4 000 articles et documents

Rechercher
Fermer ce champ de recherche.
Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024

Noms de rues, statues,histoire esclavagiste et coloniale, quelle politique ? par Alain Ruscio

Depuis quelques années, un débat agite une partie de l’opinion française : faut-il procéder à un grand nettoyage, débaptiser des noms de rues, déboulonner certaines statues ? Cette question parmi bien d’autres est évoquée dans un ouvrage entrepris de longue date par Marcel Dorigny (décédé en 2022) et Alain Ruscio, intitulé « Paris colonial et anticolonial. Promenades dans la capitale sur l’histoire de l’esclavage et de la colonisation », à paraître en 2024 aux éditions Hémisphères/Maisonneuve et Larose. Nous en publions l’épilogue, rédigé par le second auteur, qui relève que certains noms de rues ou de places, certaines statues, mettent franchement mal à l’aise, puisque Paris « honore » des négriers, des sabreurs, des enfumeurs et des théoriciens du racisme. Mais il s’interroge : Faut-il pour autant entamer, au cas par cas, un processus de réexamen des attributions de noms ?

Les traces du Paris colonial :
faut-il procéder au grand nettoyage ?

par Alain Ruscio, Epilogue de l’ouvrage de Marcel Dorigny & Alain Ruscio, Paris colonial et anticolonial. Promenades dans la capitale (histoire de l’esclavage et de la colonisation), Maisonneuve & Larose / Hémispères, Paris, à paraître en 2024.

Depuis quelques années, un débat, vif, lancinant, parfois même lassant, agite une partie de l’opinion française : faut-il procéder à un grand nettoyage, débaptiser des noms de rues, déboulonner certaines statues ?

Certains noms d’axes ou de places, bien des statues, mettent, admettons-le, franchement mal à l’aise. Oui, Paris honore – et jamais ce mot ne fut plus mal employé – des négriers, des sabreurs, des enfumeurs, des soi-disants théoriciens du racisme. Oui, il y a là une atteinte à la réputation de cette ville.

Une pratique bien difficile et – peut-être – impossible

Faut-il pour autant entamer le processus de réexamen des attributions de noms, au cas par cas ? Le débat n’est pas illégitime. À Paris, deux plaques, à notre connaissance, ont été jusqu’à présent l’objet d’une telle révision. On citera pour mémoire un premier cas, qui n’appartient pas à l’histoire esclavagiste ou coloniale : le nom d’Alexis Carrel, ce théoricien de l’eugénisme, partisan de l’euthanasie des criminels, qui avait un peu plus que des tendresses pour le nazisme, a été effacé et remplacé en 2002 par celui du résistant Jean Pierre-Bloch. Par contre, le second cas nous concerne directement. En 2001, le nom du général Richepance, qui avait rétabli l’esclavage en Guadeloupe, sabre à la main, a disparu au profit de celui du Chevalier de Saint-George, mulâtre, artiste et militaire. En Région parisienne, l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (HP-HP) a décidé en 2015 de débaptiser l’hôpital Charles Richet de Villiers-le-Bel. Il paraissait en effet difficile de maintenir, pour un lieu chargé de soigner, le nom d’un homme qui avait émis des thèses ouvertement racistes et eugénistes (« Après l’élimination des races inférieures, le premier pas dans la voie de la sélection, c’est l’élimination des anormaux »). Le nouveau nom fut celui d’un médecin psychiatre, Adélaïde Hautval, reconnue Juste parmi les Nations et déportée. Démarche que n’ont pas retenue, signalons-le en passant, les édiles parisiens, puisqu’une rue du XIII è arrondissement honore toujours ce Richet.

Certains ont proposé de systématiser cette pratique, parfois de déboulonner des statues. Quelques-uns d’entre eux sont passés à l’acte. Tous les historiens souscriront aux principes de passer au crible de la critique les personnalités des plus grands hommes de l’histoire, de ne pas tenir pour définitivement acquise telle ou telle analyse. Principes qu’ils appliquent évidemment dans leurs recherches. Et, bien souvent, la confrontation entre le roman national et les biographies réelles, documentées, argumentées de bien de nos héros aboutit à des portraits plus nuancés que l’hagiographie dominante. Les grands hommes, comme les autres, ont leurs parts de lumière, d’ombre et de grisaille.

Mais il s’agit ici d’autre chose. Il s’agit d’éliminer de l’espace public des individus et des moments. Et on imagine immédiatement les obstacles.

Le premier obstacle : quels noms choisir ?

Les projecteurs ont d’abord été braqués sur Colbert. Avant la polémique, son image était prioritairement celle d’un grand commis de l’État, un des fondateurs de la France moderne. Facette qui a longtemps laissé dans l’ombre une quasi-paternité du sinistre Code Noir – quasi, car Colbert fut bien un des premiers inspirateurs du Code, mais n’en fut pas le rédacteur ; il était d’ailleurs mort (1683) lors ce sinistre texte fut promulgué (1685). C’est assurément une tache indélébile sur la mémoire de cet homme – et, bien au-delà, sur l’histoire du prétendu Grand Siècle, sur l’histoire tout entière de notre pays. Son effacement de l’espace public serait une rude tâche. Il faudrait, outre supprimer le nom de Colbert sur la plaque de la rue du 1 er arrondissement, dénommer le lycée du X è arrondissement, mettre à bas ses statues dans trois des lieux les plus symboliques du pays, l’Assemblée nationale – celle-là même qui fut maculée de peinture rouge –, la façade de l’Hôtel-de-Ville et la cour intérieure de la Manufacture des Gobelins, marteler son buste à l’intérieur du restaurant Le Grand Colbert. Puis procéder de même partout où des municipalités (plus d’une vingtaine en France, de Brest à Carpentras) ont, parfois depuis plus d’un siècle, voulu honorer Colbert, faire une sorte de tour de France des statues le représentant afin de les mettre à bas. Une question, pourtant, nous taraude : pourquoi donc, lors de cette polémique, le nom de Louis XIV n’est-il pratiquement jamais apparu ? Si on débaptise les lieux liés à la personnalité du serviteur – grand, mais serviteur tout de même –, il faut être logique et lui associer dans l’opprobre son maître, le Roi Soleil et donc mettre à bas ses statues place des Victoires et sur le grand parvis du château de Versailles. Enfin, enchaîner en donnant au lycée Louis-le-Grand une appellation moins sulfureuse. Qui, même parmi les Républicains les plus déterminés, va le proposer ?

On peut prendre également le cas de Napoléon Bonaparte. Cette grande figure du roman national, l’une des préférées des Français aujourd’hui encore, ce vainqueur d’Austerlitz, cet homme d’État père du Code civil, n’a-t-il pas initié l’ère du colonialisme moderne en tentant de s’emparer de l’Égypte (1798-1799) ? N’a-t-il pas honteusement rétabli l’esclavage (1802) ? Si l’on s’attaque à ces aspects de son action, il faut d’urgence débaptiser la rue Bonaparte, mais aussi tous les boulevards extérieurs, qui portent des noms de maréchaux d’Empire, objectivement complices. Et, comme les Communards, mettre à bas la colonne Vendôme. Enfin raser l’Arc-de-Triomphe, que ses adversaires pourraient qualifier à bon droit de monument à la gloire du militarisme conquérant.

Une proposition a été faite d’évincer le nom de Bugeaud du paysage parisien. Soit. La réputation de l’homme est détestable – et fondée – : expéditions impitoyables, enfumades, razzias, dépossession des terres, etc. Albert Camus cita naguère cette anecdote : « La femme du djebel ou du bled, quand elle voulait effrayer son enfant pour lui imposer silence, lui disait : “Tais-toi, voici venir Bouchou“. Bouchou, c’était Bugeaud » . Terreur pour les uns, plus d’un siècle après les événements, gloire pour les autres : car cette terrible réputation n’a pas arrêté les édiles de Lyon, Marseille, Brest, Agen, Excideuil (dont il fut député) et Périgueux de lui dédier avenues, boulevards et places, assortis pour ces deux dernières de statues monumentales (avec à Périgueux cette formule : « A vaincu, pacifié, et colonisé l’Algérie, grand homme de guerre et père des soldats »). Mais cet officier et gouverneur est en quelque sorte victime de la réputation qu’il a lui-même forgée ou facilitée (la casquette du Père Bugeaud, les mariages au tambour…). Car Bugeaud ne fut pas le seul sabreur de cette époque. Les noms des rues parisiennes qui exaltent les acteurs de la conquête de l’Algérie sont nombreux : Camou (totalement oublié, mais l’un des massacreurs de la prise de la Zaatcha, en 1849), Damrémont, le duc d’Aumale, Changarnier, Lamoricière, de Négrier (immortalisé à son insu par la formule de Victor Hugo (« atrocités du général Négrier », Choses vues, 15 octobre 1852), et jusqu’à un homme qui occupa ensuite la magistrature suprême, le maréchal de Mac Mahon. Tous ces axes à débaptiser ? Ajoutons que si, on éradique le nom de Bugeaud de son avenue, il faut mettre à bas sa statue qui domine la façade nord du Louvre, le long de la rue de Rivoli. Oui, mais alors en toute équité, se débarrasser de ses encombrants compagnons qui ont participé aux deux décennies qui ont suivi la conquête de l’Algérie : Damrémont, le duc d’Aumale et Lamoricière, déjà cités, ne dominent-ils pas eux aussi avec arrogance cette rue depuis plus d’un siècle ?

Tournons-nous vers l’Indochine, qui n’a pas moins souffert que l’Algérie : les dizaines de milliers de Parisiens d’origine vietnamienne doivent-ils exiger à leur tour que l’on débaptise la place Napoléon III (après tout l’initiateur de la conquête de l’Annam et de la Cochinchine, qui ouvrit un cycle ininterrompu de guerres et de malheurs venus de l’étranger qui dura… 120 ans), la rue de l’amiral Courbet, qui fit plier sous un déluge de feu la ville de Hué (1883), que l’on déboulonne la statue géante de Francis Garnier, que les Français présentèrent comme un héros et les Vietnamiens comme l’envahisseur de Hanoi (1873) ?

Clemenceau et Jaurès versus Ferry et Gambetta

Passant au monde politique, posons la question, sans polémique facile : quel grand homme de la République – la Troisième – fondatrice des valeurs si fièrement arborées aujourd’hui encore, a échappé au racisme et / ou à l’idéologie colonialiste ? Citons Jaurès, le premier Clemenceau, sans doute quelques autres, moins connus. Mais quid de quasiment tout le personnel gouvernemental, deux générations durant ? Quid de Gambetta, Doumer, Poincaré, Painlevé ? Quid de Ferry ? Lorsque le premier geste public du président François Hollande, en 2012, fut d’aller saluer cet homme illustre, dans le jardin des Tuileries, il rendit, certes, hommage au père de l’École publique. Mais bien des antiracistes, alors, sans faire de mauvais procès au nouveau président, rappelèrent que Ferry fut le premier homme politique à oser soutenir à une tribune de la République la théorie de « l’inégalité des races » (Chambre des députés, 28 juillet 1885), qu’il a fait entrer au forceps dans l’ère coloniale la Tunisie et le Tonkin. Ou encore Paul Bert, grand savant, grand politique, grand Républicain, mais aussi auteur d’une formule définitive : « Les Blancs, étant plus intelligents, plus travailleurs, plus courageux que les Jaunes asiatiques, les Nègres africains et les Rouges américains, ont envahi le monde entier » . Faut-il dynamiter les statues de Ferry et de Bert ? Faut-il badigeonner les plaques qui les citent, non seulement en région parisienne (sous réserve d’un recensement plus systématique, Ferry y est honoré par 19 axes ou places, Paul Bert par 13) mais dans la France entière ? Sans compter, pour ce dernier, le grand nombre d’établissements scolaires qui le célèbrent (6 pour la seule région parisienne) où sans aucun doute étudient aujourd’hui les descendants des jaunes et nègres si méprisés.

Gageons qu’un militant antiraciste qui voudrait s’installer rue Gustave Le Bon, lu naguère avec avidité par Hitler et Mussolini, ou rue Broca, ce grand savant qui dépeçait les corps pour soupeser les cerveaux blancs et nègres, pourrait avoir quelques démangeaisons. Ou qu’un Français qui s’appellerait Ahmed ou Rachid, habitant avenue Lamoricière (« de tous les grands chefs d’Afrique, celui qui se montra le plus inhumain », Charles-André Julien ), ressentirait un certain malaise en songeant à ses lointains ancêtres passés au fil de l’épée. Si un Parisien qui a des racines mexicaines s’aventure dans la rue du Borrego (Éric Hazan s’étonnait récemment que la « désastreuse aventure mexicaine » ait laissé cette trace dans la capitale), que pourra-t-il penser ? Peut-on en vouloir à des Parisiennes qui ont du sang africain, malgache ou vietnamien, passant devant la statue de Gallieni, d’avoir une grimace crispée, constatant que leurs aïeules portent sur leurs épaules un grand mâle blanc ? Un Français qui a des racines chinoises, habitant rue de Pali-Kao, du nom de cette bataille qui ouvrit la voie à l’ignoble sac du Palais d’été de Pékin (1860), peut-il voir la plaque de sa rue sans sourciller ? Un touriste congolais (de l’ex-Congo belge) dont le regard croiserait la plaque qui annonce qu’il foule le sol de l’avenue Léopold II pourrait connaître une irrépressible nausée. Et les spectateurs d’origine marocaine du théâtre Mogador seraient sans doute surpris en apprenant que ce nom célèbre un fait d’armes – illégal – de l’armée française contre un État souverain qui avait eu le seul tort d’être riverain de l’Algérie en voie de pacification et d’offrir un refuge aux troupes de l’Émir Abd el Kader (1844).

Une partie de cet épilogue est conacrée aux lieux et monuments qui sont également des agressions mémorielles, non liées à l’histoire coloniale. Nous renvoyons les lecteurs à l’ouvrage, lors de la parution.


Aucune solution ?

Peut-être que si. L’idée de proposer, à chaque fois que cela paraitrait nécessaire, sous un nom d’axe ou sous un monument, un court texte, informatif, paraît équilibrée et logique. Ce serait faire une œuvre pédagogique : entretenir une mémoire historique sereine mise à la portée de tous. À Marseille, dans l’escalier monumental de la gare Saint-Charles, deux statues, une Asie et une Afrique, femmes mi-dénudées, quasiment offertes, trônent. Une association, Ancrages, a proposé la pose de telles plaques. Bordeaux et Nantes, ports négriers, firent le même effort pédagogique. Aucun nom de rue de Bordeaux n’a été changé, mais cinq ont été accompagnés de mentions plus qu’explicites. Ainsi, sous la plaque de la rue David Gradis figure désormais l’information : « La firme David Gradis et Cie a armé 221 navires pour les colonies de 1718 à 1789 dont 10 pour la traite négrière ». N’est-ce pas la voix de la raison ?

Modestes suggestions aux édiles de Paris

Mais, plutôt que débaptiser, ne faudrait-il pas… baptiser ?

La ville de Paris n’a pas attendu nos suggestions pour agir. Qu’il suffise ici de rappeler les initiatives de Bertrand Delanoë, qui prononça des discours charpentés, documentés, lors des dévoilements des plaques à la mémoire des Algériens précipités dans la Seine en octobre 1961, à celles de l’émir Abd el Kader, de Maurice Audin, des victimes de Charonne, etc. Tout comme Anne Hidalgo, qui poursuivit cette politique en mettant au grand jour dans l’espace public les noms de Toussaint Louverture, Édouard Glissant, Pierre Vidal-Naquet ou Madeleine Rebérioux.

Continuons donc, accentuons, cette pratique. Il y a une possibilité de rétablir, même partiellement, le profond déséquilibre entre colonialistes et racistes d’une part, anticolonialistes et humanistes de l’autre : attribuer, par une politique volontariste, des noms aux seconds, à chaque fois – rare, convenons-en – qu’un espace se libérera. Ou même créer les occasions.

Nous suggérons donc aux élus de la ville de Paris d’envisager de compléter les noms des places et axes et, pourquoi pas, d’ériger des statues nouvelles.

Et de commencer par réparer une grande, une immense injustice : quid des femmes ? En 2016, France-TV-Info a effectué un comptage des noms de personnes attribués à nos rues de Paris : 3.156 évoquent des hommes, contre 247 des femmes : du 7 % ! Quant à la statuaire de personnalités, sur le millier d’œuvres érigées à Paris, 40 représentent des femmes (il est vrai que Jeanne d’Arc à elle seule en a 4) : 4 %. Depuis quelques années, une politique volontariste – et bienvenue – de féminisation des noms d’axes et de lieux parisiens a permis un bond spectaculaire. Depuis 2014, 125 hommages ont été rendus à des femmes de tous horizons. Pour ne citer que les dénominations les plus récentes parmi les femmes liées à l’histoire de la colonisation ou de la décolonisation : Hubertine Auclert, Isabelle Eberhardt, Jane Vialle, Cheikha Remitti, Gisèle Halimi, Cherifa, les sœurs Nardal, Madeleine Rebérioux… Il y a aujourd’hui de l’ordre de 12 % de noms attribués de personnalités féminines .

Nous sommes d’autant plus à l’aise pour accompagner ce mouvement et suggérer des initiatives.

Olympe de Gouges, connue surtout comme autrice de la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, mais qui écrivit également L’esclavage des Noirs (1789), pièce antiesclavagiste, est, à juste titre, quoique récemment, honorée par une place dans le III è arrondissement. Ne pourrait-on pas ajouter à la forêt de statues parisiennes une œuvre de grande dimension la représentant ?

Ensuite, Isabelle Eberhardt, qui combattit toute sa vie la suffisance du monde des colons, qui détesta et dénonça le racisme, qui, convertie à l’islam, en présenta à ses compatriotes les grandeurs. Strasbourg et Toulouse (sans compter Genève, sa ville natale) ont une rue Isabelle Eberhardt. La capitale lui a dédié une bien modeste pelouse, entre les n° 48 et 50 de l’avenue Foch. Le délibéré de la ville précise que cet espace a une superficie de 3.300 m². Il y a donc la place pour une statue de celle qui fut un temps surnommée « la Louise Michel du Sahara » (Paul Vigné d’Octon).

Honorons Assia Djebar, femme de lettres algérienne, patriote, féministe, citoyenne du monde, dont l’entrée à l’Académie française, en 2005, fut un événement dont la portée dépassa de mille lieues l’espace de la Coupole.

Attribuons également un lieu à la mémoire d’Andrée Viollis, autrice de l’immortel Indochine SOS, coup de tonnerre dans le ciel des certitudes coloniales, préfacé par André Malraux, quelques années après la grande Exposition de Vincennes. Si l’on avait vu le Viet Nam selon Viollis et Malraux, en 1935, et non selon les discours de l’insignifiant Paul Reynaud en 1931 ou les pousse-pousse réquisitionnés lors des Expositions coloniales, on aurait – peut-être – pu épargner à son peuple – et, par ricochet, au nôtre – la guerre d’Indochine, dix ans plus tard. Mais on ne refait pas l’Histoire.

Tirons de l’oubli la Doctoresse Légey (c’est ainsi qu’elle voulait qu’on l’appelle et qu’elle signait ses livres et articles). Elle fut célèbre en son temps, citée en exemple dans les revues spécialisées, dans la presse de métropole, française du Maroc et même américaine. Par son action inlassable en Algérie puis, surtout, au Maroc, elle a marqué l’histoire de la médecine coloniale : « On peut dater de la doctoresse Légey l’implantation des services médicaux de protection maternelle et infantile en Afrique du Nord » (Régine Goutalier) . Elle n’a pas eu, elle, comme le Dr Schweizer, un romancier, Gilbert Cesbron, et un cinéaste, André Haguet (Il est minuit, Docteur Schweitzer) pour l’exalter, elle n’a pas droit, comme ce même docteur, à des axes en son nom à Paris, dans 12 villes de la couronne, à La Rochelle, à Auxerre, à Grenoble, etc. Raison de plus pour la célébrer aujourd’hui.

Un nom de femme devrait être honoré d’un lieu dans la capitale : Charlotte Delbo, résistante, déportée, autrice d’un témoignage exceptionnel sur sa terrible expérience, plus tard opposante à la guerre d’Algérie. Toulouse, Villeurbanne, Vierzon, ont donné son nom à des axes. Mais c’est à Paris qu’elle fut arrêtée par les Brigades spéciales, avec son mari Georges Dudach, fusillé par les nazis.

Il est un autre acte de justice qu’il faudrait adopter : accoler au nom de Maurice Audin, sur la plaque du Quartier latin dévoilée il y a quelques années par Bertrand Delanoë (voir supra) celui de son épouse, Josette, décédée le 2 février 2019. Voilà une femme qui, du 11 juin 1957, date de l’arrestation de son mari, à son dernier souffle, a consacré tous ses combats à clamer la vérité, à combattre les versions officielles, mélanges d’hypocrisie et de cynisme.

Revenant au genre masculin, nous suggérons un hommage particulier à Jacques-Pierre Brissot, l’un des premiers abolitionnistes français – de la traite, pas de l’esclavage. C’est dans sa demeure, au n° 3 de la rue Française, qu’avec quelques compagnons il fonda la première Société des amis des Noirs. Pourquoi ne pas l’honorer en renommant cette rue ? (que les nationalistes ne crient pas au blasphème : ce nom de rue est une déformation de Françoise, son ancienne appellation). Dans le même esprit, ajoutons-y Léger-Félicité Sonthonax, envoyé par l’Assemblée législative à Saint-Domingue, qui y proclama l’abolition de l’esclavage (21 septembre 1793), premier acte de ce type, six mois avant l’abolition générale par la convention (4 février 1794). Il a une seule rue en région parisienne (à Aubervilliers). La capitale pourrait s’y joindre.

Nous suggérons également de réparer un oubli surprenant, parmi les médecins qui ont souvent été la face lumineuse de la présence française : il faudra rendre hommage au Dr Eugène Jamot, qui triompha de la maladie du sommeil et sauva des centaines de milliers de vie humaines, qui n’a pas sa rue dans la capitale … mais est honoré par des avenues à Yaoundé (où il y a même une statue) et à Abidjan.

Dans le sillage des hommages déjà rendus au couple Beauvoir-Sartre, à Madeleine Rebérioux et Pierre Vidal-Naquet, à Claude Bourdet, à Frantz Fanon, honorons d’autres témoins lucides lors du processus de la décolonisation tragique, le cinéaste René Vautier (Afrique 50, premier film anticolonialiste français), l’historien Pierre-Henri Simon (Contre la torture, 1957), le journaliste-romancier (Le salaire de la peur) Georges Arnaud, mis en procès durant la guerre d’Algérie pour avoir refusé d’être délateur, l’abbé Dabezies, prêtre, humaniste, poète et… porteur de valises.

Les noms de colonisés

Passons aux noms de colonisés. Il faudrait, il faut honorer comme il se devrait, comme il se doit, Mohamed Moali, natif de Constantine, premier colonisé fusillé par les nazis au Mont Valérien, le 27 septembre 1941 (il sera suivi de quatre autres musulmans). Il faudrait, il faut, nommer un stade ou un gymnase de la ville de Paris Ahmed Boughera El Ouafi, ce modeste ouvrier algérien (mais il portait les couleurs de la France) qui fut le premier Africain champion olympique (Marathon, Amsterdam, 1928), totalement oublié, alors qu’Alain Mimoun, certes méritant, mais venu bien plus tard, a neuf lieux sportifs – dont un, spacieux, moderne, à Paris, dans le XIIème arrondissement – à son nom pour la seule Région parisienne.

Enfin, pourquoi ne pas mettre en adéquation les noms des rues avec la réalité géopolitique d’aujourd’hui, au moins par l’adjonction à des noms obsolètes les appellations actuelles ? « Dites, maman et papa, c’est quel pays l’Annam ? ». Nous plaignons sincèrement les parents des enfants qui habitent dans cette rue du XXème arrondissement qui chercheraient sur un atlas ce nom de pays. Idem pour les familles qui habitent rue du Dahomey ou rue du Soudan . Pourquoi ne pas inscrire, sous ces noms : « ancienne appellation du Viet Nam, ancienne appellation du Bénin, ancienne appellation du Mali » ? Allez, sans tomber dans la provocation, serait-ce dégradant, sans supprimer le nom de Nouvelle-Calédonie, d’y accoler celui de Kanaky ?

Propositions scandaleuses aux yeux de quelques nostalgiques du temps des colonies pour certaines d’entre elles ? Peut-être. Comme on dit, il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre… Entamons le débat, arguments contre arguments.

Facebook
Twitter
Email