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Édition du 1er au 15 février 2025

« Nancy-Kabylie », par Dorothée Myriam Kellou, une réflexion sur l’histoire, la mémoire et la transmission

La journaliste, écrivaine et réalisatrice Dorothée Myriam Kellou, autrice du film A Mansourah tu nous as séparés (2019) sur les camps de regroupement durant la guerre d’Algérie, publie en octobre 2023 chez Grasset Nancy-Kabylie. Ce premier livre est, selon l’éditeur, tout à la fois « enquête, récit intime, réflexion sur l’histoire, la mémoire, l’identité et la transmission, voyage initiatique, hommage au père et à son pays ». Elle s’en explique dans un entretien sur TV5 Monde. Par ailleurs, dans un texte publié sur son blog Mediapart et intitulé « L’effroi du silence qui nous est intimé », Dorothée Myriam Kellou souligne le fait que les événements en cours en Israël et en Palestine, ainsi que les réactions en France, réveillent nécessairement « le refoulé colonial » chez les anciens colonisés et leurs descendants.

Nancy-Kabylie, par Dorothée Myriam Kellou

Présentation de l’éditeur


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« T’es en quête ! ». Voilà ce qu’un jour, sa meilleure amie lance à Dorothée Myriam Kellou. De quoi, elle l’ignore. Pourtant tous les indices sont là. Son apprentissage de la langue arabe, son parcours intellectuel, ses voyages, et le besoin de rappeler les origines algériennes de son père. Que sait-elle de sa jeunesse ? Peu de choses. Il l’invite donc à relire un projet de film qu’il lui avait adressé quelques années auparavant. Dorothée y découvre qu’en 1960, son père et sa famille ont été contraints de quitter leur village de Mansourah, où des populations avaient été déplacées sous le contrôle de l’armée française. Chapitre mal connu d’une guerre sur laquelle beaucoup d’ombres demeurent.

Dorothée Myriam Kellou tente d’y apporter sa part de lumière. De Nancy où elle a grandi, en passant par l’Égypte, la Palestine et les Etats-Unis, la jeune femme vogue pour mieux s’ancrer. Dans ce livre très personnel, Dorothée remonte le temps, celui où ses parents – Catherine, jeune française en voyage solidaire en Algérie, et Malek, jeune réalisateur algérien aux sympathies communistes -, se sont connus et aimés. L’autrice évoque aussi son enfance, sa double culture, la force et les tiraillements qu’elle engendre.

Le poids du silence en héritage : la guerre, les déplacements de population, les camps. Toutes ces vérités qu’on tait, la violence éprouvée quand enfin elles éclatent. Avec son père, Dorothée retournera sur les lieux de cette histoire traumatique : une maison, un arbre, des témoins d’alors la feront resurgir. Père et fille en feront un film, et ainsi, répareront l’oubli.

Enquête, récit intime, réflexion sur l’histoire, la mémoire, l’identité et la transmission, voyage initiatique, hommage au père et à son pays : ce premier texte de Dorothée Myriam Kellou est inclassable et remarquable pour cette raison même. Il tâtonne, interroge, raconte une Algérie tantôt douloureuse, tantôt rêvée, ouvrant la voie de l’apaisement et de la réconciliation.


Entretien avec Dorothée Myriam Kellou sur TV5 Monde


De Nancy, dans le nord-est de la France où elle a grandi, en passant par Le Caire, Jérusalem, Washington et Mansourah en Algérie, la journaliste et réalisatrice Dorothée-Myriam Kellou raconte un récit intime et une réflexion sur la mémoire, l’identité ainsi que la transmission. Son livre Nancy-Kabylie est publié aux éditions Grasset.https://www.youtube.com/embed/I_wq7MKo_ko


L’effroi du silence qui nous est intimé


par Dorothée Myriam Kellou, publié sur son blog Mediapart le 4 novembre 2023.
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Quelles traces de cette violence coloniale subsistent en nous, que réveillent ces images de guerre médiatisée ? Car si l’on partage l’effroi des Israéliens, qui depuis le 7 octobre sont hantés par les images d’horreur et de massacres commis par le Hamas et espèrent le retour des otages, il nous faut aussi dire notre propre terreur : le silence colonial nous accable, nous descendants. À l’heure où j’écris, nos géographies intérieures et politiques se redessinent autour de ce point central : Israël / Palestine.


Le 7 octobre dernier, l’horreur nous a surpris. Elle a surgi soudainement, s’est imposée à nos esprits. Comment soutenir le regard, face aux images d’horreur issues de l’attaque commise par le Hamas ? Des « crimes de guerre » a su condamner sans équivoque l’historien et poète Elias Sanbar dans le Monde.

La guerre s’en est suivie, ou dirai-je s’est poursuivie à Gaza, sous blocus depuis 16 ans. A 25 jours de guerre, Israël aurait déjà largué l’équivalent de la puissance d’une bombe nucléaire sur Gaza, selon Noura Erekat, juriste, avocate des droits de l’homme et professeure à l’Université Rutgers aux Etats-Unis. Près de la moitié des maisons détruites ou endommagées. Près d’un million sur 2,2 millions d’habitants déplacés. Gaza, territoire déclaré « invivable » par les Nations Unies d’ici 2020, soumis à un siège complet dès le début de la guerre. 117 camions seulement sont entrés dans la Bande, alors que selon les calculs israéliens, il faudrait 100 camions par jour pour maintenir la population au-dessus du seuil de nutrition recommandé. Paysage dévasté.

Cette nuit encore, j’ai rêvé de bombardements incessants, de populations forcées à l’exode, massées dans un territoire exigu, regardant le ciel, cherchant où se réfugier. Aucun endroit sûr sur cette bande de terre. Au réveil, je n’ai pas su dire si ces images étaient celles de Gaza sous les bombes, ou celles du film La Nouba des femmes du Mont Chenoua d’Assia Djebar – des montagnes algériennes bombardées pendant la guerre – que j’ai regardé la veille. Les histoires se confondent, les images documentaires et de fiction se télescopent. La fiction raconte parfois mieux l’histoire et le présent. Elle évite de douter de la véracité des images et des chiffres. Plus de 8000 Gazaouis tués, selon le ministère de la Santé à Gaza géré par l’Autorité palestinienne (données qui ont toujours été confirmées à la suite des précédentes guerres). Combien d’arbres généalogiques décimés ? Ainsi s’interrogeait la poétesse syro-palestino-americaine Hala Alyan. Des douleurs en écho à notre propre histoire, celle dont nous avons héritée en silence, de nos parents, grand-parents, exilés, anciens colonisés.

Qui interroge le refoulé colonial réveillé par la question palestinienne ? Il ne s’agit pas de comparer les projets, la noblesse de créer un État pour protéger les juifs des persécutions historiques n’est pas celui de la France coloniale, avide de prestige, d’ascendant politique et d’avantage commercial au début de la conquête. Mais il faut interroger les conditions de la réalisation de ces projets, au détriment des populations occupées – ce que condamne encore une partie des Israéliens. Mais qui les entend et les soutient ? « Sans droits pour les Palestiniens, les droits des Israéliens seront toujours infondés et précaires », rappelait en 2005 l’historien Gilbert Meynier, spécialiste de l’Algérie coloniale, dans un article sur le colonialisme israélien.

Quelles traces de cette violence coloniale subsistent en nous, que réveillent ces images de guerre médiatisée ? Car si l’on partage l’effroi des Israéliens, qui depuis le 7 octobre sont hantés par les images d’horreur et de massacres commis par le Hamas et espèrent le retour des otages, il nous faut aussi dire notre propre terreur : le silence colonial nous accable, nous descendants. Nous sommes figés par la brutalité d’une occupation que nous éprouvons, par héritage, solidarité et attachement à la justice dans notre chair, et que la communauté internationale peine de plus en plus à condamner, depuis qu’Israël s’est engagée dans un processus de normalisation de ses relations avec plusieurs pays arabes. Cette occupation est pourtant source de toutes les violences, trahissant par là même les fondements et principes qui nous soudent : œuvrer pour la paix, le respect des droits et de la dignité des peuples. Le Tonnerre, navire de la Marine nationale, que le Président Macron a décidé d’envoyer au large de la bande de Gaza, est une réponse à la fois humanitaire et militaire. N’est-elle pas un désaveu terrible du politique pour mettre fin à une occupation qui a déjà trop duré ?

De 2008 à 2010, j’ai travaillé pour le consulat général de France à Jérusalem, quasi-ambassade auprès de l’Autorité palestinienne, du futur Etat palestinien que la France appelait de ses vœux, mais que la réalité contredisait chaque jour : occupation israélienne, colonisation, dépossession des terres palestiniennes, répression des mouvements de résistance non-violente. « Les Palestiniens seront-ils condamnés à vivre dans des réserves comme les premières nations aux États-Unis ? », me lançait un jour un diplomate français à Jérusalem. Je goûtais à la vérité amère d’un “futur” Etat palestinien morcelé, qui ne pourrait advenir sur un territoire grignoté par les colonies israéliennes. Les Palestiniens dans les territoires occupés jouïront-ils un jour des droits civiques et politiques? Mon père me rassurait. Il avait vécu la guerre d’indépendance en Algérie. « L’oppression ne dure qu’un temps. La liberté des peuples triomphe toujours. Même si de la libération elle-même, il faut ensuite se libérer », ironisa-t-il. Il n’est pas venu me voir à Jérusalem. Il ne voulait pas “revivre” les checkpoints de la guerre d’Algérie. Je le comprendrai plus tard en découvrant son histoire que je me suis efforcée de documenter ces dix dernières années et que je raconte dans mon premier essai personnel, Nancy-Kabylie (Grasset).

Dans ces récits que je recueillais en Algérie, je retrouvais en écho l’histoire des Palestiniens, que les anciens ont su transmettre aux jeunes, ce qui est moins le cas pour nous descendants des déplacés algériens, accablés par le silence de nos père, mère, pris dans les filets de l’histoire officielle en Algérie et du déni de la violence coloniale en France, « la peur qu’ont les conquérants de la mémoire des occupés », résumait Mahmoud Darwich. Le poète palestinien n’avait rien oublié de l’histoire de son peuple, les traces étaient en lui, indélébiles : villages détruits, exode forcé de son peuple en 1948… ce que l’historien israélien Ilan Pappe a nommé « nettoyage ethnique », à l’issue de recherches à partir des années 80 dans les archives israéliennes ouvertes. Dans une conférence organisée le 19 octobre dernier à l’université de Berkeley, l’historien a à nouveau nommé ce que nous en France n’osons dire, ou avec tant de précaution que la vérité en devient inaudible : dans les Territoires occupés, les Palestiniens sont soumis à un « régime d’apartheid » (lire à ce sujet le rapport d’Amnesty International), en Israël, les dits « Arabes Israéliens », les Palestiniens qui ont échappé à l’exode forcé en 1948, vivent dans un « système discriminatoire ». Le « nettoyage ethnique » se poursuit dans les Territoires occupés, les politiques menées à Gaza sont « génocidaires ».

Sur les réseaux sociaux, nombre de Palestiniens, de la diaspora y compris, craignent une nouvelle “nakba” (la « Catastrophe » de 1948). Dans un récent rapport, le think tank Misgav Institute for National Security & Zionist Strategy, proche du premier ministre Benjamin Netanyahu a proposé un plan de « relocalisation » des populations gazaouies, notamment dans le Sinaï égyptien, avec l’aide et le soutien financier de la communauté internationale. En Cisjordanie, des colons ont déposé des tracts sur les voitures palestiniennes, les menaçant d’une prochaine « grande nakba ». Le rêve du « Grand Israël », prôné par les milieux qui veulent coloniser et annexer les Territoires occupés, semble plus que jamais à portée de main. En Cisjordanie les colons, déjà galvanisés par l’élection d’un gouvernement, composé du parti de Netanyahou, le Likoud (droite), ainsi que de trois formations d’extrême droite et deux ultraorthodoxes, sont armés. Depuis le début de la guerre, ils ont déjà contraint 250 Palestiniens à quitter leur terre dans le Sud d’Hébron, selon l’ONG Bt’selem.

À l’heure où j’écris, nos géographies intérieures et politiques se redessinent autour de ce point central : Israël / Palestine. « Qahr » partagent ceux qui lisent l’arabe, un mot qui dit la colère transgénérationnelle, la violence du silence qui nous est intimé, jusque dans la dénonciation des crimes. Où sont les voix palestiniennes dans la presse française ? Elles sont si peu nombreuses. Sans doute car Israël interdit l’accès de la bande aux journalistes et cible ceux qui y vivent. Mais sur les réseaux sociaux, ces voix sont présentes. Elles s’efforcent de traduire leur réalité en anglais. Ceux qui les écoutent sont nombreux aussi, dans les pays du Sud, au Nord, souvent héritiers du refoulé colonial, d’un projet de domination, d’infériorisation et de dépossession, encore trop peu pensé et formulé, intimement et collectivement.

Lire sur notre site :

« A Mansourah, tu nous as séparés », un film de Dorothée Myriam Kellou

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