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Édition du 15 septembre au 1er octobre 2024

Le fait colonial, les lois de mémoire et l’enseignement, par Sophie Ernst

Ce texte de Sophie Ernst, philosophe de l'éducation, Institut national de recherche pédagogique (INRP), est la version d'origine d'un article qui figure, sous une forme réduite, dans le livre La colonisation, la loi et l'histoire, (éd. Syllepse). Elle s'interroge notamment sur le fait qu'« on commence à voir se dégager une forte tendance à copier le dispositif mis en place de fait pour la mémoire de la Shoah, comme s’il fournissait le prototype envié de toute commémoration négative ». Ce terme de « commémoration négative », emprunté au philosophe canadien Charles Taylor, désignant nos retours de mémoires douloureuses.

Le fait colonial, les lois de mémoire et l’enseignement

par Sophie Ernst

Peut-être arrive-t-on à un apaisement dans l’affaire de la loi du 23 février 2005, qui aura suscité d’intenses mobilisations et polémiques, et par ricochet, ouvert des débats importants sur les dispositifs de mémoire et les conditions juridiques de la liberté. Par delà les péripéties, il vaut la peine de réfléchir sur des enjeux de fond, car nous n’en avons pas fini avec les « commémorations négatives », ainsi que Charles Taylor proposait d’appeler nos retours de mémoires douloureuses. Dans cette loi, par delà toutes les instrumentalisations qu’on a pu dénoncer, quels enjeux de justice et de dignité se sont noués à quels malentendus et quels paradoxes ? Comment s’articulent le désir de façonner la mémoire de tous, et la sphère éducative ? Quelles sont les difficultés d’un enseignement soumis à de telles pressions ?

La loi du 23 février 2005 est, était devrons nous dire bientôt, une loi composite. Certains articles n’ont pas suscité de controverse et ont rencontré un certain consensus de principe, voire même une surenchère de la part des partis politiques. C’est seulement une partie de la loi qui a fait l’objet d’une réaction très vive, parce qu’elle touchait à des principes fondamentaux et suscitait des inquiétudes, et en tout état de cause, créait « de la division entre les Français » : il faut bien avoir dans l’esprit cette partition de la loi pour ne pas confondre les problèmes à se poser. Quant aux débats qui se sont élevés dans l’après-coup au sujet des articles controversés, ils relèvent eux-mêmes de plusieurs enjeux entrecroisés qu’il peut être utile de distinguer pour y voir un peu plus clair dans les problèmes de fond, au-delà de l’événementiel. J’aurai donc quatre entrées différentes pour l’analyse de cette loi, quatre problèmes qui méritent approfondissement. Quel était son objectif pragmatique de justice ? Qu’en est-il de l’appréciation de l’époque coloniale ? Que penser, en général, des politiques de mémoire ? Quel rôle peut jouer l’enseignement, quelles difficultés ?

Un objectif pragmatique : la réparation d’une injustice

A côté des dispositions et formulations litigieuses, il y avait un objectif plutôt consensuel, objectif pragmatique de justice, qui entendait réparer un délaissement de trop longue durée. Il s’agissait d’indemniser notamment les harkis en reconnaissance de leur engagement, c’est ce point précis qui fournissait la justification première et affichée de la loi, et ce sont surtout les dispositions concrètes qui ont fait l’objet des débats en séance parlementaire. Le politique est ici, tout particulièrement, dans son rôle et l’on comprendra qu’il y ait eu consensus sur cette nécessaire réparation. Il faut évidemment être attentif qu’à la faveur de cet objectif bien légitime, ne s’engouffrent pas subrepticement des formes de « réparations » hautement révisionnistes en faveur d’anciens criminels de guerre, condamnés comme tels ; l’amnistie s’impose souvent comme une mesure de sagesse et de paix, le versement d¹indemnités de « réparations » à des coupables est une autre affaire, qui contrevient au sens commun de la justice. Reste que ce même sens de la justice admet qu’un ensemble de mesures de réparations ciblées sur de véritables victimes de l’histoire répondait à une exigence des plus légitimes. Comme il y avait accord là-dessus, il y a eu peu de médiatisation de cette partie de la loi. Cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas eu là un acte important, significatif, et il fallait le rappeler.

Je laisse volontairement de côté la question de savoir s’il y a eu glissement de sens et instrumentalisation de la souffrance d’une population particulièrement maltraitée, lorsqu’on est passé d’une réparation destinée aux harkis à une « reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés », et de là à une interprétation partisane du fait colonial. Le fait est assez clair pour qui veut s’y intéresser. Mais à ce point d’analyse, il suffira de dire qu’il y avait néanmoins et de toute façon aussi un enjeu de justice et de réparation du côté des rapatriés d’Algérie, dont le traumatisme, quels qu’en aient été les causes, les responsabilités et les formes, a été méconnu. Et parce qu’il a été douloureux et méconnu, il s’est transformé en toutes sortes de choses durablement perturbantes : ce qu’il est convenu aujourd’hui d’appeler mémoire, terme faussement simple qui enveloppe toute la complexité du psychisme humain.

Une reconnaissance, un paradoxe

Pas de litige, donc, quant à cet objectif de réparation concrète. Mais on est de là passé à une sorte de réparation symbolique, qui entend reconnaître un rôle de contribution à quelque chose de positif – et nous voici sur un terrain autrement moins consensuel, qui engage la vision et l’appréciation que nos contemporains peuvent avoir du fait colonial au nom de la Nation.

Car il semblerait qu’une faute politique ait ici conduit immanquablement à une erreur politique. La faute, outre celle de la trahison des troupes abandonnées au massacre, c’est évidemment d’avoir attendu si longtemps ; une reconnaissance et une solidarité exprimées rapidement auraient eu tout leur sens et dans une certaine compréhension du pourquoi. Il aurait fallu une hospitalité chaleureuse pour les rapatriés et pas seulement pour les harkis, il aurait fallu un peu de compréhension pour un traumatisme dont la population hexagonale, si sédentaire, ne pouvait sans doute pas prendre la mesure. On est évidemment loin du compte, et il faudrait parler de toutes sortes de mauvais traitements. Il ne faut pas s’étonner qu’une souffrance si mal prise en compte ait provoqué un activisme plus ou moins chargé de ressentiment. On a laissé passer presque le temps d’une vie : les besoins se sont déplacés, on ne solde pas de tels comptes avec seulement de l’argent. Il y va alors du sens, de la dignité, de la réparation symbolique – s’agissant des seuls harkis, comment a-t-on pu traiter ainsi une minorité ralliée, pas forcément de son plein gré, mais ralliée de fait, et le payant au prix le plus lourd, à la nation française ? Or, si la réparation est affaire de dignité, il y a là un point difficile où se noue une contradiction.

Car on ne peut pas seulement indemniser des victimes, il faut aussi rendre hommage à des engagements qui, plus ou moins volontaires ou subis au départ, ont néanmoins pris dans les violences de l’histoire forme de destins. La demande de réparation d’une victime est souvent ambivalente : il ne s’agit pas seulement de faire reconnaître une maltraitance, il faut aussi redonner place à la dignité d’une autonomie retrouvée : ce qu’une victime désire, c’est de ne plus l’être. Or, dans le cas des anciens supplétifs, la dignité demande qu’on fasse droit à la mémoire de combattants, non de victimes : cela va au-delà d’une indemnité pour des dommages subis, puisqu’il s’agit de reconnaître qu’il y a eu un sacrifice au nom de certaines valeurs, et que ce sacrifice est reconnu pour son mérite.

Et c’est ainsi que ces quarante années de retard injustifiable nous font basculer dans une contradiction insoluble. Au-delà même de ce qu’on peut dénoncer comme activisme, lobbyisme, nostalgie. Voici le nœud : il n’est pas simple, même si l’honneur et la loyauté le commandent, d’exprimer de la reconnaissance pour un engagement dans une cause que l’époque contemporaine, très largement au-delà des petits cercles initiaux de l’anti-colonialisme, pas seulement tel ou tel camp politique, a fini par considérer comme mauvaise, à tout le moins douteuse ou ambiguë. « C’était une cause que l’on avait pu croire juste et qui n’est plus considérée comme telle, dont la Nation ne peut pas être fière, mais elle assume de s’y être embourbée, et nous vous remercions d’y avoir été à nos côtés. Merci d’un sacrifice pour des valeurs auxquelles plus personne d’entre nous, pas plus vos enfants que les autres, ne peut souscrire dans le monde contemporain ». Comment assumer un tel discours, intenable parce qu’il tient les deux côtés du paradoxe ?

Anachronisme

Nous voici donc de façon très surprenante amenés à rejouer les déchirements politiques du temps des colonies, entre justifications et condamnations, comme si la guerre s’était terminée hier, et que nous pouvions être colonialistes ou anti-colonialistes. Comme si nous pouvions aussi être pro ou anti-communistes. Comme si l’on pouvait encore discuter de bilans positifs ou négatifs, globalement positifs ou globalement négatifs. Du fait de ce désajustement des temporalités, coexistent de façon presque simultanée deux discours opposés, de poids et de nature très différents, mais qui peuvent en arriver à se renforcer mutuellement : l’un, celui de la fracture coloniale, est porté par de jeunes générations d’historiens et reçoit un écho peut-être excessif de la part des éditeurs et des médias, l’autre est pauvre en historiens mais a réussi à rallier une majorité pour faire voter une loi qui fait aujourd’hui scandale.

Comme si quarante années de distance, de culture, de réflexion, de travail de deuil n’avaient pas tranché : quels qu’aient pu être ses idéaux ou ses illusions, ses relatifs bienfaits et ses possibles évolutions, à le prendre même dans ses expressions les plus sympathiques, les plus dignes de mémoire et de reconnaissance, le rapport colonial n’est pas le bon rapport entre les peuples, parce qu’il postule l’idée d’une inégalité de civilisation et donc la légitimité d’une mise sous tutelle : à quoi nous, contemporains, ne pouvons plus souscrire. Nous ne sommes pas forcément meilleurs ni plus généreux que les Républicains colonisateurs du XIXème siècle, ni forcément, en pratique, moins prédateurs ou avides de domination, mais l’anthropologie est passée par là, les crimes racistes ont poussé la conscience dans ses retranchements… bref, il y a une historicité des visions du monde, et le temps des colonies est derrière nous, en fait comme en droit.

Dispositifs mémoriels, traumatismes historiques

Un autre enjeu est celui des politiques de la mémoire, qui concerne à la fois cette loi et quelques autres qui peuvent être mises en série et comparées, sans toutefois les assimiler totalement les unes aux autres. Au-delà des lois, on commence à voir se dégager une forte tendance à copier le dispositif mis en place de fait pour la mémoire de la Shoah, comme s’il fournissait le prototype envié de toute commémoration négative – associations de victimes qui se veulent représentatives et qui sont tenues pour des interlocuteurs institutionnels, réparations, fondation, mémorial, centre de recherches, de ressources et de formation, journée commémorative, mission pour l’enseignement et loi pour les négateurs.

Ces dispositifs répondent à un besoin très fort. On ne peut que constater un fait d’ordre psychique, ancré dans la condition humaine de filiation, mais nouveau dans ses manifestations. Les souffrances subies dans des traumatismes historiques se transmettent au moins à la deuxième et à la troisième génération comme d’étranges héritages, héritages contraignants et dettes à l’égard des ascendants. Une douleur souvent muette se transmet-on ne sait trop comment, implicitement, souvent dans le silence des parents, elles se métamorphosent, et prennent forme d’une revendication de « reconnaissance », parfois d’autant plus véhémente qu’elle ne sait pas très bien sur quoi elle porte exactement et ce qu’elle désire. Elle pointe vers une perte, un manque, elle semble aspirer à une réparation et à un deuil. C’est du moins le langage explicite et conscient. Néanmoins, parfois, on ne peut sans un certain malaise devant certaines véhémences se demander s’il n’y a pas aussi une sorte d’effort paradoxal pour maintenir un état de traumatisme.

Déplorer, se moquer ou mépriser est inutile, il faut comprendre ce qui est là, avec force. Car ce phénomène complexe s’impose dans l’espace public à partir du moment où les populations sont suffisamment instruites pour s’exprimer, suffisamment nourries pour n’être pas seulement mobilisées par la survie quotidienne, suffisamment libres pour n’être pas réprimées. Il s’impose notamment depuis que les grandes mobilisations universalistes tournées vers le futur ont perdu de leur crédibilité, juste après que les cadres d’autorité traditionnels eussent perdu de leur emprise. Le monde globalisé est aussi un monde désenchanté, et un monde de la fragmentation identitaire et idéologique. Un monde où, faute de savoir comment agir de façon sûre pour améliorer la condition humaine et le bonheur de tous, on se replie sur le décompte des fautes et les imputations quant au mal accompli.

L’accélération du temps joue un rôle décisif : car elle broie sans les recycler les idéaux et les idéologies bien plus vite que ce que l’âme humaine est capable de vivre et intégrer ; quantité de populations sont amenées à devoir faire le deuil non seulement de biens sacrifiés, de vies gâchées, avec parfois d’énormes pertes humaines, mais encore doivent-elles admettre la perte des valeurs au nom desquelles ces biens ont été sacrifiés. Perdre le passé n’est pas grand-chose comparé à la difficulté de perdre l’avenir dans lequel le passé s’était projeté. Le présent perd son orientation, ce que l’on appelle le sens. La grande crispation contemporaine sur la mémoire tient aussi à ce télescopage des temporalités et à cette torsion délétère. L’immense avantage du passé sur les futurs contingents est qu’au moins on sait comment l’histoire s’est finie et quels sont les choix vertueux qu’il aurait fallu faire – ce n’est pas rien lorsque toutes les certitudes simples se sont dissoutes en matière de politique et de morale.

Trouver la bonne distance

Le problème est nouveau, ardu et concerne les démocraties du monde entier. Il concerne aussi l’école, au plus haut point, dans la mesure où c’est l’institution qui reste chargée d’instituer de la culture commune, de mettre le passé à sa place de passé, de transmettre les valeurs à la jeune génération qui les portera dans un futur des plus incertains ; elle est de ce fait sollicitée pour transmuter des mémoires militantes en patrimoine partagé. Elle ne peut et ne doit le faire qu’à certaines conditions de partage, d’objectivité et de pertinence. Et de prudence.

Il est assez vain de fustiger le « victimisme » ou l’obsession mémorielle, sans prendre en compte aussi les forces et les raisons puissantes qui poussent un peu partout dans le monde, à ces revendications. Elles sont d’autant plus vindicatives qu’elles sortent à peine de l’impuissance et que toute limitation leur semble volonté de les renvoyer à leur impuissance. Les nations ne savaient commémorer que leurs victoires et parler de leur gloire, nous sommes désormais, en tant que démocraties réglées sur les droits de l’homme, sommés de faire des commémorations négatives et de dire également nos fautes et nos hontes. La partialité pose problème, la patrimonialisation des fautes et des douleurs en pose un autre. Un regard critique sur le passé est indispensable, et n’a rien à voir avec l’esprit de critique, qui est immature. Un regard obnubilé par les fautes et les désastres ne nous mènera qu’au désespoir ou à l’acrimonie, et manquera de lucidité critique.

Il n’est pas question de repentance, même si un certain dolorisme peut pousser à cette forme de rapport. Le temps a passé, les blessures ne sont pas des plaies ouvertes et on doit trouver un régime plus serein d’expression, pour des reconnaissances qui ne soient pas des mises en accusation. On peut dire ce qui a été et déplorer la folie des hommes, s’attrister de leur cruauté et de leur légèreté, compatir à leurs douleurs : ce n’est quand même pas quelque chose de nouveau dans la culture ! Reste que le répertoire des reconnaissances officielles n’est pas acquis et qu’une modalité se cherche. On est là dans un problème subtil, et c’est pourquoi l’irruption du judiciaire ou du législatif dans ce domaine me semble contestable ; néfaste quand il prescrit les formules et les équilibres selon lesquelles il convient d’enseigner.

Le « nous » de notre histoire nationale

Un point de basculement, assez subtil, implicite mais crucial, est le sens accordé à ce nous que j’ai ici introduit et qui est la croix des discours politiques. Le nous de « nos fautes » concerne le collectif abstrait de la Nation, de la République, qui inclut tous les membres, y compris les membres qui concrètement ont été victimes – l’incompréhension de ce réquisit mène immanquablement à quelques polémiques mal posées, car c’est seulement à cette condition qu’une reconnaissance officielle peut avoir un sens civique de dépassement des conflits et d’apaisement – ce n’est pas une repentance des uns à l’égard des autres. En tant que descendante de victime je peux me sentir fondée, ou tout au moins suis-je motivée à agir pour demander reconnaissance d’un crime d’Etat ; mais s’il y a reconnaissance, c’est aussi en tant que membre solidaire du collectif national que j’ai à assumer cette vérité déplaisante sur le passé. Reconnaître la vérité de ce qui s’est passé dans l’histoire doit être soigneusement distingué d’un procès où les uns seraient victimes, les autres inculpés. En tant que Française, j’assume mon inscription dans la continuité d’une histoire, d’un passé national qui comprend des grandeurs et des horreurs ; connaître à fond l’histoire de ce pays implique d’en reconnaître la totalité – on peut aimer sa famille, parce qu’on la connaît bien dans son humanité fragile et faillible, sans avoir à la mythifier.

Or, une modalité très déplaisante des actions dites communautaristes consiste à poser les représentants de victimes comme débiteurs face à des collectifs créanciers – les « autres » Français. C’est très net dans certaines façons d’intimider et de culpabiliser les supposés représentants des fautes incriminés, comme s’ils portaient la culpabilité d’actes accomplis lors du temps où ils n’étaient pas nés, ou en dehors de toute leur capacité d’action. Certaines élites de pays anciennement colonisés ou certains leaders de populations opprimées se sont fait une spécialité de manier cette culpabilisation à l’abri de laquelle ils couvrent leurs propres exactions, et leurs méfaits à l’égard de leur peuple. Cela relève de la psychologie de la manipulation perverse. C’est très malsain, mais c’est une donnée de la vie politique moderne et des rapports de force.

La mémoire, une force qui peut être injuste

La mémoire crie justice, mais par sa mobilisation des énergies, elle est aussi une force, que des intérêts injustes peuvent capter. Ce balancement entre justice et force, c’est l’histoire même de l’humanité. Les politiques de la reconnaissance et de la mémoire en sont la nouvelle figure.

Reste à savoir, donc, ce que la politique fait de ces forces, avec lesquelles nous devons désormais compter dans l’espace public. Peuvent-elles être canalisées comme énergies constructives pour un monde plus humain ? Il nous faudrait trouver, par la juste mémoire ou la juste parole, l’entrée par laquelle une mémoire spécifique peut faire progresser l’humanité, en rendant l’humanisme plus exigeant et plus vigilant. Mais les activismes aux objectifs trop partiels, quels qu’ils soient et quelque justifié que soit leur ancrage, risquent de mener à une lutte universelle par mémoires interposées. C’est parce que ces forces sont ambivalentes que nous avons besoin de lucidité et de créativité dans leur traitement politique.

Peut-on dégager un modèle structurel de ces lois ou de ces dispositifs mémoriels, qui inaugurerait un certain régime des usages de la mémoire dans nos sociétés ? en ce qui concerne les lois, comment fonctionnent-elles, à quelles nécessités répondent-elles, sont-elles efficaces dans ce qu’elles visent, quels effets pervers sont-ils décelables ? L’évolution de notre ordre économique et politique nous construit un monde d’intérêts morcelés, poussés par le couplage si peu républicain du lobbying et du clientélisme ; de telles lois sont-elles de nature à le rendre plus juste, tendu vers des valeurs humanistes partagées, ou risquent-elles, au contraire, de renforcer la tendance à la clôture sur les groupes d’intérêts ? On peut craindre qu’elles ne contribuent à instituer un certain mode de gestion du collectif, réglé par les revendications centrées sur soi, au lieu même où nous devrions promouvoir un récit commun inclusif, une histoire partagée, des valeurs universelles.

Sur ces dispositifs, leur pertinence, leur bien-fondé, les avis divergent ; ils ne se rangent pas selon une polarité gauche / droite, et ne recoupent pas les clivages convenus. Le phénomène est nouveau et mouvant, se forger une opinion bien étayée n’est pas, ne devrait pas être simple. D’autant plus que, me semble-t-il, dans la réflexion sur ces lois, il nécessaire de mobiliser aussi des observations sur les associations, les sites internet, les médias – le monde social et symbolique dans lequel ces lois prétendent agir et qu’elles entendent réguler. Or, nous connaissons mal ces réalités en pleine mutation.

Les arguments avancés pour défendre tel ou tel dispositif de transmission, pour justifier telle ou telle loi de mémoire, sont importants à prendre en compte. Il faut entendre leurs soucis, les défis importants auxquels ils tentent de répondre : l’établissement de la vérité historique, la lutte contre le racisme, la lutte contre les falsificateurs de l’histoire, la dangereuse ignorance des causes des grands drames de l’histoire, la réparation de souffrances subies… toutes ces raisons sont respectables et doivent trouver des réponses adéquates. Néanmoins, l’expérience fait réfléchir ; au vu de leurs effets et du climat général qui s’installe, je pense que la nécessité de lois est douteuse au regard de leurs finalités ; les inquiétudes quant aux effets pervers sont fondées et elles justifient pleinement, à tout le moins, un débat contradictoire et approfondi, une réflexion critique dénuée d’a priori. Nous pouvons trouver des dépassements créatifs. Même là où les objectifs font consensus, et partout où il est nécessaire de faire droit à une exigence légitime, ne pourrait-on pas avoir un résultat aussi significatif sans ces lois qui énoncent ce qu’il faut penser du passé, en s’épargnant ce qu’elles ont de problématique ? De ce point de vue, si le mot d’ordre de liberté pour l’histoire est important, on peut le juger également trop restrictif.

Ce qui amène, enfin, à l’enjeu qui est aussi le lieu de mon expérience : le rôle joué par l’enseignement. La polémique au sujet de l’article 4 de la loi a fait beaucoup s’exprimer les historiens de métier dans ce contexte, mais peu d’arguments ont été échangés sur le fait spécifique de l’enseignement. Sauf à considérer ce qui est le plus visible, programmes et manuels, qui ne sont que la partie immergée de l’iceberg.

Tout d’abord il nous faut reconnaître un fait, et invalider certaines accusations. De même qu’il y a eu un très long retard dans la réparation des injustices, il y a eu un trop long silence dans la transmission, et cela explique en partie la charge explosive des luttes actuelles. Néanmoins, ce silence n’était pas simple, et encore moins peut-il être dénoncé comme « occultation ».

Silences, occultations ?

Je partirai de remarques de Benjamin Stora, historien de la guerre d’Algérie et subtil témoin des mémoires croisées, qui, ayant beaucoup fait pour la diffusion multimédia d’un savoir historique de grande rigueur, qui parle en connaissance de cause. Il met en regard une abondance et une carence : l’école historique a produit une grande quantité de savoir de qualité concernant l’ensemble du fait colonial, depuis l’orientalisme jusqu’à l’histoire anti-coloniale, mais l’étape suivante ne s’est pas faite, celle où la société s’approprie largement cet héritage. Un certain nombre de générations ont grandi sans qu’il y ait eu transmission complète, efficace et généralisée dans l’enseignement secondaire. La circulation de ce savoir ne s’est pas faite jusqu’au point où il imprègnerait la perception commune du passé. Même si la situation est en passe d’être corrigée, nous subissons les effets d’un retard considérable de vingt à trente ans : car il était prévisible qu’éclaterait un jour ou l’autre la question coloniale, il est même étonnant qu’elle éclate si tard ; l’observation de ce qui se passe ailleurs dans le monde devait nous en convaincre, tant le processus est général. Il y a eu différentes amorces, qui étaient autant de signaux ; et surtout la transformation du « passé qui ne passe pas », problématique analysée par Henry Rousso et Eric Conan à propos de Vichy, en « devoir de mémoire » dans une irrésistible montée en puissance, pouvait laisser prévoir certains développements probables. La question coloniale est là, ajoute Benjamin Stora, dans la société et dans l’école, à contretemps sans doute, à contresens parfois, reste qu’elle s’impose d’une façon qui ne peut plus être éludée. Concluons avec lui qu’il nous faut travailler ensemble à la faire évoluer avec justesse.

Comment aider à une prise en compte structurante et responsable, sinon harmonieuse, de ces mémoires chargées de conflits ? L’illusion serait de croire que le savoir universitaire se diffuse par exposés et émanation de lumières, en redescendant aux hypostases, aux étages du dessous, par simplification et contraction du discours savant et spécialisé. Un tel schéma a pu fonctionner à l’époque du grand Lavisse contracté en manuel scolaire : le petit Lavisse. Mais cette époque, celle de la République conquérante, institutrice et coloniale, qui diffuse le savoir des élites éclairées jusqu’au fond des campagnes arriérées, du haut vers le bas, est révolue. Nous sommes à l’époque des savoirs exponentiels et des idéologies démultipliées, des réseaux qui les diffractent, les développent et les fragmentent de façon infinie, dans l’autonomie des acteurs et la fragilité des autorités… il faut désormais compter avec la complexité mal maîtrisée de nos sociétés post-modernes.

Silences et cacophonie

On parle toujours un peu vite d’« occultation », et ce dans un contexte si polémique que l’expression a pris le sens non seulement d’un manque de visibilité (c’est ainsi qu’on parle de l’occultation de la lune lors d’une éclipse), mais également d’une volonté politique de tenir secret. C’est plaquer du manichéisme sur des processus qui relèvent d’une tout autre complexité, s’agissant du monde symbolique.

Car, il y a toutes sortes de silences, qui ne relèvent pas forcément d’une action volontaire pour tenir caché. Juste après les traumatismes historiques et les conflits déchirants, il peut y avoir, certes, une occultation délibérée de la part du politique, mais du côté de la société, sans répression ni tabou, un silence de trop-plein, avec un passé proche très présent, mais douloureux, dans une sorte de consensus pour se taire, parce que la vie est là et qu’elle porte en avant. Et parce qu’il y a des impératifs vitaux, il se passe dans les familles d’étranges héritages mémoriels, sans transmission, dans le silence.

Par ailleurs il peut y avoir silence officiel mais pas forcément silence dans la société, et dans des groupes restreints le maintien extrêmement vif de mémoires plus ou moins mythologiques, « légendaires » dit Régine Robin. C’est ainsi que certaines dates, certains événements sont dotés, par la vigueur de ce qui se vit comme une « contre-culture », d’une grande audience, d’une forte prégnance dans l’imaginaire et l’art, ou cristallisent une adhésion militante intense. Il faut compter avec la cacophonie paradoxale des régimes de silence.

Mon témoignage, qui n’est là que pour servir d’illustration, n’est ni essentiel ni représentatif, il est simplement celui d’une ignorance banale. Née en 1957, je fais partie de ces générations d’entre-deux âges et d’entre deux époques, sur lesquelles l’enseignement traditionnel concernant la traite négrière, sans ambiguïté, a laissé une empreinte mémorable, tout comme l’histoire des guerres de religion ; mais qui n’avait jamais entendu parler des juifs, morts ou vivants, dans une leçon quelconque de l’enseignement obligatoire; et qui sont passées à côté de toute transmission scolaire concernant le fait colonial. En revanche, la vie civique informée par les combats militantsdes années 70 était sporadiquement agitée, dans l’après-coup répétitif d’une mémoire traumatique, par la dénonciation de la torture en Algérie : ce n’est pas pour autant que les faits m’étaient connus avec précision, dans leur ampleur et leur précision. Mais le prétendu « tabou » avait été suffisamment médiatisé, et faussement « bien connu », pour queladiffusionen2002 sur une chaîne publique de télévision du film renversant de Patrick Rotman, l’ennemi intime, consacré à la mémoire des appelés du contingent, ne suscite aucun scandale. C’est étonnant si l’on pense à celui qu’avait provoqué en son temps le chagrin et la pitié.

Une société et une école qui se voulaient modernes

Si l’on parle de transmission, de silence et d’occultation, il faudrait ainsi pour chaque génération composer un tableau d’après ce que les élèves ont reçu et retenu de leurs leçons, bilan d’apprentissage qui sera étonnamment différent selon les classes d’âge et les périodes de scolarisation, et qui sera sans doute moins consistant que lorsqu’il est déduit des programmes et des manuels. C’est ainsi qu’on arrive à des silences, des apprentissages et des occultations en kaléidoscope, d’où il est bien hasardeux de tirer des dénonciations partisanes. Quelles explications à ces manques d’ajustement, à ces déphasages, à la fois carences de la transmission institutionnelle et excès de mémoires vives, effets à retardement de mots d’ordres militants ? Les universitaires insisteront à juste titre sur leur faible poids dans les établissements d’enseignement supérieur et les instituts de recherche ; les militants incrimineront les pouvoirs académiques et les autorités institutionnelles. Mon entrée se limite à ce que j’ai pu apercevoir des raisons propres à l’institution scolaire.

Parce que ces traumatismes étaient trop présents pour les générations antérieures, on a sans doute trop négligé sur ce point ce qui se passait du côté de l’école. Mais on a tendance à oublier que l’école elle-même était alors soumise à des logiques fortes, liées aux nouvelles conjonctures politiques, économiques et culturelles : c’est l’époque des immenses turbulences de la démocratisation et des réformes de tous ordres. L’occultation vient essentiellement, me semble-t-il, de ce qu’on était intensément investi dans de tout autres choses, qui se voulaient « modernes », terme fétiche de la conjoncture. Il y a sans doute aussi qu’une certaine interprétation de la tradition laïque consiste aussi à ne pas parler de ce qui divise, mais surtout, dès la fin des années 60, que les enjeux étaient passés ailleurs. L’école s’était rapidement recentrée sur la continuité de l’histoire hexagonale, la montée vers la rationalité épique de la Révolution servant de fil rouge. Elle a très facilement gommé tout ce qui semblait devoir faire parenthèse dans l’épopée républicaine et modernisatrice et simplement repensé celle-ci, dans le contexte d’arrière-plan de la guerre froide, selon l’hypothèse en suspens d’une continuation de la Révolution :soit par des réformes démocratisantes, soit par le renversement révolutionnaire. L’avenir pesait plus lourd que le passé.

La République, son idéal et ses idéologies

Ce recentrage hexagonal s’est accompli de façon au fond surprenante quand on mesure ce qu’avait eu d’éloquent la fierté nationale au sujet de l’Empire, et l’importance de la transmission scolaire sur ce thème. On subit certainement quelque contrecoup d’un déphasage brutal, chez les populations qui s’étaient senties portées par cette fierté et incluses dans une France de dimension mondiale. En revanche au niveau de l’éducation et pour les jeunes générations scolarisées à partir de ce moment, cette brusque soustraction s’est faite sans difficulté car le récit historique, ce qu’on peut appeler le roman national, en devenait plus simple, plus cohérent, mieux accordé aux nouvelles idées. Car il était débarrassé de ce qui avait fini par être vécu comme une contradiction insupportable entre idéal d’émancipation du peuple et réalité d’une domination des peuples. Cela doit nous inciter à penser que la colonisation n’était pas intrinsèquement nécessaire ou consubstantielle à la République, même si les Républicains de la IIIe République avaient pu en majorité la légitimer de toutes leurs ardeurs progressistes et civilisatrices, qui d’ailleurs n’étaient pas toutes opportunistes, ni absurdes, ni infondées. Nul délire dans l’idée qu’on peut faciliter le développement économique de civilisations qui n’ont pas eu accès à celui-ci : le tout est de savoir comment, et ce sont les échecs répétés des situations coloniales qui nous ont tardivement persuadés de ce que le développement, pour être profond et durable, doit s’accomplir dans l’autonomie, pas sous domination extérieure. Nulle vilenie dans la conviction qu’il y a des barbaries qu’il vaut la peine de faire cesser par sens très simple de l’humanité : le tout est de savoir si l’on est fidèle à ce principe et s’il ne finit pas par recouvrir d’autres barbaries. Le point me semble sensible dans la mesure où nous avons à transmettre, à l’école, un certain idéal républicain. Il faut pouvoir distinguer la définition philosophique de l’idéal républicain, fortement articulé à des principes moraux, de ce qu’a pu être telle et telle idéologie républicaine, liée à telle ou telle phase de l’expérience républicaine dans l’histoire. Un idéal reste abstrait et indéterminé, relativement pérenne sur une très longue durée, alors que les idéologies parlent d’actions et les justifient : elles sont relativement vraies et relativement illusoires, partielles et partiales, liées à des situations précises. Le travail des historiens permet d’atteindre des faits objectifs et de confronter ce qui se passait réellement avec ce qui s’en disait.

Car l’un des gros reproches qu’on peut faire à l’idéologie colonialiste, c’est, selon l’analyse d’Henri Monniot, son caractère déréalisant. Le discours idéologique de la conquête civilisatrice n’a pas été cohérent et a trop longtemps enchanté de visions illusoires la perception que la métropole pouvait avoir de ce qui se passait vraiment.

Néanmoins, ce qui est notable, c’est que la pensée républicaine a pu tout à fait s’accommoder d’une version modeste tournée vers l’exigence d’approfondissement interne, loin des rêves de grandeur. La République s’est repensée dans l’approfondissement concret de ses exigences : les droits de l’homme, ici et maintenant, comme droits réels, en abandonnant les rêves extensifs d’expansion territoriale. L’intensif, à la place de l’extensif. Du coup les ambitions civilisatrices, les rêves d’Empire et les marches forcées des peuples vers l’émancipation à la française, toute l’idéologie colonisatrice est apparue comme d’abord inutile, ensuite encombrante et disproportionnée aux forces réelles, enfin anti-démocratique et honteuse. Cela a eu de profondes conséquences dans la culture scolaire et la façon dont on a pu transmettre les valeurs républicaines.

Il y a donc eu de profondes reconstructions, mais qui se sont faites en silence. Un silence chargé de densité. Mais la cacophonie actuelle oblige à réfléchir sur les changements les plus souhaitables, en les rendant plus explicites.

Rattraper le retard

Quoique un peu lourdement, l’institution a amorcé des changements.
Retenons trois points des évolutions récentes :

  1. un fait significatif dans le cas de la décolonisation est que l’école, en ce cas, a prouvé sa capacité à être en avance sur le politique. La guerre d’Algérie y a été enseignée avant que les autorités politiques ne se décident seulement à la nommer comme telle.

  1. d’un autre côté, il y a eu toute une période, qui vient de s’achever, où l’occultation des guerres de conquête coloniale et de la longue période coloniale résulte en fait surtout de l’obnubilation par la guerre d’Algérie. Parce que celle-ci marquait les consciences du fait de cette étrange présence-absence de ce qui n’existe pas officiellement, qui n’est jamais évoqué par les pères mais qui est d’autant plus marquant dans l’imaginaire et la militance.

  1. L’institution s’efforce actuellement de rattraper le retard. Mais c’est un changement difficile en soi, pour diverses raisons de fond, et aussi parce que tout changement de grande ampleur nécessite une synergie institutionnelle assez lourde. Cela ne peut se réaliser que dans la durée, avec une continuité d’efforts coordonnés. L’important sera en définitive ce qui se passera dans la salle de classe, dans l’interaction entre professeurs et élèves, et aura nécessité une forte implication des enseignants, pour comprendre, se former, synthétiser le savoir et réglé les façons judicieuses de le transmettre. Ce n’est pas le lieu ici de développer les moyens de ce changement. Mais signalons simplement ceci : on croit peut-être faire plus vite en énonçant une loi, mais en matière d’enseignement, les changements profonds s’inscrivent toujours dans la durée du travail institutionnel concerté, et il ne faut pas craindre d’affronter des difficultés importantes.

Occultation ? non. Partialité, caricature ? non. En revanche, des difficultés, malgré toutes sortes de prises de conscience et d’ajustements. Et quantité de points encore à perfectionner. Mon propos tient tout entier dans ces demi-teintes, avec une conviction : les dénonciations et les prescriptions outrées, de quelque bord que ce soit, ne facilitent pas le travail sur soi des professionnels dans l’institution. Les professeurs souhaitent de tout cœur aider à un apaisement par un effort de compréhension et une parole juste. Il faudrait pouvoir parler des difficultés et mobiliser des efforts collectifs à les résoudre ; au lieu de quoi le climat actuel, détestable par ses dénonciations et ses outrances, les aggrave. C’est à décrire cette conjoncture, que je vais désormais m’employer, car elle porte de nouvelles complications.

Dénonciations croisées

En effet, lorsqu’on appartient au monde de l’enseignement, et qu’on est concerné à un titre ou à un autre par ces questions – pas seulement en tant que professeur d’histoire – on a pu avoir l’impression désagréable de subir des dénonciations croisées dans des polémiques qui font rage très loin au-dessus de soi, mais qui ne sont pas sans effets. Non pas qu’on soit indifférent à ces enjeux civiques ; mais il y a un malentendu, dans cet intérêt soudain pour les salles de classe, qui s’abstient généralement de prendre connaissance de l’ensemble des contraintes qui s’exercent sur les enseignants, et des logiques de fond qui règlent leurs pratiques. Ces pressions et tensions se sont accrues depuis quelques années, l’article 4 de la loi du 23 février poussant la crise au point où elle ne pouvait qu’exploser.

L’article 4 de la loi du 23 février est arrivée en conclusion de débats où certaines dénonciations n’ont pas rencontré d’opposition: selon quoi les interprétations gauchistes règneraient dans les programmes, les manuels et les salles de classes, occultant les réalisations françaises dans les colonies. En revanche, non plus au Parlement, mais dans les médias, s’élevaient d’autres dénonciations, à l’inverse, selon quoi la colonisation et les guerres de décolonisation, et tout autant la traite négrière, auraient été des sujets « occultés » dans l’enseignement ; pour certains, d’autant plus occultés que les rapports coloniaux seraient demeurés actuels, plus ou moins inchangés dans les relations de la Nation avec les descendants des colonisés, et clés d’interprétation des discriminations qu’ils subissent. Voici donc les enseignants sous des tirs croisés.

Concernant aussi bien les manuels que les programmes, même un examen rapide, comme l’a fait publiquement Le Monde du 25 décembre 2005, montre que les réalités sont loin de ces schématisations manichéennes.

Nous sommes pris entre toutes sortes de forces excessives et mal ajustées. D’un côté une autorité politique qui semble vouloir imposer un contenu d’enseignement en contournant les autorités académiques, nous replongeant dans un conflit vieux de plusieurs siècles – qui a autorité pour dire le vrai ? d’un autre côté, des cris de révolte qui prétendent trouer un silence coupable d’occultation et révéler les honteux secrets de l’histoire de France. Et qui trouvent chez les jeunes une écoute d’autant plus attentive que cette dénonciation anticolonialiste leur parle avant tout de leur sentiment actuel de relégation. Or, il me semble que l’un et l’autre sont en porte-à-faux par rapport à l’enjeu, tout autre, de la période. Un gros effort institutionnel est à accomplir pour mettre en phase le savoir universitaire, la transmission scolaire et les mémoires collectives, il ne s’agit pas de rejouer les conflits d’il y a quarante ans.

Des enseignants sous tension

La conjonction de ces passions rend bien plus difficile le rôle de l’enseignant : les élèves ont entendu ces discours, ils se demandent ce que les professeurs, qui leur parlent des valeurs de la République, vont pouvoir dire de ces contradictions. Dans le meilleur des cas, et ce n’est pas rare, leur curiosité est éveillée et c’est un atout important. Mais les enseignants peuvent se sentir mis sur la sellette et inquiets de qu’ils risquent de faire comme erreur. Un discours de transmission, pour avoir de l’aisance et de l’autorité, exige en amont une bonne familiarité avec les connaissances dont on extrait l’essentiel en le simplifiant. Ce n’est pas chose aisée pour un sujet comme la colonisation, à la fois ample, polymorphe, éclaté, peu synthétisé ou vulgarisé. Dans un tel climat, l’inquiétude des professeurs porte d’abord sur les connaissances: en savent-ils assez ? seront-ils pris en défaut ? trouveront-ils les bons mots ?

Les manuels pourraient cadrer cette recherche et la faciliter. Mais s’agissant des manuels, le processus le plus constant dans tous les sujets controversés est ce qu’on doit bien appeler un effet pervers, puisqu’il rajoute à la confusion et à l’insatisfaction ambiante : les fabricants de manuels, qui craignent la dénonciation, affadissent les propos en évitant de se prononcer sur les sujets qui fâchent. Sous la menace d’une dénonciation, on a tendance à se réfugier dans des formulations ambiguës ou faussement « équilibrées », dans l’accumulation de faits sans synthèse et sans interprétation éclairante, ou dans la convention pluraliste d’un respect de multiples points de vues, où les élèves sont supposés construire eux-même les idées-forces. Or, aider les élèves à déchiffrer un monde compliqué, leur donner des clés pour démêler des problèmes difficiles, cela ne se fait pas en leur assénant des jugements unilatéraux, certes, mais pas non plus les noyant dans du flou et de l’inorganisé. Enseigner, cela consiste à faire comprendre des choses simplifiées mais vraies, nettes mais subtiles, de façon à donner prise sur les structures profondes.

Faire comprendre un fait historique complexe

La proposition de certains, d’ajouter une appréciation « négative » à côté de l’appréciation « positive », est du même ordre de flou. On ne fait plus ces bilans dans l’enseignement de l’histoire, parce qu’on ne peut plus considérer les vaincus et les victimes de l’histoire comme de simples lignes à reporter dans la colonne des « profits et pertes », l’essentiel étant ailleurs, dans la gloire du monarque, la consolidation du pouvoir ou la marche vers l’avenir radieux. Quand on faisait des bilans, c’était dans un sens très précis de bilan d’acquisitions et de pertes territoriales, dans le cadre de l’histoire-batailles. Il y a un sens au bilan quantitatif car il y a une commune mesure sans ambiguïté. Mais en matière politique, on ne peut pas : à quel critère rapporter le plus et le moins ? positif pour qui, négatif pour qui ? à quel point de vue ? on sort de l’histoire car on sort de l’exigence d’intelligibilité, pour entrer dans la prise de parti la pire qui soit, puisqu’elle fait fonctionner certaines valorisations de façon implicite.

Dans une démocratie, chaque vie, chaque dignité est supposée compter infiniment : les sacrifices ne peuvent pas être justifiés à la légère, au motif qu’on ne fait pas d’omelettes sans casser les œufs, et tant pis pour les vaincus et les victimes. C’est pourquoi on ne peut plus faire de bilan en histoire, en sous-entendant, tant pis, c’était le prix à payer pour qu’advienne telle ou telle bonne chose. On ne peut pas non plus projeter cet absolu moral, qui refuse le sacrifice, sur le passé : l’histoire est faite de sacrifiés.

Essayons donc d’avoir un regard distancié. La colonisation est la forme historique par laquelle certaines sociétés, sous la domination d’autres sociétés, sont entrées à marche forcée dans la modernité (capitaliste, industrielle, marchande, étatique, individualiste, démocratique, historique…). La décolonisation est advenue par la contestation de cette domination à la fois au nom même des valeurs modernes, et, c’est son ambivalence et sa complication, de l’intégrité culturelle des civilisations en train de s’engloutir dans cette modernité subie. Mais qui n’a pas subi cette modernité ? et qui n’est pas de toute façon condamné, désormais, pour le meilleur et pour le pire, à vivre dans ce cadre ? Autant dire qu’au bout du compte nous sommes tous embarqués dans le même bateau et dans une aventure ambiguë. On ne peut pas donner des clés d’intelligibilité de cette condition historique avec des bons points ou des blâmes. En revanche on comprend bien qu’il y a ait une importance très grande à prendre la mesure de cette histoire. Pour déchiffrer les grands enjeux du présent dans un monde globalisé, pour avoir la clé de phénomènes compliqués résultant de ce passé. Pour comprendre les relations qui nous ont façonnés dans notre identité commune, dans nos identités particulières.

Une légitimité déléguée à l’institution

Bien sûr il est légitime que l’instance politique la plus haute, les représentants de la Nation, puisse dire quelque chose des orientations fondamentales de l’enseignement. Du côté des enseignants, se retrancher dans une orgueilleuse et radicale indépendance n’aurait aucun sens. Mais il faut prendre au sérieux le principe des institutions, au sens fort du terme. C’est parce que les institutions sont régies par certaines règles de constitution, de fonctionnement, des missions, des pouvoirs, des procédures, des concertations, des partages … qu’elles peuvent à la fois recevoir leur légitimité de la Nation, tout en ayant une relative autonomie. Laquelle est la condition qui leur permet de résister au temps et de s’organiser de façon spécifique pour remplir au mieux leurs missions propres, en tenant compte de tous les paramètres et des formes de légitimité auxquelles elles doivent souscrire. On conviendra que dans le monde moderne ce n’est pas une mince affaire ! Le politique ne peut pas intervenir à tout bout de champ de façon directe pour déterminer ceci ou cela dans les programmes ; ou comment prendra-t-il en compte la façon dont ceci et cela s’articule avec d’autres ceci et cela – singulièrement, dans l’enseignement, avec l’état des connaissances et les exigences de vérité ? La République a besoin qu’on contrôle les institutions tout en leur faisant confiance. Les court-circuiter, c’est prendre le risque de les fragiliser. S’il apparaît à un moment donné, de façon exceptionnelle, nécessaire d’intervenir de façon plus directe, on imagine mal comment ce peut être fait sans concertation avec les institutions, dans la prise en compte de ce qu’elles savent et de ce qu’elles ont à gérer.

L’école n’est pas le lieu des reconnaissances, mais de la connaissance

On sent bien qu’il y a recherche d’inscription symbolique au niveau le plus solennel qui soit. Et l’école apparaît toujours comme ce lieu exceptionnel où l’on peut rendre un message à la fois obligatoire, solennel, partagé par toute la population, comme s’il n’y avait plus que les programmes scolaires pour rendre possible une communauté de destin, dans un monde de communication explosive, de conflits d’intérêts et de fragmentation du symbolique. Pour m’être beaucoup intéressée au rôle de l’enseignement scolaire dans les transmissions de mémoires et la construction d’identités, je ne dénierai pas un rôle important à l’école – mais suis réservée sur ce qui arrive quand on croit pouvoir instrumentaliser l’éducation au service de la transmission d’un contenu, quel qu’il soit, dans la méconnaissance des finalités de l’école et de ses contraintes spécifiques.

Aucune civilisation ne s’est établie sans en écraser d’autres avec barbarie. Je suis à titre personnel convaincue de l’importance de réintroduire une matière qui pourrait s’appeler « réflexion morale », mais il serait absurde de téléscoper une telle matière avec l’enseignement d’histoire, qui en deviendrait une longue déploration désespérée et désespérante. Signalons que d’une certaine façon, si l’on veut requalifier moralement et juridiquement le passé à partir de nos valeurs contemporaines, on n’a pas fini de devoir y reconnaître des crimes contre l’humanité, à tout le moins d’innommables barbaries. Mais n’avions-nous pas l’habitude de confier la mémoire et ses infinies subtilités à la littérature plutôt qu’à la loi ? Peut-être y a-t-il dans cette trop intense focalisation sur l’enseignement d’histoire, une forme de perte du sens des études littéraires – des humanités au service de l’humanisme.

« Songe, songe, Céphyse, à cette nuit cruelle

Qui fut pour tout un peuple une nuit éternelle… »

Les commémorations et les reconnaissances de souffrance, ou de responsabilité, sont sans doute le terrain où le politique est chez lui, pleinement et il y a une importance certaine à faire certains gestes, à prononcer certaines paroles de grande portée symbolique – pour autant que ce soit effectivement porteur de valeurs partagées. En revanche l’école doit rester ordonnée à l’idéal de compréhension raisonnée du monde et de soi-même.

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