« Se vacciner contre le chikun’ de l’histoire officielle »
Publié dans Témoignages le 7 mars 2006.
C’est en présence de Claude Liauzu, professeur émérite à l’université Denis Diderot-Paris 7, que s’ouvre le débat. Initiateur de la pétition “Liberté pour l’histoire”, il souhaite que la loi du 23 février 2005 en son entier soit abrogée, au lieu de seulement son article 4, le plus révoltant, le plus incongru.
En effet, cet article dispose : « les programmes de recherche universitaire accordent à l’histoire de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, la place qu’elle mérite. Les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, et accordent à l’histoire et aux sacrifices des combattants de l’armée française issus de ces territoires la place éminente à laquelle ils ont droit ».
Un passé à assumer
On sait qu’il n’est pas donné aux politiques d’écrire l’Histoire, sinon en favorisant son objectivité souveraine. Seuls les historiens peuvent, doivent, écrire l’histoire en respectant les règles de cette science humaine, afin de « construire la connaissance et la diffusion », précisait le doyen de la faculté des lettres et des sciences humaines, Michel Latchoumanin.
« Or, cette loi demande aux universitaires d’orienter leurs recherches », poursuit-il. On comprend dès lors l’élan protestataire, dans les départements d’Outre-mer, les quatre vieilles colonies qui gardent encore aujourd’hui les séquelles de l’esclavage, de l’engagisme, de la colonisation. Certains diront de la néo-colonisation, concept persistant.
Radjah Véloupoulé, conseiller régional, président de la commission de l’Épanouissement humain, déclare qu’il « n’existe pas d’aspect positif de la colonisation », notant le « mal absolu » qu’occasionne la colonisation, notamment en termes de déni de la langue et des religions des peuples colonisés. Et de continuer : « chacun doit pouvoir assumer son passé et aussi le passé de l’autre ».
Pourquoi cette loi est inacceptable ?
« C’est une loi colonialiste, qui magnifie la grandeur des colonisateurs », indique sans ambiguité Claude Liauzu, notant que « toute la classe politique – sauf quelques exceptions – est restée silencieuse ».
Et d’insister : « c’est une loi qui véhicule un racisme de type colonial ». D’où l’intérêt de « se vacciner contre le chikun’ de l’histoire officielle », poursuit le professeur parisien.
Par ailleurs, il ne manque pas d’interpeller les historiens sur leur rôle. En effet, il n’existe peu, sinon pas, d’historiens de l’Outre-mer, laissant ainsi le pas à l’offensive contre cette histoire, qui fait partie de l’Histoire de France. « Les offensives contre l’histoire n’auraient jamais eu lieu, s’il n’y avait pas de carences dans notre profession », déclare Claude Liauzu, qui dira aussi que nous ne sommes plus au 19ème siècle pour nier l’esclavage, l’engagisme, la colonisation ou encore l’immigration.
Une opportunité
Pour Françoise Vergès, membre du Comité pour la mémoire de l’esclavage, il existe une opportunité à cette situation : c’est que l’on n’a jamais autant parlé de traite négrière, de l’esclavage. Mais elle ne manquera de noter que « c’est la France qui a été esclavagiste, colonialiste », et déplorera qu’il demeure une fuite face aux responsabilités du pays colonisateur.
Pour elle, il ne fait aucun doute que c’est la loi Taubira, reconnaissant l’esclavage comme crime contre l’humanité, qui est visée par la loi du 23 février 2005. Pourtant, il s’agit de raconter l’histoire de nos ascendants venus fructifier la terre de notre pays.
Que nous faut-il enseigner ?
Ghislaine Bessière, porte-parole de l’association Rasine Kaf, note l’importance de dresser un bilan de la colonisation. Sinon, « comment sortir de ces rapports de dépendance, voire même de subordination ? ».
Notant qu’il existe beaucoup de points historiques restés en chantier, elle demande que ce travail de mémoire soit fait. Pour autant, elle souligne qu’il existe à son sens 3 périodes flagrantes de colonisation. La première est esclavagiste, régie par le Code noir, Code qui donne à l’île Bourbon un statut raciste basé sur l’esclavagisme. La deuxième est un système, servile toujours, fondé sur l’engagisme. Par ailleurs, elle note que, depuis la date historique du 19 mars 1946, La Réunion vit une période néo-coloniale.
Alors, faut-il poser la question : comment devons-nous traiter cette histoire qui arrive à nous, parfois en bribes, en lambeaux ?
La portée de l’oralité
Et Sudel Fuma, professeur d’histoire à l’Université de La Réunion, de noter la portée de l’oralité, qui est une source extraordinaire d’information pour les historiens. C’est peut-être ce qui lui permit, avec deux cartographes de l’Université de La Réunion, d’authentifier la grotte des premiers français, comme un cimetière d’esclaves. « La Réunion est un vaste cimetière », déclarait un jour le président de Région Paul Vergès. L’historien demande « Où sont enterrés les esclaves, où sont les dépouilles des marrons ? », tout en faisant remarquer que « plus de 300.000 morts sont ainsi privés d’histoire, privés de sépulture ». Voilà donc ce qu’il nous faut chercher, savoir, maîtriser, pour nos enfants, pour demain. Pour qu’ils connaissent leur histoire. Encore faut-il que La France cherche à entendre cette histoire, qui est la sienne. « Cette histoire n’est pas mieux, n’est pas moins. Elle existe » fera remarquer Françoise Vergès.
« Les historiens ne sont pas au-dessus de leur société, ils sont dans leur société »
Un entretien avec l’historien Claude Liauzu1, publié dans l’édition du jeudi 23 février 2006 du quotidien réunionnais Témoignages2.
- La très controversée loi du 23 février (n° 2005-158) vient de voir son article 4 déclassé par le Conseil constitutionnel. Néanmoins, il reste des points problématiques. Est-ce que maintenant ce n’est pas toute la loi qu’il faut abroger ?
Il reste en particulier l’article 13, qui instaure une compensation, par l’État, pour les années de retraite perdues que les anciens de l’OAS ont passées en prison ou en exil pendant la guerre (62-68). Mais rien n’est prévu dans la loi pour ceux qui ont lutté dans l’autre camp, comme Alban Liechti, communiste emprisonné. Toute la loi devrait être abrogée, y compris l’article 1 pour sa mention des services éminents rendus à la patrie et du rôle de “civilisation”. Jusqu’à la fin de l’été 2005, les partis politiques ont été très peu présents. Ni le PS ni le PCF – à l’exception du sénateur Fischer – n’ont vu la portée de cette bataille. Pendant longtemps, notre démarche a été de dire : comme historiens, comme spécialistes de la colonisation et comme enseignants, nous ne pouvons pas accepter cette loi. Nous avons été surpris par l’ampleur du succès et l’écho donnée à notre réaction : rapidement, la pétition demandant l’abrogation des articles 4 et 3 de la loi a reçu 2000 signatures.
- L’article 3 est celui qui instaure une Fondation pour la Mémoire et l’histoire de la guerre d’Algérie. Et vous y dénoncez le risque de dissimulation d’un “lobby d’anciens colons”…
La fondation existe dans la loi mais personne ne sait qui va y travailler. On suppose que se cache derrière un “lobby” de nostalgiques de l’Algérie française qui veut s’opposer aux recherches sur la guerre d’Algérie, jugées trop critiques. Ce lobby veut opposer une histoire plus favorable aux colons. Un rapport demandé par le Premier ministre à un Préfet a été rendu en juin 2005, mais n’a toujours pas été publié. Il prévoit la mise en route de l’article 3, mais de façon confidentielle. Ce qui est grave aussi, c’est que l’article 3 est passé presque inaperçu. Comparez avec le rapport de Maryse Condé, du Comité pour la Mémoire de l’esclavage : le rapport est connu ; il a été rendu publiquement. Rien de tel dans le cas de cette Fondation, qui n’a rien à voir avec les organismes paritaires instaurés quelquefois entre chercheurs et organismes officiels.
- Vous voulez dire que le risque de voir instaurer une « recherche officielle » est vraiment sérieux ? Avons-nous besoin d’une loi pour aborder la connaissance du passé ?
Si les chercheurs sont représentatifs de leur profession, leur appartenance à des structures officielles, comme les universités, ne les guidera pas forcément vers une “recherche officielle”. Ce ne sont pas les financements d’État qui font problème ; c’est le fait qu’on ne sait rien du fonctionnement de la Fondation visée par l’article 3. Je vais prendre un exemple : Nous avons besoin d’archives dans notre métier. Or la création de la Fondation s’accompagne d’une fermeture des archives. Après le délai de 30 ans, certains dossiers concernant la sécurité nationale peuvent être gardés secrets. Dans le cas de personnes – si un historien indépendant veut faire des recherches sur Michel Debré et l’Algérie, par exemple – le secret peut être maintenu pendant 100 ans après leur mort. La Fondation aura peut-être les moyens d’empêcher les historiens de chercher dans les archives, ou elle obtiendra des privilèges pour certains. On retrouve toujours le risque sérieux d’une histoire officielle. Il y a même maintenant un “ministre des historiens” : le ministre des Anciens Combattants, Hamlaoui Mekachera, désigné pour s’occuper de la Fondation.
- Certains historiens – ceux de l’Appel des 19 – ont rapproché la loi du 23 février de ce qu’ils appellent « les lois mémorielles antérieures » – loi Taubira du 21 mai 2001, loi sur le génocide des Arméniens du 29 janvier 2001 et loi Gayssot du 13 juillet 1990. Votre position est très éloignée de la leur : que pouvez-vous dire de vos divergences ?
Les 19 ont pris position, parce qu’ils sont très inquiets de la multiplication des lois. Ils disent que les lois sur le passé menacent la liberté des historiens. Cela relève d’une conception de l’histoire que je qualifierais d’aristocratique. Pour moi, il y a une responsabilité des historiens. Nous sommes quelque 20.000 historiens en France : est-il normal qu’ils aient oublié l’histoire de l’esclavage ? Pourquoi cette histoire n’est-elle pas dans les programmes scolaires ? Le silence sur l’esclavage est inacceptable, comme celui sur la colonisation. Nous avons une responsabilité envers notre société. Aujourd’hui en France vivent des immigrés qui viennent de tous les coins du monde. Un Français sur quatre est un descendant d’immigré, selon un chiffre donné il y a une dizaine d’années. C’est déjà très important, 25%. Or cet état de fait est ignoré dans les programmes scolaires et dans les universités. Les 19 ne sont pas au-dessus de la société, ils sont dans la société. Mais aucun d’eux n’est historien de la colonisation, de l’esclavage ou de l’immigration. Ils sont déconnectés des problèmes de la société française. Ce n’est pas une critique, c’est leur droit. Mais aucun d’entre eux n’a pris position sur le problème des banlieues.
- Peut-on mettre l’Histoire d’un côté, les « lois mémorielles » de l’autre ?
Il y a des lois nécessaires contre le racisme. La loi Gayssot permet de lutter contre l’antisémitisme. De même, la loi Taubira a demandé que les programmes scolaires fassent place à l’histoire de l’esclavage. C’est parfaitement normal. Toutes les sociétés ont besoin de lois qui fixent la mémoire. Toutes les sociétés fabriquent de la mémoire. Les 19 ont choisi d’appeler « lois mémorielles » des lois qui défendent des minorités. Ils ne disent rien du 14 juillet, ni du 11 novembre. Ils ne disent rien des monuments aux morts. On ne peut pas appeler “loi mémorielle” seulement ces quatre lois. Tout ce qui fait commémoration est “mémoriel”. Il faut aller beaucoup plus loin et reprendre tous les cheminements qui font une société : il faut que les jeunes d’aujourd’hui apprennent à les connaître. C’est vrai des esclaves. Mais c’est aussi vrai pour l’histoire ouvrière. Au XIXe siècle, l’historien Ernest Lavisse, grand patron de la Sorbonne, disait de la Commune de Paris qu’elle était « une grande honte » parce que le pays avait basculé dans la guerre civile. Le mouvement ouvrier n’a pu vivre que parce qu’il a créé une contre mémoire. S’il n’y avait pas eu le PCF, les syndicats, les anarcho-syndicalistes, qu’est-ce qu’on saurait de la Commune de Paris, de la Résistance ?
- Ces critiques que vous adressez aux groupe des 19 relèvent d’un dialogue nécessaire entre historiens. Ce débat est-il prêt à déborder dans la société française ?
Il faut que nous ayons un débat sur ces questions parce que l’enseignement et la formation des professeurs doivent être revus. Nicolas Sarkozy aussi a des idées sur la formation des profs, par exemple : il veut leur donner des techniques du maintien de l’ordre. Nous voulons leur donner une culture de la multiculturalité. Un professeur envoyé dans un lycée du Nord de la France n’a pas appris qu’il y a eu dans cette région des mineurs polonais, italiens puis marocains. Il n’est pas préparé à enseigner aux enfants de ces immigrés. La crise est grave en France. Ou bien nous la dépassons par un débat culturel ou bien on va vers l’affrontement. Il faut parler avec les banlieues : les 19 ne le font pas… Ce sont deux conceptions radicalement différentes.
- Pensez-vous que sur ce fond de crise subsiste une menace législative ?
Je pense qu’elle est écartée pour le moment. Les politiques se sont déconsidérés. Le problème est – et c’est un autre désaccord avec les 19 – qu’il faut étudier cette question de la pluralité de la société française. En France, le métissage est complètement ignoré, contrairement à ce que je constate ici. Je trouve que les DOM-TOM ont une avance sur ces questions. En France, elles n’intéressent personne. Et cela me paraît plus menaçant que le risque d’un prêchi-prêcha officiel. Il y a des conservatismes énormes. Notre but est maintenant de lutter sur deux fronts : contre la complicité du pouvoir avec l’extrême droite et contre notre propre conservatisme, culturel et peut-être politique. Les historiens français raisonnent comme si l’Hexagone était le centre du monde, tout en se disant universalistes… dans la continuité des prétentions universalistes des Lumières et de la Révolution française. Jules Ferry disait : « Si la France ne colonise pas, elle sera un jour comme la Belgique ». Aujourd’hui, les problèmes sont ceux liés à la mondialisation… et depuis la perte de leur Empire, les Français se sentent un peu comme des Belges ! C‘est ce que nous appelons, de façon polémique, le “provincialisme de l’universel”.
Propos recueillis par P. David.
- Claude Liauzu a été l’un des six premiers signataires, avec Gilbert Meynier, Gérard Noiriel, Frédéric Régent, Trinh Van Thao et Lucette Valensi, d’une pétition demandant l’abrogation de l’article 4 de la loi du 23 février 2005 dans lequel il est dit que « les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord… ».
- Témoignages : http://www.temoignages.re/.