Entretien avec Nicolas Bancel, historien, professeur à l’université de Strasbourg
publié sur le site NouvelObs.com le jeudi 2 février 2006.
- La Ligue des Droits de l’Homme a dénoncé la nomination au sein de la Commission d’indemnisation des rapatriés d’Algérie d’un ancien membre de l’OAS, Athanase Georgopoulos1. Partagez-vous cette indignation ?
Il est délicat de nommer dans cette commission un ancien activiste qui a coordonné l’action de l’OAS -une organisation qui a posé des bombes- et qui n’a jamais caché la continuité de son opinion. Cela peut légitimement soulever un questionnement. Sur le plan juridique, une personne amnistiée n’a plus à répondre des faits passés. On ne peut lui retirer ce droit. Mais sur le plan politique, cette nomination me semble vraiment malhabile. C’est d’autant plus vrai dans les circonstances actuelles, où l’émotion est très vive et où l’on connaît une radicalisation des mémoires concurrentes.
On semblait se diriger vers une position plus consensuelle avec le déclassement de l’article 4 de la loi du 23 février 2005. La nomination d’Athanase Georgopoulos risque d’enflammer à nouveau les passions.
- La controverse autour de la loi du 23 février 2005 se poursuit, malgré le déclassement annoncé de l’article 4 sur le « rôle positif » de la colonisation à inscrire dans les programmes scolaires…
L’article 4 n’est pas seul en cause dans cette loi. L’article 3, consacré à l’édification d’une fondation pour la mémoire de la guerre d’Algérie, des combats du Maroc et de Tunisie, pose lui aussi problème. Cette fondation doit concentrer les ressources et les informations sur ces sujets. Or, on nage en ce domaine dans le plus grand flou: aucun garde-fou scientifique n’est clairement prévu et on ne sait pas comment le centre sera financé. Cela soulève une certaine émotion dans le milieu universitaire. Je crains qu’il ne s’établisse une sorte de monopole de la mémoire et de monopole des fonds destinés à la mémoire de la colonisation. On remarquera, comme le signalait récemment Sylvie Thénault, qu’il s’agit d’une fondation pour la mémoire, et non pour l’histoire 2. Les historiens devront-ils se faire les récitateurs de la mémoire des témoins, témoins qui seront ici les anciens colons ? Rappelons que la mémoire est sélective, bornée, partiale : elle témoigne de la reconstruction par eux-mêmes du parcours des témoins. L’historien ne peut s’en contenter. Son rôle est d’objectiver les récits, de les croiser avec d’autres sources, bref de rentrer dans la complexité de la densité de l’histoire. Enfin, cette fondation, issue de cette loi, a toute les chances d’être soumise aux désidératas des associations de rapatriés.
Le sens de l’article 4 (comme de l’article 3) était manifestement d’envoyer un signal électoral à destination d’une fraction des rapatriés et des Harkis du sud-est de la France. Précisons, pour qu’il n’y ait pas de malentendu, que la mémoire des rapatriés et des Harkis est aussi légitime que celle des autres victimes de la guerre d’Algérie, mais il ne faudrait pas transformer une mémoire en vérité historique. Chaque groupe est porteur de sa propre mémoire.
Si la question coloniale et, pour dire les choses franchement, la « nostalgie coloniale » semble si forte aujourd’hui, c’est sans doute parce qu’il s’agit d’une question qui touche au cœur du récit national. Peut-être une fraction de la droite trouve-t-elle, avec cette loi, un moyen de rehausser la France dans l’imaginaire collectif, dans une période où, précisément, la « grandeur de la France » semble en péril ? Pas seulement la droite d’ailleurs, mais aussi une fraction de la gauche républicaine (avec des personnalités telles que Jean-Pierre Chevènement ou Max Gallo), qui ne serait pas hostile à ce que l’on célèbre à nouveau les grandeurs de la « mission civilisatrice ».
La loi du 23 février 2005 s’inscrit dans une sorte de « revival » colonial, qui se manifeste aussi par les stèles à la mémoire d’anciens soldats de l’OAS 3, par le projet à Montpellier d’un musée de l’histoire de la France en Algérie qui n’a plus aucun garde fou scientifique puisque les historiens ont finalement démissionné4. L’opacité qui entoure l’édification du Mémorial de Marseille – consacré là aussi à l’action coloniale de la France, particulièrement en Algérie – soulève aussi de nombreuses inquiétudes 5.
- Peut-on encore parler de la colonisation sans blesser l’un de ses acteurs ?
Nous sommes dans une période -sans doute inévitable lorsqu’un épisode douloureux remonte à la surface-, durant laquelle les passions seront vives. Cela ne doit pas empêcher d’avancer. La socialisation de l’histoire de Vichy dans les années 1980-1990 a soulevé les craintes d’une déstructuration du corps social, censé se déchirer autour de l’histoire. On a vu que les capacités d’assimilation de ce dernier étaient finalement grandes. L’histoire coloniale doit donc être réévaluée à sa juste place. C’est une histoire qui concerne bien sûr les sociétés colonisées, mais aussi la métropole, dans la mesure où la période coloniale a permis la formation d’une « culture coloniale » très diverse, recoupant à la fois les représentations des espaces coloniaux et des populations colonisées, des expérimentations juridiques, politiques, architecturales, etc. qui seront utilisées ensuite en métropole. Mais c’est aussi une période qui doit nous aider à comprendre notre présent, ne serait-ce qu’en s’interrogeant sur la vigueur des liens qui existent entre colonisation et structure de l’immigration, entre formation des représentations et stéréotypes sur les populations coloniales et rapports intercommunautaires aujourd’hui. Mais bien d’autres questions, concernant le sport, les rapports sociaux, l’action internationale de la France, etc., gagneraient à être éclairées en prenant aussi en compte les héritages de longue durée de la période coloniale.
Propos recueillis par Baptiste Legrand.