Qui fut vraiment Louis Hubert Lyautey, Maréchal de France et Résident Général au Maroc de 1912 à 1925 ?
Louis Hubert Lyautey, Résident Général au Maroc d’avril 1912 à octobre
1925, demeure une icône respectée du Maroc indépendant. Cette reconnaissance d’un peuple colonisé vis-à-vis de l’ancien colonisateur est un cas unique au sein du monde musulman. Ce Grand Homme a consacré l’essentiel de sa carrière à la France coloniale, dont plus de vingt ans à l’Afrique du Nord. Mais c’est au Maroc qu’il a donné la mesure de son talent, au point que les élites dirigeantes de ce pays, qu’il contribua plus que nul autre à faire passer sous le joug colonial, n’ont cessé d’inscrire leur action dans ses pas. Quant à la République française, bien que méprisée par ce royaliste légitimiste, elle ne cessa de l’honorer, le faisant tour à tour Académicien, Ministre de la Guerre (même brièvement), Maréchal de France en 1921, et Commissaire de l’Exposition coloniale de 1931. Certes, ses ennemis parisiens, Pétain en tête, ont profité de son âge et de la guerre du Rif pour obtenir son retour en Métropole en 1925. Mais après sa retraite à Thorey, dans un manoir lorrain transformé en riad marocain, la République respecta ses dernières volontés. À sa mort en juillet 1934, sa dépouille fut transférée à Rabat, avant d’être rapatriée aux Invalides en 1961, aux côtés de Napoléon Ier. L’homme avait sans conteste bien des talents.
Mais qui fut Lyautey ? Quelles furent ses valeurs et son action,
derrière la légende dorée que cet esthète s’attacha à façonner ? Durant
la première moitié du XXème siècle, une pluie d’hagiographies tresse les lauriers de « Lyautey l’Africain »1. La plus célèbre biographie, écrite par André Maurois (1931), sobrement intitulée Lyautey, devient une sorte de catéchisme républicain du Maréchal. La publication de ses Textes et Lettres, ainsi que de nouveaux essais, se poursuit après-guerre.
De nos jours, l’homme conserve sa statue ainsi que son Lycée éponyme au
cœur de Casablanca. Est-ce à dire qu’un pacte passé entre l’ancien colonisateur et l’ancien colonisé entretient la légende de « Saint Lyautey » ? Aucune grande biographie marocaine n’est à ce jour consacrée à l’architecte du Protectorat, alors que sa vision du Maroc et de la société marocaine ont eu un impact considérable jusqu’à nos jours. Il revient à deux grands historiens français post-coloniaux d’avoir travaillé sur l’homme et son œuvre. En 1978, l’universitaire Charles-André Julien livre, dans « Le Maroc face aux impérialismes », sa vision de l’homme. Admiratif du personnage, l’historien déconstruit la mythologie Lyautey, en révélant les faiblesses, les biais idéologiques, la rouerie, mais aussi la part d’inaccompli dans l’œuvre et la personne du fieffé Maréchal. Dix ans plus tard, l’historien Daniel Rivet publie sa magistrale thèse sur Lyautey et l’institution du Protectorat français au Maroc (1912-1925), dans laquelle, archives protectorales, diplomatiques et privées à l’appui, il décortique la machinerie sophistiquée du Protectorat, élaborée par Lyautey et les siens. À la suite de Ch-A. Julien, il dévoile le décalage entre les intentions (le contrôle) et la réalité (la gestion directe) de la machine coloniale déployée au Maroc. La connaissance de cet homme et des réalités de sa politique demeure d’actualité. Mais les sociétés ont besoin de mythes fondateurs, et les appareils d’État ont un rapport au réel qu’il faut apprécier au regard de leurs intérêts. Or, en Lyautey la France désire absoudre sa brutalité coloniale ainsi que le regard hautain qu’elle porta sur les « indigènes ». Quant au Maroc, il trouve en cet homme la preuve de l’unicité de son destin tandis que ses élites s’honorent d’avoir reçu tant de puissance et de dignité des mains de ce conservateur émérite.
Le riche travail des deux historiens et la finesse savante de leurs analyses ont pu dissuader un grand public avide d’idées simples et binaires. Or Lyautey se singularise par sa complexité : monarchiste au
service de la République, général méprisant l’esprit militaire,
catholique défenseur de l’Islam, légitimiste qui choisit un Sultan à sa
convenance, inventeur d’un protectorat qui pratique la gestion directe,
dirigeant imbu de son autorité mais qui dénie celle de sa tutelle…,
l’homme déroute. Le présent article se nourrit pour l’essentiel de
travaux déjà publiés. Il tente néanmoins de mettre en valeur, à la
lumière de connaissances historiques établies, trois thèmes susceptibles d’intéresser le débat démocratique marocain. La personnalité et la formation du Résident général, les traits et les carences de son action fondatrice à la tête du Maroc colonial de 1912 à 1925, ainsi que les effets induits par sa politique et par son verbe. Tout cela éclaire certains débats et enjeux du Maroc d’aujourd’hui.
Lyautey, un Général monarchiste au service d’une République coloniale
Louis Hubert Lyautey est né à Nancy en 1854 dans une famille
aristocratique lorraine. Catholique et royaliste, celle-ci donne par
tradition ses hommes à l’institution militaire. Alors qu’il devient un
homme, le jeune Lyautey assiste à la débâcle française de 1870-71 face à une Prusse qui s’empare du Nord de la Lorraine et de l’Alsace. Nancy,
ville de garnison décrite par Stendhal dans « Lucien Leuwen », devient
l’avant-poste de la République française. En ce temps de repentance
nationale sans gloire, l’homme hésite entre l’habit ecclésial et l’habit d’officier. En 1873 s’impose le choix de Saint-Cyr pour forcer le destin et défier le triste sort d’une patrie abaissée. Signe avant-coureur, sa première affectation le conduit deux ans en Algérie. Lyautey a des convictions royalistes affirmées. Ce conservateur agnostique se dit légitimiste2 par défaut. Féru d’histoire et de gloire, le jeune officier s’ennuie dans la « bonne société » des villes de garnisons. Cet homme qui cultive la mémoire de la société d’ordre et l’héroïsme de la noblesse militaire, assiste impuissant à l’enracinement de la République parlementaire, qui prend un avantage décisif et irrémédiable, en 1879, sur le parti monarchiste. Mais cet homme d’ordre conservateur est peu enclin à la conspiration. En ce temps de paix pour la France, Lyautey mène une brillante carrière d’officier de cavalerie, fréquentant assidûment salons mondains et milieux artistiques parisiens. Lyautey brille par son esprit, sa plume et son art de la mise en scène. Cet homme de théâtre à épaulettes, très égotique, acquiert de solides relations au Boulevard Saint-Germain qui le feront élire à l’Académie française en 1912, à l’aube de sa carrière marocaine. Célibataire (Lyautey se marie après son départ de métropole), l’homme n’a pas encore charnellement éprouvé son homosexualité. Lyautey s’ennuie dans cette France prospère et pacifique qu’aucune revanche ne semble devoir réveiller avant longtemps. En 1894, à 40 ans, il quitte la Métropole pour l’Indochine, que la République a entrepris de coloniser depuis les années 1880. À l’instar du reste de l’armée, les colonies doivent entretenir sa fougue belliqueuse et lui offrir l’action que l’ordre bismarkien interdit en Europe. C’est, aux dires même de Lyautey, la « révélation ». Pendant huit ans, jusqu’en 1902, au Tonkin (Indochine) puis à Madagascar, l’officier Lyautey seconde le Général Gallieni. Cette grande figure de la France coloniale, de cinq ans son aîné, est un officier non-conformiste. Il invente la « tactique de la tâche d’huile », laquelle consiste à soumettre, sécuriser et séduire les populations « indigènes ». La confiance ainsi acquise a vocation à s’étendre, de proche en proche, pour installer un ordre colonial pacifié. Au seul rapport de force, il convient de substituer un ordre juste, respectueux des populations, de leurs coutumes et de leurs chefs traditionnels.
Lyautey est séduit par cette approche, tout autant que par Gallieni,
dont il admire l’ascendant et l’inventivité, et dont il partage les
convictions et l’homosexualité. À 49 ans, déjà doté d’un riche passé
colonial, le colonel Lyautey est appelé par le gouverneur d’Algérie,
Charles Jonnart, à la direction des opérations des confins
algéro-marocains. Les accrochages entre militaires français et tribus
marocaines et sahariennes y sont de plus en plus violents, alors que les traités franco-marocains interdisent toute ingérence. Promu Général de Brigade, Lyautey jouit d’une grande autonomie par rapport au Général
commandant Oran. Doté du commandement des confins algéro-marocains en
novembre 1903 et basé à Aïn Sefra, Lyautey entame une carrière
algérienne de huit années. En cinq ans, il a vaincu les réticences à son égard. Il devient commandant de la division d’Oran en 1908, mais
poursuit l’encerclement de l’Empire chérifien. En 1911, alors que gonfle la menace d’une guerre avec l’Allemagne, le colonial Lyautey regagne la Métropole où il devient le plus jeune Général de Corps d’armée français.
Cette expérience algérienne est déterminante dans la carrière de
Lyautey. L’homme y apprend l’Afrique du Nord, le désert, les tribus,
l’Atlas, la noblesse de leurs guerriers, mais aussi les colons, la
morgue coloniale et l’esprit d’accaparement qui anime tant d’Européens
d’Afrique. L’Oranie est la région d’Algérie la plus européanisée, par
son peuplement et ses activités. La densité de population musulmane y
est la plus faible d’Algérie, l’immigration hispanique la plus forte.
Les Européens se sentent chez eux, et poussent en faveur d’une expansion en direction du Maroc. En Algérie, Lyautey acquiert la conviction que la France doit s’affranchir des traités (franco-marocains, puis d’Algésiras) pour encercler, pénétrer, puis s’emparer de l’Empire chérifien. De son compagnonnage avec Gallieni, il retient (et applique) la tactique de l’occupation progressive, qui alterne opérations militaires et entente avec les tribus. Il tire deux enseignements de ces années. La conquête du Maroc, dont il devient l’ardent défenseur à Paris3, doit s’opérer grâce à ses forces centrifuges, les tribus « siba », sans tenir compte du pouvoir central – Makhzen – jugé sans importance.
Enfin, la conquête du Maroc est une question de patience et
d’organisation. Elle se fera a minima pour la France, l’esprit
patriotique et le risque d’embrassement religieux étant inexistants dans ce pays. Sur ces bases, Lyautey entreprend durant huit ans d’encercler le Maroc par l’Est. Jusqu’en 1906, bafouant les usages diplomatiques et abusant du droit de poursuite, il « pacifie » la zone qui s’étend d’Aïn-Sefra à Boudenib, puis à Béchar, rebaptisée par lui Colomb-Béchar. Après cette date, il occupe l’Oriental marocain jusqu’à la Moulouya (Oujda est prise en 1907) et aux contreforts du Moyen-Atlas. Il estime Fès à portée d’un puissant raid de cavalerie, et se désole, qu’en application du Traité d’Algésiras un corps d’armée français débarqué en 1907 à Casablanca entreprenne la conquête du plateau atlantique.
Le Protectorat, une « fiction » dénoncée par Lyautey
L’accord franco-allemand du 4 novembre 1911 donne à la France les mains
libres au Maroc, hormis les territoires laissés à l’Espagne. Elle se
charge d’assurer l’ordre dans ce vieil Empire, au moment où
l’étranglement financier du sultan et les concessions imposées à Moulay
Hafid incitent tribus, mahdis et roguis à le défier et prendre la tête
du djihad. Pour Lyautey, la France doit rétablir l’ordre en s’entendant
avec les tribus « siba » qu’il estime désireuses de se débarrasser du
joug d’un pouvoir tyrannique. À la tête du parti algériste, Lyautey
réclame la prise de Fès, la capitale impériale, convaincu qu’elle mettra fin à « l’anarchie marocaine » qui sévit depuis la fin du règne de Hassan Ier en 1894. Il incite le gouvernement français à s’engager plus avant, avec un minimum de troupes, et à instaurer le Protectorat du Maroc. Le diplomate accrédité, Eugène Regnault, se saisit d’un appel à l’aide suggéré au sultan et impose, le 30 mars 1912, le Traité de
Protectorat, dit « de Fès ». Ce diplomate devient le premier Résident
Général du Protectorat. Mais le plan échafaudé par le Comité du Maroc
échoue. L’annonce du Traité, qui place le pays sous la protection des
« Chrétiens », provoque une levée en armes. Après la mutinerie des
tabors du sultan, le 17 avril, le mahdisme saharien d’Ahmed El-Hiba
enflamme le Sud, et les tribus du Rif et du Moyen-Atlas assiègent Fès,
dans l’espoir de détruire le fameux document. Le 27 avril, Gallieni
s’étant désisté, les autorités françaises nomment Lyautey Résident
Général. Débarqué à Casablanca, il entre dans Fès le 27 mai, mais y est
vite encerclé. Constatant que la France « marche dans le vide » au
Maroc, l’officier pragmatique et intelligent abandonne en quelques
semaines ses illusions. Cet « apprentissage à chaud » du Maroc (D.
Rivet) le convainc que ce n’est pas de l’abaissement du sultan que
viendra le retour à l’ordre mais de l’application du Traité qui prévoit
le respect de la souveraineté de l’État chérifien et du pouvoir
législatif du Sultan, sous la tutelle de la France.
Ayant desserré l’étau tribal sur Fès grâce à Gouraud en juin 1912,
Lyautey dirige les opérations militaires, sécurise le Maroc central,
transfère la capitale de Fès à Rabat et assure l’exil de Moulay Hafid
-qui abdique le 25 août- à Tanger. Lyautey fait avaliser par les oulémas l’élection de son frère, Moulay Youssef, qu’il choisit pour sa réserve, sa piété et son manque de personnalité. Pourtant, Lyautey s’attache à restaurer le Trône alaouite dans sa splendeur passée. Fasciné par cette Monarchie surgie du fond des âges et épargnée par la modernité, ce conservateur esthète veut rétablir la pompe du Sultanat.
Il n’entend pas seulement satisfaire ses désirs de Restauration. Triplement hanté par la guerre de Vendée, la guerre anti-française d’Espagne contre la Grande Armée, et l’échec du Second Empire au Mexique, il considère que seule la restauration du pouvoir du sultan dans son prestige et sa tradition, peut rassurer le peuple et ses notables, et briser le cercle d’une insurrection que cet admirateur de l’Ancien Régime comprend parfaitement. La construction juridique établie par le Traité de Fès repose sur l’association des deux États. Contre les militaires et colons venus d’Algérie, Lyautey défend de haute lutte l’essence du protectorat.
Celui-ci est le cadre d’un « contrôle » de la France sur l’État marocain associé. Lyautey est un homme du XIXe siècle séduit par l’indirect rule britannique, qui permet à l’Angleterre victorienne de contrôler l’immense Empire des Indes et à son alter ego Lord Cromer, « simple » consul, de diriger l’Égypte. Au grand dam des coloniaux, il s’honore d’être le « Premier serviteur de Sidna ». En un geste qui frappe les imaginaires, Lyautey n’hésite pas à tenir l’étrier du sultan, lorsque celui-ci descend de cheval dans les grandes occasions. Mais le Général est vite rattrapé par les nécessités de sa fonction et son caractère autoritaire. Lorsque, le 10 octobre 1912, Lyautey écrit à son ami Albert de Mun, « Je crois que Moulay Youssef est ma plus belle réussite », il signifie que l’édifice du protectorat est vicié, le contrôle s’exerçant sur une « créature du Résident Général ». De surcroît, le Résident s’évertue à maintenir le sultan en vase clos, entouré de « vieux Marocains rituels », sans contact avec les Européens, les automobiles et les dîners au champagne. La conservation confine alors à la momification. Et que dire de la « politique des grands caïds » ? Lyautey s’illusionne sur les « Seigneurs de l’Atlas », chefs tribaux qu’il assimile aux pairs de France, cette vieille noblesse d’épée issue de la féodalité qui égale en dignité la Famille de France. Son royalisme nourri par Maurras (Ch.-A. Julien) livre des millions de montagnards à la tyrannie du Glaoui et de ses pairs, délaissant tout contrôle au profit de l’arbitraire le plus extrême. Pour le parti colonial, cette politique n’est qu’« indigénofolie ». Lyautey déplore « l’odieux muflisme du colon français, quelle race ! », et refuse l’algérianisation du Maroc. Les institutions anciennes sont respectées, l’accès des mosquées et sanctuaires est interdit aux Européens. Les médinas sont conservées en l’état, séparées des nouvelles villes européennes et, dans la mesure du possible, les terres tribales sont laissées à leurs propriétaires. « Je veux nous faire aimer de ce peuple », déclare Lyautey dans sa note du 18 novembre 1920. Il déplore que « Chez nous, presque tout ce qui est administratif cède plus ou moins à la tendance de regarder l’indigène comme la race inférieure, la quantité négligeable ». Et d’ajouter, à contre-usage de son époque, « Les Africains ne sont pas inférieurs, ils sont autres ». Pour porter ces convictions, Lyautey s’entoure d’une « zaouïa » mûrement cooptée. Ces hommes atypiques doivent à la fois porter les projets du chef, faire respecter la France des musulmans, conserver le « Vieux Maroc », et faire surgir cette « Californie française » autour de Casablanca que Lyautey appelle de ses vœux. Entre autoritarisme éclairé et pesanteurs coloniales, que reste-t-il du Protectorat et de son essence, le « contrôle » ? Dans sa stupéfiante « Note du coup de barre » du 18 novembre 1920
4, Lyautey s’interroge. Et si le Protectorat n’était « qu’une fiction ? ». « Il est urgent de crier casse-cou, ajoute-il.
Mais il se lance aussitôt dans « le plus dur constat d’échec qu’un Homme d’État ait dressé contre sa propre œuvre » (Ch.-A. Julien). « Dans la pratique, Moulay Youssef n’a aucun pouvoir réel, il n’a de rapports qu’avec le conseiller chérifien (ndlr. Lyautey) qu’il voit
journellement, mais c’est tout »5. Le Protectorat fait approuver par
le sultan des textes préparés par les services de la Résidence. Les
Français ont l’administration directe « dans la peau », déplore Lyautey
qui constate qu’on « en arrive de plus en plus à l’administration
directe ». Mais de coup de barre, il n’y eut point, et le constat
demeura sans suite. Selon Ch.-A. Julien, ce renoncement du Résident,
huit ans seulement après le Traité de Fès, est le contre coup de son
bref passage au Ministère de la Guerre (déc. 1916-avril 1917). Malmené
devant la Chambre des Députés, Lyautey fit tomber le gouvernement et
ruina son aura parisienne. « Cette faillite le hante », note un
biographe, et Lyautey cesse d’exiger de ses services qu’ils renoncent à
l’administration directe. Impuissant à appliquer le Protectorat, Lyautey en tire les enseignements. Au-delà de ses boutades sur le caractère éphémère de la présence française au Maroc, le Résident manifeste une étonnante et prémonitoire lucidité. Moins de dix ans après le Traité, il écrit : « À défaut des débouchés que notre administration leur donne si maigrement et dans des conditions si subalternes, (la jeunesse marocaine) cherchera sa voie ailleurs », et « le mouvement d’idées qui est en train de naître à côté de nous, à notre insu », tôt ou tard « prendra corps et éclatera » . En écho à cette prémonition, le vieux Maréchal déclare lors du Conseil de politique indigène à Rabat le 14 avril 1925 : « Il est à prévoir, et je le crois comme une vérité historique, que dans un temps plus ou moins lointain, l’Afrique du Nord évoluée, civilisée, vivant de sa vie autonome, se détachera de la métropole. Il faut qu’à ce moment-là -et ce doit être le but suprême de notre politique – cette séparation se fasse sans douleur et que les regards des indigènes continuent à se tourner avec affection vers la France ».6
La cécité de ses successeurs après 1945, qui refusèrent jusqu’au bout de céder, éclaire a posteriori l’hommage que lui rendit en 1931 l’Émir
Chekib Arslan, un des grands hommes du nationalisme arabe. Alors que le
Maréchal préside l’Exposition coloniale au Bois de Vincennes, l’Émir
déclare : « Lyautey est un ennemi qui ne commet pas d’actes indignes. Il est du point de vue indigène le plus dangereux français que le nord
d’Afrique ait connu, parce que le plus sage. Il savait par sa sagesse
calmer les Arabes (…). Lyautey tua l’indépendance du Maroc, mais sans
l’humilier ».
Le Maroc moderne, étonnant reflet des conceptions de son « Protecteur »
L’ampleur de l’héritage laissé par Lyautey est assez considérable.
L’empreinte la plus puissante concerne le Trône chérifien, qu’il a
reconstruit et pérennisé, doté d’un pays soumis et pacifié, et dont il a restauré la pompe, le prestige et la puissance. L’absence d’équivalent dans tout le monde musulman est à elle seule la preuve de l’ampleur de ce travail. Après 1912, Lyautey s’est attaché à réaliser la « pacification » du Maroc au nom du sultan. Sur les trente années de
guerre nécessaires à la conquête du Maroc, les dix premières, conduites
en catimini par Lyautey entre 1903 et 1911, sont légitimées a posteriori par les 22 suivantes, faites pour le sultan (1912-1934).
Mais l’empreinte de Lyautey excède l’héritage étatique marocain. Jusqu’à la fin du Protectorat le 2 mars 1956, les 13 Résidents qui succèdent à Lyautey s’appliquent à « faire du Lyautey ». Pourtant, leur
conservatisme souvent frileux et parfois borné ne résiste pas à la
comparaison. Lyautey était « trop intelligent pour être un réactionnaire étroit » (Julien), lui qui voulait « donner une solution neuve à chaque problème nouveau », et avait anticipé l’indépendance du Maroc à l’aube des années vingt. Mais les convictions de Lyautey, ses goûts et ses représentations, ont aussi durablement conforté un modèle politique et social marocain. Dans « Lyautey écrivain » (1976), André Le Révérend souligne ses conceptions très peu démocratiques, un euphémisme…
Lyautey considéra dès sa jeunesse qu’il appartenait à « une caste
supérieure », et ne doutait pas d’avoir « le sentiment dans le sang » de faire partie « de la classe sociale la plus élevée ». Cette propension à la suffisance sociale lui donnait l’assurance d’être dans son bon droit, d’être le « right man » appelé de ses vœux à la reconstruction de « l’Empire fortuné ». Il aurait pu endosser le rôle du « Général revanche » (Rivet) face à l’Allemagne, ou encore devenir le « Mussolini » (sic) de la France des années trente, mais l’histoire lui offrit le Maroc. Il le marqua d’une manière durable. Le premier héritage qui transcende le Protectorat, c’est l’excès d’autorité du pouvoir d’État, et plus encore de son chef. Lyautey « considérait son pouvoir comme régalien, il se voulait entièrement libre », note Ch.-A. Julien.
Son successeur, le Résident Alphonse Juin, ne s’y trompe pas, qui
déclare au Président Vincent Auriol le 5 octobre 1947 : « Oui, Lyautey
instaura l’administration directe (…). Tous auraient fait comme
Lyautey. Il fallait d’abord créer l’État chérifien ». Jacques Berque,
ancien contrôleur civil, reprend à son compte cette formule en vogue
depuis Lyautey : « Le Maroc est un pays où l’autorité est un postulat
administratif. On n’y parle jamais de contrôle de l’autorité, mais
d’autorité de contrôle ». Point besoin d’épiloguer pour analyser l’usage qu’ont fait de cette pratique les dirigeants du Maroc indépendant7.
Le second héritage durable est l’extrême fragilité du sentiment
démocratique, a fortiori républicain, légué par Lyautey. Ce représentant de la République n’avait que mépris pour elle, lui préférant l’autorité sans contrôle et le respect des hiérarchies traditionnelles. Lyautey agit toujours en « patron et non en démocrate » (Julien), et a « dans la peau le dogme des hiérarchies sociales». Lyautey a révoqué certains de ses fonctionnaires, même de qualité, pour républicanisme, mais s’accommodede la corruption de ceux qui le servent, s’ils lui
obéissent. Le Glaoui, qui fait travailler des milliers d’esclaves à
Marrakech et dans l’Atlas, peut bien amasser une fortune considérable,
il jouit de la confiance aveugle du Résident pour cette -prétendue-
vieille aristocratie. Confrontées au spectacle d’une France autoritaire
éloignée des principes qu’elle proclame, les élites marocaines restent à l’écart des idées démocratiques (il n’y eut pas de Ferhat Abbas
marocain), et peuvent légitimement se demander si la « République
française » n’est pas, elle aussi, « une fiction ».
Le troisième
héritage manifeste de Lyautey est la perpétuation au Maroc d’un ordre
social particulièrement inégalitaire. Devant les chefs indigènes,
Lyautey déclare en octobre 1916 : « Le Makhzen fortuné, les chefs
héréditaires et les Pachas forment autour de lui (le sultan) comme une
couronne éclatante de joyaux précieux ». Dans la directive politique qui découle de cet éloge aux grandes familles, Lyautey exige de ses
administrateurs « que les rangs et les hiérarchies soient conservés et
respectés, que les gens et les choses restent à leurs places anciennes,
que ceux qui sont les chefs naturels commandent et que les autres
obéissent ». Cette politique s’est matérialisée par les « écoles de fils de notables », les collèges musulmans, l’école des officiers de ar el Beïda de Meknès, ou encore la politique des Grands Caïds. Lorsque le
Résident Eirik Labonne déclare en 1947, « Nous avons misé sur une
oligarchie, sur une caricature d’aristocratie (…). Jouons maintenant
la carte du peuple », les pratiques et les mœurs lyautéennes sont
suffisamment enracinées pour entraver toute évolution démocratique ou
socialisante. Structurellement, Ben Barka n’avait qu’une chance infime
de devenir le Bourguiba marocain. Pour l’historien, la marque sur
l’histoire de ce haut fonctionnaire français démontre le rôle éminent du Grand Homme, lorsque les circonstances sont réunies. Pour le militant politique, cette biographie conduit à s’interroger sur la force du volontarisme politique, et donne un sens à ce XXème siècle marocain, forgé dans l’autoritarisme, la tradition et les pesanteurs historiques.
Pierre Vermeren
- La référence à Scipion l’Africain, le tombeur de Carthage, était alors évidente.
- Au sein du « parti » royaliste français, qui, à la chute du Second Empire, est aussi puissant que le « parti » républicain, cohabitent les Légitimistes (partisans de Louis XVIII -frère de Louis XVI – et de sa descendance), et les Orléanistes (partisans de Louis-Philippe et de sa descendance).
- En 1904 est créé à Paris le « Comité du Maroc », sous la Présidence d’Eugène Étienne, avec l’appui de grandes compagnies, au premier rang desquelles la Banque de Paris et des Pays-Bas, qui fait un lobbying considérable pour intégrer le Maroc à l’Empire colonial français. Outre les aspects économiques et financiers, le Comité, puissamment relayé par les « Algériens » et Lyautey, insiste sur la dimension de revanche par rapport à L’Allemagne, très désireuse de prendre pied dans ce pays.
- In Lyautey l’Africain, textes et lettres du maréchal Lyautey,
présentés par Pierre Lyautey, tome IV, Plon, paris, 1957, pp. 25-36. - Ibid.
- Pierre Vermeren, École, élite, pouvoir, Alizés, Rabat, 2002.
- Driss Basri, thèse de droit public, L’agent d’autorité, un titre qui ne s’invente pas.