J’ai été jusqu’ici réservé sur ce débat déjà ancien et cela pour deux raisons. La première tient à ce que bien des prises de position qui ont surgi émanent, de personnes appartenant à la Nomenkaltura dom-tomienne. Ces élus, ces historiens, ces acteurs culturels ont souvent émargé ou émargent toujours aux bénéfices du système colonial et néo-colonial. Ce sont d’abord des Parisiens vivant dans le sixième ou le huitième arrondissement de Paris, familiers des coulisses du pouvoir et dont les discours s’inscrivent, une fois de plus, dans ce mauvais jeu de rôle franco domien qui maintient en place précisément le pseudo colonialisme actuel. Le ministère des DOM-TOM, ancien ministère des colonies, n’est pas en fait un ministère, mais plutôt l’ambassade des Antilles françaises à Paris.
La seconde raison est différente : j’ai souvent rencontré d’autres personnes, anciens administrateurs, médecins, enseignants et missionnaires, militaires et officiers, colons. Je connais leur intégrité et leur dévouement. Ces hommes et ces femmes ont consacré leur vie à l’Afrique, à l’Afrique du Nord, à l’Indochine, à l’océan Indien, à Madagascar. Raymond Vergès, l’un des pères de la départementalisation de La Réunion et fondateur du PC réunionnais dont j’ai publié le roman “Boscot sous officier et assassin”, témoigne de cette même expérience en Indochine. Dussac et Vittori, fondateurs du parti communiste malgache étaient des fonctionnaires coloniaux qui furent les premiers à crier « Indépendance pour Madagascar ». Je comprends que certains aient voulu honorer cette mémoire globalement. Le faire dans un alinéa d’article de loi était en soi une erreur, malheureuse. Mais, qu’on le veuille ou non, les manuels scolaires ne seront jamais neutres… J’ai moi aussi appris à l’école primaire et secondaire dans les années 50, que la France s’étendait de Dunkerque à Tamanrasset, de Dakar à Abidjan, en Indochine et dans le Pacifique. Un espace, immense et illusoire s’ouvrait à l’imagination des enfants et nous aimions ces histoires ou les enfants de France et du bout du monde se retrouvaient dans le même partage, la même fraternité : celle de la mythique Union française. Le livre de la décolonisation serait quant à lui si on l’écrivait, un livre noir, suintant du sang de guerres et des massacres, des dictatures, de générations entières broyées et détruites tout autant que celui de la colonisation. Nous n’en sommes pas encore sortis…
J’ajouterais en complément d’information à un article de “Témoignages” paru la semaine écoulée 1, que je connais bien l’école d’Alger, dont on aime citer après Franz Fanon les publications choquantes sur la dégénérescence des cerveaux indigènes. J’ai découvert la psychiatrie de 1970 à 1973 dans le service de Maurice Porot, au CHU de Clermont-Ferrand. Maurice Porot était un Mandarin en exil, fils dynastique de son père, Antoine, fondateur de l’école d’Alger. Si Antoine a commis en effet les études que l’on connaît – et il ne fut pas le seul – on ne saurait s’arrêter là seulement. Le paradoxe est bien qu’il fut aussi, en ce début du 20ème siècle, âge obscur pour notre discipline, le pionnier à Tunis des services d’hospitalisation libre soit non régi par la loi de 1838 sur l’internement. Il était le seul à l’époque, avec son collègue – bien différent – Édouard Toulouse, élu radical, franc-maçon, notable, à l’hôpital Saint Anne à Paris.
Un monde sans colonisation…
Il me semble surtout qu’il faut envisager le problème autrement. Regardons plutôt aujourd’hui quels sont les pays du Monde qui n’ont pas subi en profondeur l’entreprise coloniale européenne : je n’en vois que trois, Le Japon la Chine et l’Inde qui bien que colonisée (la colonisation lui a donné son unité) a su résister et sauvegarder sa culture. On pourrait y ajouter dans une moindre mesure de petits royaumes préservés ou des zones de colonisation tardive : Éthiopie, Iran, Émirats, dans un Moyen-Orient dominé par l’ex-empire turc. Chine, Japon et Inde ont préservé leur âme et se retrouvent en tête du leadership mondial. Ce seront les superpuissances de demain. Imaginons alors ce que serait la planète, si l’Amérique, l’Afrique, l’Asie et le Pacifique n’avaient pas été colonisés, et qu’ils aient sauvegardé, enrichi et fait fructifier leurs cultures millénaires et leurs richesses humaines, culturelles et scientifiques. La sagesse amérindienne et la civilisation précolombienne, les Sarawak, Les grands empires du Sahel ou d’Afrique australe, Madagascar, le monde maori et mélanésien, malais et austronésien parmi d’autres…
Le pape Jean-Paul II, selon un témoignage, aurait confié à un ministre français 2, lors d’une audience, que le défaut répétitif de La France était son attachement aux attitudes coloniales. Le complexe colonial est inscrit dans l’inconscient collectif et trans-historique national. Colonisations et décolonisations en France furent sans aucun doute des ratures humaines, économiques, culturelles. Elles furent souvent par intention ou par défaut, criminelles. L’esclavage et son traumatisme est là devant nous, Mais aussi la suite : les guerres de conquête, les guerres coloniales, les réseaux de “coopération” française mis en place par Foccart puis Jean-Christophe Mitterrand qui ont soutenu une galerie de prédateurs et d’esclavagistes, les Bokassa, Sekou Touré, Houphouët-Boigny, Ratsiraka et tant d’autres… L’identité française et blanche a besoin de ce tiers, venu du dehors, nègre, créole, arabe ou asiatique, ou du dedans, breton, basque ou occitan, qu’elle désubjective, dévalorise, met sous elle, assujettit et asservi. De cet autre qu’elle domine en cultivant l’illusion pater ou maternaliste de ses supposés et ostensibles bienfaits : Banania, Bécassine et Babar font partie du folklore enfantin franco-belge… Elle [a] aussi besoin de mauvais objets à transformer en déchets humains à enfermer ou à exterminer : cathares et hérétiques, sorcières, juifs, fous et déviants, enfants inadaptés et en danger que l’on envoie dans La Creuse ou dans des “colonies familiales”. La bourgeoisie française et européenne aime à se contempler dans ce miroir inversé comme sujet souverain en son contraire. Elle a aussi besoin de ces espaces territoriaux insulaires et lointains où l’on peut projeter son avenir, partir et se refaire, dans un nouveau monde, pour le bien des peuples ou pour son profit. Ce complexe serait-il devenu, au fil des siècles, indispensable à sa survie de l’identité française ? La lepénisation actuelle des Français, le clivage entre le bastion des bien pensants et les ghettos des banlieues semblerait le confirmer.
N’oublions pas non plus que le complexe colonial comme celui de l’esclavage a besoin d’un autre, le colonisé, l’esclave. Il ne se joue pas tant l’économique que dans l’espace psychique et dans la relation vivante à l’autre qui fonde le lien social.
Mayotte la dernière colonie…
La France est la dernière nation européenne à maintenir en son sein, au titre de l’intégration, les cailloux d’un Empire défunt dans le Pacifique, l’océan Indien et les Caraïbes avec leurs règles d’exception. Fille aînée de l’Église, elle a aimé égrener ce chapelet de comptoirs, Marianne républicaine elle se complaît à se parer de ce collier de départements et de collectivités territoriales. Elle colonise encore, comme l’illustre l’aventure singulière de Mayotte. Cette prise de possession reposa sur une suite de passages à l’acte et de mauvais coup géopolitiques et électoraux fomentés par Pierre Pujo le royaliste collabo, Giscard et Chirac. Observons au jour le jour les effets de ce dernier miracle français et néo-colonial : la coupure d’une communauté insulaire de son archipel culturel et familial, la division avec la production d’un racisme interne et d’un racisme externe – qui se développe dans les diasporas souvent objets de rejet. Une situation à la rwandaise somme toute – et la France est là aussi montrée du doigt dans ce génocide. Elle a introduit massivement dans une petite île, la culture de la consommation avec ses fléaux d’alcoolisme de toxicomanie et de violence. La “croissance” a entraîné le bétonnage de l’île qui ne fait que commencer, détruisant le lagon et désertifiant la forêt. La néo-colonisation a entraîné l’afflux massif de fonctionnaires et d’entrepreneurs européens et la création d’une classe moyenne mahoraise qui s’identifie à la précédente. Elle a provoqué par la domination, l’acculturation et la dépendance-assistance de l’État. RMI et AAH sont devenus des objets sacralisés, idéaux, que l’on ne gagnera qu’à La Réunion ou en Métropole. Certes il faut évoquer la dimension créative : le développement humain d’une petite île de l’archipel des Comores qui va être dotée de structures sanitaires, éducatives et administratives performantes qui offrent à ses citoyens, enfants et aux jeunes en particulier, un destin bien différent de ceux de leurs proches cousins des Comores ou de Madagascar.
Mais n’y a-t-il déjà pas une cruauté monstrueuse dans cette création volontaire ou inconsciente d’inégalités dans un même famille ? Déni ? Perversion ? Serait-ce là, l’œuvre d’une France généreuse, humaniste, philanthrope, héritière des vieilles Monarchies de Clovis à Louis 16, et de La République ? J’aimerais le penser et j’en serai alors fier, mais j’en doute. Aucuns de ces idéaux ne se sont affichés, mais de toute évidence la recherche de bénéfices immédiats et nul n’a applaudi, ni les responsables de l’État, ni les préfets, ni les élus mahorais, même du côté du satisfecit… La règle du marché et du commerce dans les pays dits émergents pour les investisseurs est celle des profits à court terme.
L’un des propres du Complexe colonial est de prétendre mener les peuples asservis au bonheur, en produisant dans le réel les effets inverses. Beaucoup d’ONG fonctionnent avec la même logique.
L’apparition de l’immigration clandestine
De plus, la néo-colonisation impose ici avec cynisme ses paradoxes. L’apparition d’une immigration dite clandestine venue des Comores et de Madagascar à la recherche de ce nouvel Eldorado était d’autant plus prévisible que ces îles sont unies par leurs liens culturels et familiaux ancestraux. L’immigration comorienne a déjà ses boat people, ses kwassa et ses centaines ou milliers de disparus non répertoriés (génocide indirect ?), ses nouveaux esclaves débarqués dans la nuit et travaillant pour un salaire de misère, ses pogroms comme à Mahabo, ses filières obscures, de Mayotte à La Réunion, de La Réunion à la France. La honte de La République titre Kashkazi « journal des quatre îles de la lune », rapportant des témoignages insupportables : rafles, déportations d’enfants séparés de leurs parents etc…
L’hôpital de Mamoudzou et les centres de santé flambants neufs – maternités et dispensaires, fleuron chéri de la région sanitaire, a certes accompli un effort remarquable. Ses acteurs médicaux, et paramédicaux ou administratifs se sont investis à fond dans cette aventure.
C’est là un effet positif du complexe colonial : dans un monde hexagonal étouffant et gris offrir à des volontaires un ailleurs, un terrain d’aventure créative. Il n’est pas sûr pourtant que les choix aient été les bons, soit de projeter ici des modèles sanitaires européens standardisés. Mais surtout les acteurs de santé seraient-ils contraints par le pouvoir de l’État français à des injonctions contraires à l’éthique de leur profession et, suivant l’adage à « se foutre de la charité » ? On applique ici la logique d’accès aux soins imposés par le FMI et la banque mondiale aux pays les plus pauvres du Monde, comme Madagascar ou les Comores : pas d’argent, pas de soins !… Les soins, même en urgence, ne sont plus devenus accessibles qu’aux personnes en situation dite régulière ou gageant la somme de 30 euros en dépôt dans le cas inverse. Il n’existerait plus de réelle accessibilité aux soins pour tous et en particulier pour les sans papiers. Ce principe sacré de l’éthique médicale et hospitalière serait en péril. Non-assistance à personnes en danger ? Sélection ? Ce terme renvoie au monde des camps de concentration nazis : d’un côté, ceux que l’on laisse survivre car ils peuvent travailler, de l’autre ceux que l’on extermine…
Ségrégation et médecine incompatibles
Droits des enfants bafoués ? Selon le témoignage d’une pédiatre hospitalier, lors de journées d’éthique des soins tenues le 6 janvier à Mamoudzou, on mourrait aux portes de l’hôpital et des enfants seraient décédés en raison de cette ségrégation. Le krashiowkor et les pathologies de malnutrition seraient en progression importante. Certains parents, pour collecter ces trente euros obligatoires rationneraient, en effet, la nourriture quotidienne de leurs enfants. Solution ? Pour citer un exemple du Nord, mon collègue et ami, George Federman, psychiatre libéral à Strasbourg, a eu le mérite de créer depuis plusieurs années un réseau indépendant de soins pour les sans papiers, Roms et clandestins de l’Est, du Moyen Orient ou d’Afrique séjournant dans cette ville frontalière. Ce réseau soigne gratuitement et sans aucune contrepartie des personnes demandeuses de soins. Ce modèle est un exemple car il repose sur le bénévolat et il est indépendant des pouvoirs d’État. C’est une telle expérience qu’il faudrait donc mettre en place à Mayotte, si de bonnes volontés se dégageaient. Quel paradoxe… ! Dans l’île modèle ou vitrine du développement sanitaire français de l’océan Indien, on devrait pour assurer l’accès aux soins pour tous, créer des centres d’accueil et des missions humanitaires.
Que les citoyens réunionnais se rassurent : ils ne seront pas en reste et ils vont bientôt, en être réduits à la même extrémité par les mesures gouvernementales. Les cailloux de l’Empire, par leurs contradictions, créent en leur laboratoire humain où s’expérimentent les nouvelles normes : nouvelle gouvernance, tarification à l’activité, parcours de soins, médecin traitant, forfait hospitalier, déremboursement des médicaments. L’accès aux soins des Réunionnais est en péril. Qu’ils fassent d’ores et déjà des économies pour payer leurs soins futurs ceux de leurs enfants dans des cliniques privées. Surtout s’ils sont infectés par le chikungunya par défaut d’une prévention qui constitue un devoir de l’État…
Au-delà de l’océan Indien, c’est toute la classe politique et administrative et celle des ministres et autres grands commis de l’État, des finances et des grandes entreprises, qu’il faut décoloniser. Ces décideurs n’hésitent cyniquement pas à “délocaliser” des entreprises – ce qui veut dire coloniser le tiers-monde pour accroître leur marge de profit et celle des actionnaires. Ils mettent les travailleurs français au chômage. Pour accroître leurs richesses, ils créent de la pauvreté. Tous ceux-là devraient, tous ensemble, se soumettre à une analyse critique et remettre en question leurs mentalités, leurs troubles inconscients du jugement et du comportement, leurs choix et actes contraires aux normes éthiques et aux droits élémentaires de l’humanité. Ils devraient ensuite aller s’allonger sur le divan du psychanalyste, pour tenter de résoudre ce complexe colonial qui les aliène, ce complexe qu’Octave Mannoni qualifiait en 1949 en référence à Shakespeare, de « complexe de Prospero et Caliban » 3. C’est une injonction thérapeutique : parole d’expert !…
Appel à l’Autre France
Il existe une autre France, accouchée dans la douleur du monde colonial et l’immigration, une France venue d’ailleurs, une France qui est la France, une France étrangère à la France. Une France métisse, pauvre ségrégée, exclue des richesses. Ses lieux sont ceux de la banlieue, des DOM-TOM, de la banlieue-monde, de l’ancienne union française, d’Europe de l’Est, d’Orient, d’Asie. La France des Créoles, des Comoriens, des Swahilis et des beurs, la France juive et la France arabe, la France noire et la France slave, la France des minorités ethniques franco françaises, basques, bretonnes, occitanes, la France de toutes les couleurs. Elle est un soubassement de l’espace national, mais elle n’a pas de frontières. Ses citoyens sont les nouveaux prolétaires de la guerre mondiale des classes. Elle est une métropole, elle est un patrimoine. Qu’elle se fasse entendre dans l’Hexagone et en Europe ! Qu’elle conquiert son espace politique propre, ses juridictions, son autonomie ! Et que tous ses sujets aient enfin avec équité, accès à la santé, l’éducation, la justice. Qu’on fasse péter les frontières !
Jean-François Reverzy
- Il s’agit de l’article 450 publié sur le site LDH-Toulon qui a été repris dans Témoignages. (Note de LDH-Toulon)
- François Léotard. (Note de LDH-Toulon)
- Psychologie de la colonisation réédité sous le titre Le racisme revisité Éditions Denoël : Dans une île après une tempête, Prospero magicien …