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Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024

« Bye bye Tibériade », un film de Lina Soualem

La réalisatrice Lina Soualem pose sa caméra entre Paris et la Galilée. Toute l’histoire coloniale de la Palestine se déroule.

« Il y a (les images) de l’enfance de la cinéaste, rencontrant sa famille en Palestine, images joyeuses mais qui sont aussi celles du difficile retour de sa mère au village, après des années d’exil en Europe sans retour. Il y a les images d’archive pure, patiemment cherchées dans les boîtes de l’histoire, montées et sonorisées pour évoquer les époques d’une terre privée de son récit »Il y a (les images) de l’enfance de la cinéaste, rencontrant sa famille en Palestine, images joyeuses mais qui sont aussi celles du difficile retour de sa mère au village, après des années d’exil en Europe sans retour. Il y a les images d’archive pure, patiemment cherchées dans les boîtes de l’histoire, montées et sonorisées pour évoquer les époques d’une terre privée de son récit »

Luc Chessel Libération

Synopsis

Hiam Abbass a quitté son village palestinien pour réaliser son rêve de devenir actrice en Europe, laissant derrière elle sa mère, sa grand-mère et ses sept sœurs. Trente ans plus tard, sa fille Lina, réalisatrice, retourne avec elle sur les traces des lieux disparus et des mémoires dispersées de quatre générations de femmes palestiniennes. Véritable tissage d’images du présent et d’archives familiales et historiques, le film devient l’exploration de la transmission de mémoire, de lieux, de féminité, de résistance, dans la vie de femmes qui ont appris à tout quitter et à tout recommencer.


« Bye bye Tibériade ». La mémoire familiale, archive de la Palestine

Par Sarra Grira. Publié par Orient XXI le 21 février 2024. Source

Après un premier documentaire dédié à sa famille paternelle venue d’Algérie, la réalisatrice Lina Soualem remonte dans son deuxième film l’arbre généalogique de sa famille maternelle. Elle pose sa caméra entre Paris et la Galilée. Un fil est tiré, et toute l’histoire coloniale de la Palestine se déroule.

Oum Ali, Neemat, Hiam et Lina. Comment raconter l’histoire d’une lignée de femmes dont on est issue, et dont la vie a sans cesse été rythmée par la grande Histoire ? C’est à la résolution de cette équation que s’est attelée, dans son dernier documentaire Bye bye Tibériade qui sort ce mercredi 21 février 2024, la réalisatrice Lina Soualem, née à Paris d’une mère palestinienne de l’intérieur.

Puisqu’il est question de cinéma, l’équation se traduit d’abord par l’image. Du début à la fin, c’est un habile tissage qui nous est donné à voir. Il est composé de scènes intimes — de joie et de deuil — filmées par la réalisatrice, ainsi que d’archives familiales : des images de vacances tournées par le père de Lina Soualem au début des années 1990, des bobines de super huit immortalisant un mariage au village, des portraits familiaux en noir et blanc qu’on colle au mur. Mais il y a aussi des archives historiques : celles de la Palestine mandataire, de la Nakba, de Yarmouk, le plus grand camp de réfugiés palestiniens en Syrie, rasé en 2018 par l’armée de Bachar Al-Assad… Si ces documents servent d’images d’illustration, ils se mêlent aisément au récit très personnel d’une famille palestinienne originaire de Tibériade, et qui en sera chassée en 1948. Dans la grammaire de cette écriture, où la dialectique entre l’intime et l’Histoire est sans cesse à l’œuvre, la réalisatrice s’est accompagnée du regard d’une autre femme : la cinéaste Nadine Naous, avec qui elle a la Palestine comme héritage commun.

Partir, c’est céder un peu ?

Est-il important de souligner que dans cette lignée de femmes dont il est question, la mère de la réalisatrice n’est autre que l’actrice Hiam Abbas ? Peu importe en réalité, tant il n’est ici question ni de performance, ni de composition. Dans ce dialogue avec l’Histoire, la géographie prend toute sa place, et Abbas n’a de cesse de le rappeler, d’ancrer le village de Deir Hanna, qui a été le point de chute de ses grands-parents après la Nakba dans la carte régionale. Elle pointe dans les différentes directions « la mer » (le lac de Tibériade), le Liban, la Syrie, la Jordanie… Toutes ces terres qui lui ont été pendant longtemps interdites, cet environnement arabe naturel dont les Palestiniens de 1948 ont été coupés au lendemain de la création de l’État d’Israël, qui a dessiné pour eux une nouvelle frontière, jadis poreuse.

Changer de lieu dans cette région du monde, franchir une frontière, ne peut être qu’un acte politique. Hiam « est née à une époque où il était interdit de prononcer le mot de « Palestine » », c’est-à-dire durant la période (1948 – 1965) où les Palestiniens d’Israël étaient placés sous régime militaire. Elle étouffe dans ce village de Galilée qui ne peut contenir tous ses rêves : devenir actrice, faire son propre chemin, aimer et vivre avec qui bon lui semble, sans être soumise au diktat des conventions sociales. Mais dans ces poches où la présence palestinienne persiste en plein cœur d’Israël, et où les mariages se terminent sur des chants patriotiques, partir revêt un autre sens. Si l’existence des Palestiniens de 1948 est en soi une forme de résistance, et un rappel quotidien du nettoyage ethnique sur lequel s’est construit l’État d’Israël, quitter ces lieux ne serait-il pas en quelque sorte céder un peu ? Renoncer à cette terre ancestrale, à « un lieu menacé de disparaître à tout moment » ? Autour de la maison familiale à Deir Hanna, tout rappelle le rapport colonial avec les Israéliens : une base militaire de l’armée, un village – « une colonie », dit l’actrice – récemment construit sur des terres confisquées, en haut de la colline qui surplombe Deir Hanna, comme c’est souvent le cas des villes israéliennes jouxtant les cités palestiniennes à l’intérieur d’Israël.

Pourtant, c’est bien en partant que la mère de la réalisatrice peut enfin se connecter avec le reste du monde arabe, qu’elle peut retrouver sa tante à Yarmouk, ce bout de Palestine en Syrie, et fouler de ses pieds toutes ces villes — si proches mais jusque-là hors de portée — dont elle égrainait les noms comme on le ferait avec des contrées lointaines.

L’intimité de femmes propulsées dans l’Histoire

Parce que la géographie comme l’histoire passent par les liens de sang, c’est la naissance de sa fille Lina qui pousse Hiam à renouer avec les siens et à revenir au village. S’ouvre alors un autre rapport dialectique, cette fois à la mémoire : transmettre ou se taire. La tension passe par la langue, le français qui domine à Paris, l’arabe palestinien qui reprend ses droits en Galilée. Et ici et là, l’arabe littéraire qui s’invite dans les textes, tout aussi constitutif de l’identité palestinienne et de la mémoire familiale : « Qu’est-ce que j’aurais aimé que tu le connaisses ! », s’exclame la mère à l’adresse de sa fille.

« Ma mère m’a transmis un bout de langue », répond Lina Soualem, déterminée à explorer ce passé familial jonché de silences. Elle est tantôt réceptacle de confidences, simple observatrice, tantôt démiurge qui, faisant jouer à sa mère et à sa tante les scènes du passé, transforme son film en une mise en abîme cathartique. Mais dans cette histoire de femmes, il est aussi question de leurs victoires : la grand-mère Neemat, si fière de sa carrière d’institutrice, bien que la guerre de 1948 ait mis fin à ses études ; la mère, Hiam, devenue une actrice internationalement reconnue. Et dans l’intimité de ces femmes, dont la vie a été rythmée par les séparations, persiste encore la chaleur de leurs confidences, des rapports si précieux entre grands-mères et petites-filles, le souvenir brûlant de leurs retrouvailles, la complicité qui perdure entre sœurs, malgré les distances. Des femmes propulsées, malgré elles, en plein cœur de l’Histoire, mais qui ont su y prendre leur part.


« Faire exister l’humanité du peuple palestinien » : un numéro d' »A l’air libre » de Mediapart, avec Lina Soualem et Hiam Abbass

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