de principes avec l’organisation méthodique de leur négation effective. Une conciliation qui nous renseigne tout particulièrement sur la forme subtile de colonisation mise en œuvre en Algérie, territoire qui a la particularité d’avoir été intégré plus directement encore à la République que les autres colonies, mais au prix d’un « grand écart » entre ses principes et sa pratique, au prix d’une « continuité/contradiction ».

Cette situation particulière vis-à-vis des principes de la loi de 1905 ne s’explique pas seulement par la volonté de contrôler la population musulmane par le biais des cultes. Elle témoigne aussi de la tendance, aux colonies, à une sorte de « sainte alliance » des laïques et des missionnaires – qu’il faut situer aussi dans le mouvement général de la colonisation européenne, où, lors des conférences de Berlin (1885) et de Bruxelles (1890), les États s’étaient engagés à protéger sans discrimination aucune dans leurs colonies « les institutions et entreprises religieuses, scientifiques et charitables ». Elle est symbolisée en Algérie par le ralliement du cardinal Lavigerie, archevêque d’Alger, à la République, par son fameux « toast d’Alger » (le 12 novembre 1890), révélateur de ce que le contexte colonial était favorable à la mise à l’écart des affrontements métropolitains entre l’Église et l’État. C’est lui qui, interrogeant un jour Galliéni qu’il appréciait malgré leurs partis pris opposés, sur la manière dont il pouvait concilier ses « généreuses paroles de tout à l’heure avec la phrase désormais historique, hélas ! lancée par vous à Romans : “Le cléricalisme, voilà l’ennemi”, s’était entendu répondre : “Bah ! Monsieur le cardinal, ce sont des mots… des mots qui ne doivent pas franchir la frontière…” » (5) D’où la phrase prêtée à Gambatta selon laquelle la laïcité n’était « pas un article d’exportation », qui est révélatrice, comme le « toast d’Alger » de Lavigerie à la République, de ce que, pour chacun d’eux, les intérêts de la France aux colonies, l’emportaient de beaucoup sur leurs différends métropolitains.

Les laïques qui adoptent la même perspective ont tendance à abandonner, quand il s’agit des colonies, leurs idéaux et leurs principes. Dans L’Algérie vivra-t-elle ?, Maurice Violette estime que la population musulmane algérienne est beaucoup trop mystique pour connaître une application de la loi de séparation des Églises et de l’État. Et, dans un écrit de 1900 préfacé par Ferdinand Buisson, un propagandiste de l’école laïque évoque ainsi l’un de ses voisins « missionnaire à barbe noire » qui « travaille à édifier précisément ce [que lui-même] cherche à détruire », mais dont il considère que, lorsqu’il s’agit des « peuples primitifs », ses efforts pour les « convertir aux dogmes chrétiens » sont une première étape ; son propre travail pour les « délivrer de la foi dogmatique » ne pouvant intervenir que lorsque, sous la houlette des missionnaires, ils seraient parvenus « à un plus haut degré de civilisation ».

De cette façon, l’action des missionnaires n’était pas vue de la même façon qu’en métropole. Elle n’apparaissait pas comme adverse mais complémentaire, et cela justifiait que l’on trouve des acomodements avec la législation en vigueur. Ainsi, quand l’Association missionnaire Notre-Dame d’Afrique a demandé à être reconnue d’utilité publique et que l’affaire est venue devant le Conseil d’État, celui-ci lui a accédé à sa demande, en lui demandant simplement de remplacer le mot « missionnaire » par « enseignante ». Quand il s’agit de civiliser les sauvages, ceux-là mêmes dont on redoute l’influence en France, sont perçus comme de précieux alliés.

Les indigènes relèvent d’un espace colonial ontologiquement barbare face à une aire européenne ontologiquement civilisée. C’est cet espace géographique colonial lui-même et tous les hommes qui s’y rattachent qui sont barbares, tandis que l’espace géographique européen est civilisé, comme sont réputés d’un stade supérieur de civilisation tous les hommes qui y vivent ou en émanent.

La « continuité/discontinuité » entre la République et les colonies

Le cas Algérien d’« application/non application » de la loi de 1905 peut apparaître comme particulièrement éclairant du rapport de « continuité/discontinuité » entre la République et ses colonies. Faut-il parler en Algérie d’une situation dérogatoire à la loi de 1905 ? Non, puisque, juridiquement, en Algérie comme en Guadeloupe, Martinique, Réunion et à Madagascar, la loi de 1905 s’est appliquée selon des modalités particulières prévues par son article 43. Dans le cas de l’Alsace-Moselle après 1918, on peut parler d’une situation dérogatoire, puisque la loi de 1905 ne s’y est pas appliquée. Mais elle s’est appliquée légalement à l’Algérie dans les périodes où un décret d’application a existé.

Cette situation où on n’a pas affaire à une situation dérogatoire, mais à une continuité juridique assortie d’une pratique contradictoire, semble, au delà de la question de la loi de 1905 et de la laïcité, symptomatique de la situation coloniale elle-même. On est confronté à une réalité insaisissable. Une collection de mots piégés. Une exclusion de l’intérieur. Une maladie de la République. Maladie infantile ? Maladie curable ?

Drôle d’habitudes que celles que nous avons prises en ne voulant pas nous en souvenir. Drôles de départements français que les départements d’Algérie. Drôles de territoires français que les colonies.


(1) Gael (P.), Une honte : la séparation en Algérie. Le Français humilié devant l’Arabe, vexation au culte catholique, protection au culte musulman, Oran, Imprimerie Paul Payan, 1908.

(2) André Maginot (1877-1932) deviendrait ministre en 1910.

(3) Compte-rendu de la séance du 18 janvier 1907, CAOM 3F 146.

(4) Archives de la LDH. BDIC (qui deviendra La contemporaine).

(5) « Gambetta et le cardinal Lavigerie » Le Figaro, 22 avril 1885. Cité par François Renault, Le cardinal Lavigerie 1825-1892. L’Église, l’Afrique et la France, Fayard, 1992.

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