Le 2 février 2024, le président sénégalais Macky Sall annonçait le report sine die de l’élection présidentielle prévue pour le 25 février, dans un contexte de forte répression de l’opposition. Cette décision ayant été annulée par le Conseil constitutionnel, l’élection aura finalement lieu le 24 mars, dans un délai de préparation très court et en plein mois de Ramadan. Nous publions une tribune parue dans l’Obs de Fanny Pigeaud et Ndongo Samba Sylla. Auteurs de De la démocratie en Françafrique. Une histoire de l’impérialisme électoral (La Découverte, 2024), ils replacent le coup de force sénégalais dans le contexte du « recul démocratique » observé récemment dans les anciennes colonies françaises et l’éclairent à la lumière des pratiques impérialistes de la Françafrique.
Le coup de force au Sénégal est un reflet
de l’impérialisme électoral de la France
par Fanny Pigeaud et Ndongo Samba Sylla, Tribune publiée par l’Obs le 5 mars 2024.
Comprendre le « recul démocratique » en Afrique francophone demande de s’intéresser à la manière dont les élections ont été utilisées pour servir les intérêts de la France, soutiennent dans cette tribune à « l’Obs » la journaliste Fanny Pigeaud et l’économiste Ndongo Samba Sylla.
La décision du président Macky Sall de reporter le scrutin présidentiel prévu initialement le 25 février 2024 a fait voler en éclats le mythe d’un Sénégal qui serait une « vitrine démocratique » sur le continent africain. Ce coup de force, invalidé par le Conseil constitutionnel, est l’aboutissement des pratiques liberticides déployées par les autorités sénégalaises depuis au moins les manifestations et émeutes de mars 2021, et cela avec la complicité silencieuse de la « communauté internationale ».
C’est aussi un épisode de plus de la crise qui secoue les Etats africains de l’aire d’influence de la France : Bénin, Burkina Faso, Cameroun, Comores, Congo, Côte d’Ivoire, Gabon, Guinée, Madagascar, Mali, Mauritanie, Niger, République centrafricaine, Sénégal, Tchad, Togo.
Ce groupe de seize pays, qui correspond à la zone franc historique, c’est-à-dire l’empire monétaire colonial que la France a établi dans le sillage de la Seconde Guerre mondiale, compte actuellement beaucoup de présidents pouvant se prévaloir d’une longévité au pouvoir exceptionnelle, grâce à leur aptitude à modifier ou violer leur Constitution. Au sein de ce même ensemble, les victoires électorales sans véritable adversaire et la résurgence de la violence d’Etat sont ces dernières années des tendances notables qui rappellent le temps du parti unique. Depuis 1960, cette zone franc historique se distingue aussi par le nombre record de coups d’Etat militaires dont elle a été le théâtre et dont certains des plus récents (Burkina Faso, Gabon, Guinée, Mali, Niger, Tchad) ont débouché sur une remise en cause de la Françafrique, ce système de domination bâti sur une alliance d’élites françaises et africaines.
Pour comprendre ce « recul démocratique » en Afrique francophone, il faut remonter à la période coloniale et s’intéresser à l’histoire de l’impérialisme électoral, à savoir la manière dont les élections ont été utilisées pour servir et légitimer l’empire.
Large panoplie de fraudes et de manipulations
Lorsque la France a accordé, après de nombreux soubresauts, le droit de vote à ses premières colonies (dans les Amériques, au Sénégal et en Algérie), elle en a immédiatement limité la portée, de manière systématique. D’abord en créant des catégories légales permettant, au nom d’arguments racistes, de priver la majorité des populations de l’exercice du droit de vote, puis en organisant des fraudes à grande échelle pour imposer des candidats ayant toujours le même profil : celui de défenseur de l’ordre esclavagiste et/ou colonial.
L’Etat français a appliqué des procédés similaires dans les territoires qu’il a soumis en Afrique de l’Ouest et en Afrique centrale à partir de la fin du XIXe siècle. Entre 1945 et 1960, période d’effervescence électorale, les administrations coloniales ont déployé une large panoplie de fraudes et de manipulations pour s’assurer de la victoire de leurs candidats au détriment des mouvements politiques indépendantistes. Quand les tripatouillages n’ont pas suffi, l’instrumentalisation de la justice et l’usage de la violence ont fait le reste. Le cas de l’Union des Populations du Cameroun (UPC) est paradigmatique : les autorités françaises ont interdit en 1955 ce parti indépendantiste et nationaliste, puis ont combattu militairement ses partisans, faisant des dizaines de milliers de morts.
Cet impérialisme électoral ne s’est pas arrêté avec l’indépendance octroyée en 1960 par la France à ses colonies du sud du Sahara, à la tête desquelles elle a placé des élites dociles – à l’exception de la Guinée et du Togo. Le projet de « grandeur » nationale du général de Gaulle, appuyé par les réseaux de Jacques Foccart, son « Monsieur Afrique », a présupposé la négation du droit à l’autodétermination des peuples africains, qui n’ont pas eu de ce fait la possibilité de profiter de leurs ressources et de choisir librement leurs dirigeants.
La France a donc continué à s’immiscer dans les affaires de ses ex-colonies afin de sélectionner, légitimer et protéger les dirigeants perçus comme favorables à ses intérêts. Elle a aidé cette élite africaine loyale à organiser des scrutins toujours aussi frauduleux. Parfois, Paris a dû intervenir sur le plan militaire – directement ou indirectement – pour sauver ses protégés ou se débarrasser d’alliés devenus encombrants ou ne faisant plus ses affaires. A l’inverse, les dirigeants qui ont voulu suivre une voie nationaliste ont fini par être renversés, comme Mamadou Dia au Sénégal et Modibo Keïta au Mali, ou ont même été assassinés comme le président Sylvanus Olympio au Togo.
L’armée comme issue
L’institutionnalisation du multipartisme au début des années 1990 n’a pas changé cet état de fait. Si la France mitterrandienne, elle-même sous la pression des institutions financières internationales, a incité les dirigeants des pays africains sous sa domination à faire quelques réformes politiques afin qu’ils ne soient pas emportés par le mouvement démocratique, elle les a surtout poussés à prendre le virage du néolibéralisme.
Avec le transfert du pouvoir aux institutions financières internationales, l’organisation régulière d’élections multipartites entretient désormais un modèle de « démocratie sans choix », où les politiques publiques d’inspiration néolibérale sont toujours de rigueur, quels que soient l’idéologie revendiquée et le gouvernement en place. Pour autant, les ingérences électorales multiformes de l’ex-métropole demeurent légion. Paris s’échine toujours à fabriquer et soutenir des dirigeants africains garants du statu quo et qui ne contestent pas, par exemple, l’existence du franc CFA, l’un des principaux piliers de la Françafrique.
Face à ce système fermé, sclérosé et de plus en plus gérontocratique, sans légitimité autre que celle conférée par des élections cousues de fil blanc, une partie des populations, majoritairement jeunes, considèrent aujourd’hui que l’armée représente la seule possibilité de sortir de cet impérialisme électoral. D’où leur approbation de certains coups d’Etat, comme ceux qui ont eu lieu au Mali, au Burkina Faso et au Niger ces dernières années. Quand elle n’applaudit pas les putschs militaires, une partie de la jeunesse, sans perspective d’avenir autre que le chômage et la misère, choisit de « voter avec ses pieds », c’est-à-dire de suivre les routes périlleuses et souvent mortelles de l’émigration dite « clandestine » par le désert et les mers.
Le résultat de l’impérialisme électoral est là, sous nos yeux : depuis 1960, quasiment aucun dirigeant « progressiste » – opposé à la Françafrique – n’a pu devenir chef d’Etat via des élections libres et inclusives dans les seize pays de la zone franc historique. Jusqu’à quand ?
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