Le 5 juillet 1962, à Alger, c’est la photo que l’on croyait impossible: le drapeau algérien flotte sur le balcon de la préfecture où va s’installer le GPRA (le Gouvernement provisoire de la République algérienne). Les résultats du référendum donnent une majorité écrasante pour l’indépendance et la foule algérienne est en liesse. Mais, à plus de 400 kilomètres de là, à Oran, ce jour-là, c’est le drame.
Vers 11 heures du matin, des milliers de manifestants venant des quartiers musulmans envahissent la ville européenne. Les premiers coups de feu éclatent et jettent une population prise de panique dans toutes les directions. On ignore les causes de la fusillade, on parle d’une provocation des derniers commandos de l’OAS ou de tireurs isolés appartenant à la communauté européenne, exaspérés devant les manifestations de joie pour l’indépendance. Immédiatement apparaissent des civils musulmans dont certains sont munis d’armes blanches, d’autres de pistolets et de fusils-mitrailleurs. Certains appartiennent à la force locale mise en place après le cessez-le-feu du 19 mars 1962.
Dans les rues soudain vides commence une chasse aux Européens, ceux que l’on appellera plus tard, en France, les «pieds-noirs». Ils lèvent les bras, tentent de se réfugier dans des écoles, des églises, comme en témoigne Gérard Israël, dans son ouvrage «le Dernier Jour de l’Algérie française» : «On criait partout: « Les Arabes arrivent, ils arrivent en masse vers le centre-ville! » Des Oranais affolés avaient frappé aux portes du journal, criant leur angoisse, désignant les émeutiers qui se rapprochaient en hurlant. […] Dehors, les hurlements, les coups de feu, les cavalcades de la foule en furie continuent. Personne ne peut voir ce qui se passe à l’extérieur. On entend un hélicoptère.» En l’espace d’une heure, vingt et un Européens sont tués et une cinquantaine d’autres blessés, selon un bilan officiel de l’armée française. Vers midi, la grande poste est envahie, des employés français sont enlevés, d’autres sont tués, certains arrivent à se réfugier au deuxième étage et à envoyer un appel radio demandant du secours. Ils seront entendus par des navires étrangers et parviendront à s’enfuir vers le port deux heures plus tard.
Les reporters de «Paris Match» présents sur place, Serge Lentz et le photographe Jean-Pierre Biot, font un récit haletant des événements: «12h50: autour de nous, des soldats musulmans embusqués dans les porches tirent à l’aveuglette.
12h55: nous embouchons le boulevard du 2e-Zouave. Une mitrailleuse lourde se déchaîne, puis une autre. Nous restons paralysés. […] 13h20 : nous avons trouvé refuge dans une caserne de zouaves. On nous offre à manger, mais nous sommes incapables d’avaler quoi que ce soit. Un cadavre est affaissé devant la porte de la caserne. C’est un musulman [NDLR: vraisemblablement un harki] que d’autres civils musulmans ont poursuivis jusqu’ici. Avant même que les zouaves aient le temps d’intervenir, le malheureux a été abattu d’une balle de revolver, puis achevé à coups de crosse et à coups de couteau. Le corps n’a plus rien d’humain. La tête est à moitié arrachée. […] 14 heures: vers le quartier Saint-Eugène, un vacarme énorme se déclenche. Mortiers, grenades, mitrailleuses lourdes, tout y passe. […] 15h15: je vois une longue colonne d’Européens qui remontent la rue; plus de 400. Les visages sont durs, fermés, certains sont tuméfiés. La colonne est silencieuse. C’est un spectacle poignant.
15h30: après plus de trois heures de fusillade, les tirs se sont tus.» S’agissaient-ils de tirs d’unités de l’ALN? De membres de commandos de l’OAS encore présents dans la ville? Ou encore d’éléments de l’armée française, comme l’affirmera plus tard le général Katz, responsable à l’époque de la ville d’Oran, dans son ouvrage «l’Honneur d’un général»? Les enquêtes ultérieures ne permettront jamais de l’établir.
Vers le boulevard de l’Industrie, des coups de feu sont tirés sur des conducteurs, dont l’un, touché, s’affaisse au volant, tandis que sa voiture s’écrase contre un mur. Sur le boulevard du Front-de-Mer, on aperçoit plusieurs cadavres. Une Européenne qui sort sur son balcon est abattue. Près du cinéma Rex, on peut voir une des victimes européennes de ce massacre pendue à un croc de boucher. Les Français, affolés, se réfugient dans les locaux du journal «l’Echo d’Oran» ou s’enfuient vers la base française de Mers el-Kébir.
Pendant ce temps, le général Joseph Katz, que les Français d’Oran n’apprécient guère, déjeune à la base militaire de la Sébia. Averti des événements, il aurait, selon l’historien Claude Paillat, répondu à un officier: «Attendons 17 heures pour aviser.» Les troupes françaises restent l’arme au pied – ce que contestera vigoureusement le général Katz.
Précisément à 17 heures, la fusillade se calme. Dans les jours qui suivent, le FLN reprend progressivement la situation en main. Il procède à l’arrestation et à l’exécution d’émeutiers comme le chef de bande Attou Mouckdem, qui mettait en coupe réglée le quartier du Petit-Lac et celui de Lamur-Medioni.
Pourquoi une telle tragédie à Oran?
La ville est majoritairement peuplée d’Européens, même si, après 1945, les quartiers musulmans se sont étendus. Oran possède une vieille tradition d’accueil des militants politiques de toutes sortes, en particulier les républicains espagnols, communistes ou anarchistes opposés au régime de Franco. Les militants de gauche ou syndicalistes y sont également très actifs. L’extrême-droite aussi est bien implantée, notamment depuis les années 30, avec le célèbre abbé Lambert, un moment maire de la ville. Mais, dans l’engrenage cruel de la guerre d’Algérie, les différences idéologiques ou sociales s’effacent progressivement, et la majorité de la population européenne va peu à peu basculer en faveur des thèses de l’OAS. Cette Organisation armée secrète, qui entend livrer au nom de l’Algérie française un combat sans merci au général de Gaulle, dispose de nombreuses complicités dans l’ensemble de l’administration. Elle semble agir en toute impunité, multipliant les attentats, les hold-up, les vols d’armes.
A l’approche des négociations d’Evian, l’OAS multiplie les actions spectaculaires à Oran afin de creuser un fossé sanglant entre Algériens et pieds-noirs. Le 28 février 1962, un véhicule piégé explose en plein cœur de la Ville-Nouvelle, le quartier musulman le plus important d’Oran. L’attentat – le plus meurtrier de la guerre d’Algérie à cette date – fait 35 morts et une centaine de blessés. D’autres actions sanglantes se succèdent, comme le 3mars où une vingtaine d’Algériens sont tués. Le 19 mars, l’OAS organise une grève générale dans toute l’Algérie pour protester contre les accords d’Evian. Le 25 mars, l’arrestation à Oran du général Edmond Jouhaud, l’un des fondateurs de l’OAS, provoque la fureur des activistes de l’Algérie française, bien décidés à transformer Oran, comme Alger, en un «nouveau Budapest». Mais l’échec du soulèvement de Bab el-Oued, à Alger, au début d’avril, quand l’armée française ouvre le feu et fait donner l’aviation contre le quartier pied-noir insurgé, brise le moral des Européens: ils décident de fuir la ville d’Oran transformée en enfer. Les commandos de l’OAS multiplient alors le harcèlement des gendarmes, des soldats du contingent, et assassinent jusqu’aux femmes de ménage algériennes. Le 2mai, une voiture piégée explose sur le port d’Oran, faisant de nombreuses victimes musulmanes. L’historien algérien Fouad Soufi note que la ville est «tellement coupée en deux qu’aucune inhumation ne peut plus se faire au cimetière chrétien de Tamashouët entre le 2 et le 18 mai. Le cimetière est mitoyen du quartier Lamur, fief de la zone 4 du FLN». Oran est submergée par la haine et le désir de vengeance. L’OAS locale, à la différence de la direction d’Alger, rejette les accords passés le 17 juin entre le FLN et Jean-Jacques Susini, l’un des principaux dirigeants de l’OAS. La lutte doit être frontale, totale.
C’est la politique de la terre brûlée.
Le lundi 25 juin 1962, en fin de journée, le ciel d’Oran prend des couleurs d’apocalypse. Les réservoirs à mazout de la British Petroleum ont été plastiqués et 50 millions de litres de carburant brûlent. Sur toute la surface des installations, tout est carbonisé et tordu. Les flammes s’élèvent à plus de 100 mètres au-dessus de la ville. Pendant plusieurs heures, un énorme nuage noir se déploie jusqu’à la base maritime de Mers el-Kébir et recouvre la région d’un voile crépusculaire. L’éclipse durera deux jours.
Dans le port, cargos et paquebots appareillent en toute hâte. C’est le dernier épisode de l’opération «terre brûlée» lancée par les commandos de l’OAS. Pendant que les pompiers tentent d’éteindre l’incendie, les derniers «desperados» partisans de l’Algérie française continuent de tirer à la mitrailleuse. Du 19 mars au 1er juillet 1962, on dénombre à Oran comme victimes de l’OAS: 32 membres des forces de l’ordre tués et 143 blessés, 66 civils européens tués et 36 blessés, 410 Algériens tués et 487 blessés. L’historien Charles-Robert Ageron écrira à ce propos: «On comprend dès lors pourquoi le jour de l’indépendance fut ressenti par la population européenne avec terreur. Abandonnée par les commandos de l’OAS, elle redouta à tort un massacre général.»
Dans les premiers jours de juillet 1962, les quartiers européens se vident peu à peu, les magasins sont éventrés et les ordures s’amoncellent au milieu des rues. Oran est devenue cette ville de la peste que décrivait Albert Camus. Plus de la moitié des Européens, près de 100000 personnes, ont déjà quitté la ville. Les départs s’intensifient au rythme de 8000 par jour, tandis que de jeunes Algériens, membres du FLN, distribuent des tracts où il est affirmé que le Coran interdit la vengeance… ce qui n’interdira pas le massacre du 5juillet.
Son bilan est lourd: 95 personnes dont 20 Européens ont été tuées – 13 à coups de couteau – et 161 blessées, selon les chiffres donnés par le docteur Mostéfa Naït, directeur du centre hospitalier d’Oran. Les Européens racontent des scènes de torture, de pillages et surtout d’enlèvements. Dans son livre «l’Agonie d’Oran», Geneviève de Ternant établira une liste nominale de 144 personnes mortes ou disparues pour la seule journée du 5 juillet. Le 8 mai 1963, le secrétaire d’Etat aux Affaires algériennes déclare à l’Assemblée nationale qu’il y avait 3080 personnes signalées comme enlevées ou disparues, dont 18 ont été retrouvées, 868 libérées et 257 tuées essentiellement dans l’Oranie.
Cette page honteuse de l’histoire française, moment épouvantable de massacres et de disparitions d’Européens, n’a jamais cessé d’habiter l’imaginaire pied-noir dans les douleurs de l’exil, au lendemain de l’indépendance. Comme une marque ineffaçable. Ce souvenir sera aussi mal vécu par de nombreux officiers de l’armée française, déjà hantés par un autre massacre, celui des harkis et de leurs familles.
Le 12 juillet 1962, Ahmed Ben Bella pénètre dans Oran sous les youyous des femmes musulmanes. Une autre bataille commence, celle pour le pouvoir en Algérie.
Benjamin Stora