Il y a, certes, une différence d’appréciation entre les deux hommes. La divergence se résume à peu près comme suit : le premier s’est prononcé, dès le départ, pour l’autodétermination et le second pour la fédération des populations d’Algérie en abrogeant le statut colonial. Cependant, entre ces deux monuments, il y avait également des ressemblances qu’on pourrait qualifier de frappantes. En effet, depuis la première étincelle jusqu’au débordement de la violence, ces deux hommes, qui n’aimaient guère les salves d’artillerie, voulaient empêcher le désastre en refusant la logique déraisonnable de l’affrontement.
Camus et Duval pensaient, en pleine tourmente, qu’il y avait, quelle que soit la justesse de la cause, une limite à ne pas franchir : la vie des innocents. Leur dénominateur commun était la dénonciation du colonialisme avec ses atrocités, ses misères, ses humiliations, ses inégalités, ses mépris et ses atrocités. Ils voulaient rendre justice à toutes les populations d’Algérie dans le respect des différences confessionnelles, linguistiques et identitaires. L’écrivain et le dignitaire ecclésiastique voulaient planter des racines communes pour construire une Algérie nouvelle sur les décombres du colonialisme. Une Algérie juste où les populations devaient vivre en paix, et dans l’égalité et la dignité. Les deux parlaient de coexistence et de cohabitation bien que l’archevêque préférait le deuxième vocable. Tout comme Mgr Duval, Albert Camus avait dénoncé, à temps, la répression sauvage, les exécutions sommaires et l’usage banalisé de la torture1.
Hélas, leurs paroles se heurtèrent au bruit des canons et au vacarme de ceux qui monopolisaient le devant de la scène. Rares étaient ceux qui avaient pris la peine d’écouter ces chantres de la paix. Pis encore, ils étaient désavoués, contestés et persécutés. Ces deux symboles du déchirement de l’Algérie se sont rencontrés au moment où les combats ont atteint un stade ultime. « J’ai rencontré Albert Camus à Alger en janvier 1956, puis plusieurs fois à Paris. Nous avons longuement échangé sur le drame de l’Algérie », a témoigné Mgr Duval dans un entretien avec son vicaire, Denis Gonzalez. A la même période, soit le 22 janvier 1956, Albert Camus avait lancé un appel à la « trêve civile » en présence de ses amis et de nombreuses figures de l’Eglise d’Algérie. Deux jours plus tard, l’archevêque d’Alger rendit public un communiqué lu lors des messes du dimanche. Extrait : « quelque grandes soient nos souffrances, n’oublions pas que la charité fraternelle ne perd jamais ses droits […] Ne cédez jamais aux sollicitations de la violence […] C’est par l’amour et dans l’amour que vous devez construire une Algérie communautaire et fraternelle. »2
L’appel à « la trêve civile » fera partir Albert Camus de l’Algérie, chassé par les siens pour la seconde fois. Auparavant, l’écrivain, en raison de ses positions anti-colonialistes, fut exclu du parti communiste et poussé à l’exil3. « Je demeure plein d’admiration devant son attitude profondément humaine. Je tiens à témoigner que, Français, il avait un immense amour pour toute la population d’Algérie dans laquelle il ne faisait aucune discrimination. Je le sentais bouleversé ; son jugement était très lucide ; jusqu’à sa mort, dont j’ai été atterré, il n’a jamais abandonné sa volonté d’intervenir pour qu’une fin soit mise à un conflit qui avait déjà trop duré », avait témoigné Mgr Duval.
Aujourd’hui, on ne se souvient que de la fonction ecclésiastique de Mgr Duval. Tout comme l’histoire médiatique n’a retenu d’Albert Camus que sa formule lapidaire prononcée le 13 décembre 1957 à Stockholm après la remise du Prix Nobel : « Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice »4. L’histoire est parfois ingrate.
Le même journal donne la parole à Monseigneur Teissier, actuel évêque d’Alger :
« Le cardinal Duval avait condamné la torture dès le mois de janvier 1955 et, à partir de l’année suivante, il s’est prononcé pour le respect du droit des Algériens à l’autodétermination. Il a également averti contre l’exploitation du christianisme à des fins politiques, notamment par les tenants de l’Algérie française, tout en les invitant à faire la distinction entre le plan de l’action spirituelle et religieuse de celui de l’action politique ».
« Comme responsable religieux, il lui fallait donner à sa communauté une direction pour qu’elle soit fidèle au message chrétien. Il aurait, bien sûr, voulu garder toute la confiance de sa communauté, mais quand il lui a rappelé que nul n’avait le droit de porter atteinte à la dignité de la personne humain, il a buté sur une certaine animosité. »
- Concernant Albert Camus, on peut lire les pages suivantes sur ce site :
- 557,
- 561,
- 2336
- et 2341.
- Léon-Etienne Duval est né à Chenex (Haute-Savoie, France) le 9 novembre 1903 dans une famille d’agriculteurs. Après ses études à Rome, il est nommé évêque de Constantine. Quand il rejoint l’Algérie en 1947, les émeutes de Sétif et leur terrible répression sont dans toutes les mémoires. Il s’emploie dès lors à sensibiliser les chrétiens aux exigences de la justice en Algérie.
Peu après sa nomination comme archevêque d’Alger en février 1954, il déclare : «Un pays où sévit la misère peut jouir d’un certain calme, mais ce calme n’est pas la véritable paix.» Dès 1956, il se prononce en faveur de l’autodétermination. Pendant la guerre, il ne cesse d’affirmer son désir de paix et son refus absolu de la torture, à travers des communiqués, homélies et lettres, dont certaines sont adressées aux plus hautes autorités françaises, notamment aux généraux Salan et Massu, et au général de Gaulle. Ses prises de position renforcent son impopularité parmi les partisans de l’Algérie française qui entretiennent une campagne de haine et d’insultes contre celui qu’ils surnomment « Mohamed Duval ». A l’inverse, il acquiert ainsi l’admiration et la confiance de la population algérienne.
Paul VI le nomme cardinal dans la foulée de l’indépendance algérienne. Bien qu’il n’ait pas le nombre requis d’années de présence en Algérie, il reçoit, sans l’avoir sollicitée, la nationalité algérienne en 1966 comme un hommage des responsables de l’Etat.
«Je suis, dit-il un jour, un combattant de la liberté. J’ai défendu le droit des hommes et les droits des Algériens. Ayant choisi de rester en Algérie, j’y resterai toujours». Il est décédé le 30 mai 1996. - José Lenzini, spécialiste de Camus, nous fait remarquer que « Camus n’a pas quitté une seconde fois l’Algérie après son Appel à la Trève Civile. Il était déjà installé en métropole depuis 11 ans et revenait régulièrement en Algérie où habitait sa mère. Enfin, Camus n’a jamais été exclu du PC ; il y est passé au cours des années 36 et 37, mais il l’a rapidement quitté en raison de son désaccord sur la politique algérienne.»
- Si l’on en croit le tome 2 (Essais) des Oeuvres complètes d’Albert Camus, dans la bibliothèque de la Pléiade (4e trimestre 1965, pages 1881-1883), la déclaration prêtée ci-dessus à Albert Camus n’est pas tout à fait exacte.
En effet, rendant compte de la conférence de presse donnée par Albert Camus le 13 décembre 1957, Le Monde publiait ceci dans son édition du 14 décembre 1957 :
Interrogé sur un ton véhément par un jeune Algérien présent, il [Albert Camus] aurait alors répondu, d’après le correspondant du Monde. « Je n’ai jamais parlé à un Arabe ou à l’un de vos militants comme vous venez de me parler publiquement… Vous êtes pour la démocratie en Algérie, soyez donc démocrate tout de suite et laissez-moi parler… Laissez-moi finir mes phrases, car souvent les phrases ne prennent tout leur sens qu’avec leur fin… »
Constamment interrompu par le même personnage, il aurait conclu :
« Je me suis tu depuis un an et huit mois, ce qui ne signifie pas que j’aie cessé d’agir. J’ai été et suis toujours partisan d’une Algérie juste, où les deux populations doivent vivre en paix et dans l’égalité. J’ai dit et répété qu’il fallait faire justice au peuple algérien et lui accorder un régime pleinement démocratique, jusqu’à ce que la haine de part et d’autre soit devenue telle qu’il n’appartenait plus à un intellectuel d’intervenir, ses déclarations risquant d’aggraver la terreur. Il m’a semblé que mieux vaut attendre jusqu’au moment propice d’unir au lieu de diviser. Je puis vous assurer cependant que vous avez des camarades en vie aujourd’hui grâce à des actions que vous ne connaissez pas. C’est avec une certaine répugnance que je donne ainsi mes raisons en public. J’ai toujours condamné la terreur. Je dois condamner aussi un terrorisme qui s’exerce aveuglément, dans les rues d’Alger par exemple, et qui un jour peut frapper ma mère ou ma famille. Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice. »