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Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024

recomposer le passé, par Suzanne Citron

[Le Monde, 5 novembre 2003]

Corse, langues minoritaires de France, voile, kippa, laïcité, antisémitisme, arabophobie : ces tensions, ces a priori passionnels, ces difficultés à examiner sereinement des situations nouvelles sont signes d’un trouble de l’identité nationale. Dans une Europe en quête de sa définition, le débat franco-français est lui-même coincé sur les questions ethniques, culturelles, religieuses.

La commission Stasi, écrit Le Monde du 28 octobre, affronte une tâche qui s’apparente à « une psychanalyse de la conscience française ». Psychanalyse suppose anamnèse ; cet exercice nécessiterait l’examen des conditions historiques dans lesquelles la conscience française s’est forgée. Mais ni dans les milieux universitaires, ni dans les médias, ni dans l’opinion en général, la déconstruction-reconstruction de la mémoire française ne semble être à l’ordre du jour. Et pourtant le vieux récit d' »histoire de France » aurait besoin d’une mise à plat pour enfin remiser totems et tabous.

Les manuels de l’école élémentaire présentent toujours à nos enfants le schéma d’une Gaule surgie de nulle part, antérieure à toutes les « invasions » (parfois même à celle des Celtes), matrice en filigrane d’une France sans commencement. Préexistant à elle-même, la France se profile derrière les triomphes guerriers de Clovis et de Charlemagne, ces rois francs annexés au devenir pré-français. Les Capétiens et leurs grands serviteurs multiplient en toute légitimité les conquêtes qui accomplissent l’annonciation du territoire. La Révolution peut alors inventer les droits de l’homme et, défendant puis franchissant les frontières, faire de la France la messagère de l’humanité.

Ce tracé qui structure plus ou moins confusément la représentation du passé est triplement fallacieux.

Le récit scolaire amalgame des mythes anciens aujourd’hui controuvés. D’abord celui d’une Gaule sans commencement. Gallia est le nom par lequel César désigna l’espace géographique qu’il voulait conquérir entre Atlantique et Rhin, espace qui jamais dans les siècles de présence romaine ne fut une entité administrative unique. La logique d’une France-Gaule originellement déterminée renvoie dans un néant politique et culturel le devenir des futures périphéries françaises avant leurs annexions : comté de Toulouse ; Provence, pays de langue et culture occitane ; duché de Bretagne à l’indépendance jalouse ; Alsace, morceau d’Empire germanique ; Corse constitutionnelle de Paoli – pour ne citer que quelques exemples.

Enfin, construite autour des hommes de pouvoir, notre histoire a l’Etat pour sujet. Les autres acteurs en sont réduits à n’exister que contre ou dans l’orbite du pouvoir. Dans ce dispositif, l’altérité religieuse n’est pas reconnue : les cathares sont des « hérétiques », les juifs sont absents de l’histoire entre Jésus-Christ et le génocide nazi, les protestants sont minorés par les somptuosités de Versailles. Et si leur science est parfois évoquée, les Arabes, tout au moins dans les manuels du primaire, ne sont trop souvent encore que des « envahisseurs ».

On peut naturellement nuancer l’analyse. Mais, c’est un fait : les dirigeants et les universitaires de la IIIe République ont construit notre identité nationale sur la fiction d’un peuple gaulois originel. Patriotes meurtris par la défaite de 1871, ils ont voulu et su modeler un imaginaire collectif destiné à contrebalancer l’influence largement dominante du catholicisme. Le récit scolaire a sacralisé la France, devenue l’entité commune de référence, objet de piété collective. La prière pour la France du Guide du croyant israélite de 1898 rappelle à Dieu : « la France est de tous les pays celui que tu sembles préférer, parce qu’il est le plus digne de toi. »

Jusqu’à la seconde guerre mondiale, l’histoire de France est, à côté de l’usage exclusif du français, l’un des premiers facteurs de l' »intégration » par l’école. Intégration qui est plus francisation que conscience de citoyenneté. Enfants de paysans, d’immigrés du travail (Italiens, Polonais), de réfugiés juifs d’Europe centrale et orientale, poignée d’enfants des colonies sont conviés à découvrir une ancienne et prestigieuse patrie, à se vivre, même juifs ou noirs de peau, comme descendants adoptifs des Gaulois, justiciables du bon roi saint Louis, sujets éblouis à la cour de Louis XIV, petits frères de l’héroïque enfant Barat, compagnons d’endurance des soldats de Napoléon… et à enfouir dans le silence du non-dit leurs héritages culturels ancestraux.

Mais, aujourd’hui, le vieux récit scolaire est obsolète : Vichy et les tortures en Algérie sont passés par là. Routine ou saga rituelle pour les adultes, il sert encore de support au discours « gaulois » et xénophobe du Front national. Il ne fait plus sens pour une majorité d’écoliers, ce qui laisse place au retour du refoulé et à de possibles manipulations des imaginaires en quête de sacré.

Une identité collective, laïque, métissée, vivante ne se construira pas sans une recomposition du passé intégrant dans la mémoire française les strates refoulées.

Suzanne Citron est historienne.

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