Présentation de Laure Demougin, L’Empire de la presse, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2021.
L’Empire de la presse présente une étude littéraire de la presse coloniale française parue entre 1830 et 1880 – « presse coloniale » entendue ici au sens de « journaux parus sur les territoires coloniaux, par et pour des coloniaux », contribuant à la formation du phénomène colonial par les textes. Le traitement du corpus est littéraire et mobilise des outils propres à la littérature, mais la question de départ est liée à une interrogation historique, matérielle au premier chef : que pouvaient lire les coloniaux entre 1830 et 1880 en dehors des livres – rares et souvent chers – qui leur parvenaient ? La réponse est simple, bien que le corpus ait été longtemps négligé : les fonctionnaires, colons, militaires, commerçants, habitants des colonies lisaient, outre les journaux métropolitains reçus par abonnement, leurs propres journaux, leur « presse coloniale ». Ils pouvaient parcourir le périodique officiel publié sur les presses du gouvernement, mais ils avaient aussi à disposition des titres privés, tous nourris d’échanges avec la métropole autant que de publications originales proposées par des publicistes locaux. Ce vaste corpus de journaux coloniaux non métropolitains est étudié de 1830 à 1880 : cet empan chronologique correspond à la « civilisation du journal » et met avant une période qui précède l’institution d’une littérature coloniale instituée et reconnue.
Les titres de presse étudiés appartiennent à différents espaces coloniaux (Algérie, Antilles, Réunion, Guyane, Nouvelle-Calédonie, Tahiti), dans le but d’établir les invariants d’une présence française coloniale par le biais du journal et du respect du modèle journalistique. La comparaison de périodiques importants parus dans ces territoires coloniaux français sur la cinquantaine d’années qui va de la conquête d’Alger aux lois sur la presse de la IIIe République permet ainsi de mieux comprendre la colonisation sous l’aspect d’un phénomène textuel matérialisé dans la presse, et qui a créé, par la temporalité du journal colonial (son rapport à l’actualité, l’évolution des techniques qui permettent la reproduction des textes et des nouvelles), une identité coloniale complexe.
Ayant pour but de « replacer le journal dans la bibliothèque colonial », selon le titre de la conclusion, l’ouvrage se décline en plusieurs parties. L’on trouve tout d’abord une entrée dans « le journal colonial » par ses titres, ses prospectus, ses auteurs et ses lecteurs (ou du moins les traces qu’ils ont laissées) ; puis une étude des liens entre la presse et le territoire. Dans cette deuxième partie sont mis en avant l’éloignement colonial en tant que réalité pratique et signature poétique, le rôle particulier de la description dans les récits médiatiques coloniaux ainsi que l’identité attribuée à chaque territoire colonial par le biais de genres littéraires ou de postures auctoriales. La troisième partie s’intéresse alors, une fois cet arrière-plan topographique posé, au colonial à « ses autres », silhouettes récurrentes dans les colonnes des journaux coloniaux : « l’autochtone » ou « l’indigène » passé sous silence ou dont la voix est déformée par le texte d’escorte ; mais aussi le touriste ou le métropolitain mis en avant comme altérités à l’identité coloniale. Le mythe de la rencontre coloniale, les manifestations des langues autres que le français, l’écriture de l’histoire ou l’exposition de figures héroïques sont ainsi interrogés, jusqu’à poser la question d’une esthétique coloniale propre au journal. Cet ouvrage est tiré d’une thèse en littérature française (université Montpellier 3-Paul Valéry et université Laval, Québec) croisant plusieurs perspectives : ainsi les études médiatiques littéraires, liées aux questions de poétique du support, sont mêlées à la micro-analyse de textes ainsi qu’à une réflexion sociocritique sur les auteurs de la presse coloniale locale. La préface, écrite par Marie-Ève Thérenty, contextualise cette recherche dans le cadre actuel des études littéraires médiatiques.