Présentation de l’éditeur
La multiplication récente des violences policières, des morts et des blessés qu’elles ont entraînés, a rappelé à quel point l’usage de la force est corrélé au pouvoir d’État. Pour autant, ces violences restent largement impensées, généralement considérées comme la conséquence de contradictions internes à la gestion de l’ordre néolibéral. Or les violences qui ont conduit à la mort de Nahel M., à celle de Rémi Fraisse, à celle de Cédric Chouviat, comme celles qui ont consisté à mettre à genoux les lycéens de Mantes-la-Jolie ou à mutiler des gilets jaunes n’ont ni les mêmes modalités ni les mêmes rationalités.
Fondé sur l’analyse des dossiers judiciaires auxquels l’auteur a eu accès, ce livre montre que les armes, les techniques, les pratiques et les objectifs, ainsi que les réactions politico-médiatiques et les traitements judiciaires diffèrent selon que les violences ciblent une expression politique, l’exercice d’une liberté de circulation ou la simple appartenance ethno-raciale.
Discipliner, punir, instaurer ou restaurer un rapport de domination, territorialiser l’espace public, l’espace privé, les flux de circulation et, dans les cas les plus extrêmes, exprimer une violence pure – celle de l’antique pouvoir de vie et de mort –, telles sont les différentes fonctions des violences policières. Cette distinction permet de mieux saisir les rapports de pouvoir qui s’expriment entre l’État et la population et entre la police et des groupes sociaux déterminés. Elle offre aussi des prises pour tenter de répondre à une question plus fondamentale : la violence est-elle constitutive du pouvoir, un moyen de son exercice ou une condition de sa possibilité ?
Les violences policières ethno-raciales : un outil de ségrégation
par Arié Alimi, extrait de son livre, « L’Etat hors-la-loi. Logiques des violences policières », reproduit avec l’aimable autorisation de l’auteur et de l’éditeur.
J’ai découvert les violences policières dans l’exercice de ma profession, à une époque où ma robe encore neuve ramassait la poussière des salles d’audience, notamment celle des comparutions immédiates du tribunal correctionnel de Bobigny. Passant de commissariat en commissariat, j’assistais de jeunes gardés à vue au cours de l’entretien de première heure, à un moment où l’idée même d’être présent aux auditions semblait inconcevable aux juges et aux policiers. C’est dans ces boxes exigus, sans fenêtre, aux néons blafards, que mes yeux se sont portés pour la première fois sur des visages et des corps tuméfiés. Il m’était alors quasiment impossible de penser que des policiers puissent volontairement frapper ou tabasser les personnes qu’ils interpellaient. Mais il en va des violences policières comme du déniaisement de l’adolescent face aux choses de la vie, sauf pour la plupart de ceux qui vivent dans les quartiers populaires : on les découvre sans les comprendre, puis on les assimile au fur et à mesure comme des faits indéniables qui rythmeront nos vies futures. Ce furent d’abord des rougeurs autour des poignets, puis l’orbite des yeux, noir violacé, parfois un bras cassé, sans que le médecin commis pour la garde à vue y trouve à redire. Plus tard, les traces brunes des brûlures de taser, utilisé inconsidérément dans un geste devenu anodin cinquante ans après l’abandon de la torture à la gégène sur les peaux algériennes.
Le jeune avocat que j’étais aurait pu s’habituer, intégrer l’impuissance face au quotidien sordide de ces hommes et ces femmes coupables d’être nés dans des grands ensembles, cités, quartiers populaires. J’aurais pu continuer à plaider et, comme beaucoup, accepter l’idée que la violence et les mesures d’exception se justifient par une criminalité d’exception. Car la violence n’existe pas sans le discours quotidien stigmatisant les quartiers, discours selon lequel la violence et le recours à une police d’exception se sont imposés à cause d’une délinquance et d’une criminalité massives. Aujourd’hui je sais que cette criminalité et cette délinquance ont été construites et pérennisées à dessein. Est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle, écrivait Carl Schmitt, penseur du décisionnisme politique passé par le nazisme. Toute situation exceptionnelle requiert des moyens exceptionnels. Créer l’exception permet d’établir et de concevoir le pouvoir. L’exception, c’est toute l’histoire de la ségrégation mise en place dans les cités de transition des années 1950, devenues grands ensembles ou cités. Les cités, ces immeubles d’abord construits à destination des classes moyennes blanches, dans lesquels ont progressivement été acheminées des populations issues de l’immigration coloniale puis postcoloniale, des immeubles abandonnés par les bailleurs sociaux, indifférents à cette population. Un habitat chaque jour plus dégradé là où la fragilité et la précarité auraient exigé plus de moyens et d’attentions pour franchir le cap du déracinement. L’exception a été construite dans l’abandon. Et le discours corrélatif a consisté à essentialiser et culturaliser la criminalité et la délinquance qui y sont nées, présentées comme inhérentes à la culture des populations qui y vivent. Un discours qui vise à dissimuler les constructions historiques et sociales des conditions matérielles de ces populations. Aujourd’hui, les cités se sont vu accoler l’image de zones de non-droit où les policiers ne peuvent plus pénétrer, et leurs habitants ne sont plus perçus que comme des criminels, adeptes de trafics de stupéfiants et des règlements de comptes, suppôts de l’islamisme ou du terrorisme 1.
J’ai grandi dans ces cités. À Sarcelles, dans une barre de cinq étages où mes grands-parents et mon père avaient élu domicile en quittant Constantine en 1962. Mon grand-père y avait été inspecteur de police pendant la guerre d’indépendance et l’état d’urgence. Puis la famille s’est installée à La Courneuve, aux « Quatre Mille », tout en haut d’une tour d’où l’on pouvait voir la tour Eiffel. Mes premiers souvenirs sont olfactifs et persistants. Les odeurs rances d’urine dans le hall de l’immeuble, l’ascenseur et la fine moquette cramoisie qui tapissait ses murs, les graffitis gravés à la clé dont je ne connaissais pas encore le sens mais qui éveillaient tant ma curiosité que je cherchais à regarder à l’intérieur, le geste de ma mère qui m’en éloignait pour m’en éviter le contact. Je me souviens encore d’avoir eu le souffle court après avoir gravi les centaines de marches séparant le rez-de-chaussée du quatorzième étage, quand l’ascenseur était en panne. Du bac à sable pour les enfants et des chiens qui y enfouissaient leurs excréments. Mais, de cette criminalité dont on parle tant aujourd’hui, je n’ai pas souvenir. La plupart du temps, la violence ne s’y exprime pas contre ses habitants, elle flotte dans l’air à la faveur des premières chaleurs et des corps ennuyés, alanguis sur les murets ou les bancs publics, sans autre objectif que d’attendre la fraîcheur de la nuit. Mes parents ont toujours travaillé et continuent à travailler dans ces cités. Quelquefois, très rarement, mon père a pu subir la violence, y compris antisémite, indissociable de la misère morale qui y règne. En tant que kinésithérapeute, il passait aux yeux de certains pour une sorte de bourgeois. Mais c’est bien en tant qu’avocat pénaliste que j’ai pu tardivement voir de près la violence s’exerçant sur celles et ceux qui y vivent, celles et ceux qui ont la malchance d’être fréquemment au contact de la police et de l’institution judiciaire.
J’ai défendu un nombre incalculable de personnes poursuivies pour des trafics de stupéfiants, des règlements de comptes meurtriers, des menus larcins. Je passais mes journées, qui se terminaient souvent tard dans la nuit, en audience de comparution immédiate devant le tribunal correctionnel de Bobigny. Ces audiences d’exception concernent tous les délits considérés par le parquet comme flagrants ou évidents. La défense y est plus que sommaire ; la plupart du temps les prévenus y sont défendus par des avocats commis d’office dans le cadre de permanences tournantes et, plus rarement, par des avocats choisis par les prévenus. Dans tous les cas de figure, ces avocats disposent d’un temps ridiculement court pour assurer la défense de leurs clients, prendre connaissance de dossiers qui, loin d’être évidents, contiennent quelquefois des milliers de pages, évidemment impossibles à lire dans les heures, quelques fois les minutes, qui séparent leur rencontre avec leur client de leur passage devant les juges.
Les accusations d’outrage, rébellion ou violence sur des fonctionnaires de police
C’est donc à travers le prisme des gardes à vue et des comparutions immédiates que j’ai pris conscience de l’ampleur et de la gravité des violences policières invisibles que subissent au quotidien les jeunes hommes, souvent mineurs, des cités. Parfois, je défendais l’un d’entre eux accusé d’outrage, de rébellion ou de violence commise sur des fonctionnaires de police. L’infraction d’outrage sur personne dépositaire de l’autorité publique consiste à proférer des propos blessants ou vexatoires en raison de leur qualité de fonctionnaire de police2. Celle de rébellion consiste à opposer une résistance active à une interpellation ou à un menottage3. Celle de violence, enfin, consiste à commettre des violences sur une personne en raison de sa qualité de fonctionnaire de police. La plupart de mes dossiers ne contenaient que les déclarations des fonctionnaires, et parfois, mais très rarement, des extraits d’enregistrements des caméras de la municipalité permettant d’accréditer leur version. Dans la grande majorité des cas, cela suffisait à caractériser l’infraction et à faire condamner les personnes poursuivies. Sans surprise, la parole du policier apparaissait toujours plus probante et crédible aux juges que celle d’un jeune homme, certes né en France, mais dont les origines, le casier ou le fichage au traitement des antécédents judiciaires, voire le simple nom, mettaient à mal ses dénégations et conduisaient directement à sa condamnation.
Très souvent, dans les brefs instants qui nous étaient accordés, ces garçons me confiaient qu’au cours d’un des nombreux contrôles d’identité qui rythmaient leur quotidien, un mauvais regard, une parole de travers avaient suffi à provoquer la colère et la violence des policiers, les coups de matraque parfois, les menottages violents, les gardes à vue et l’engagement de la procédure d’outrage, de rébellion ou de violences. Que pouvais-je faire en tant qu’avocat pour convaincre le tribunal que c’est lui qui était la victime et qu’une procédure avait été engagée pour couvrir les violences illégales qu’il avait subies ? Je plaidais, oui, parfois avec toute la colère née de la double injustice en train de se commettre. Mais le parquet, directeur d’enquête ou partie poursuivante qui décidait du renvoi devant le tribunal n’avait qu’à m’encourager à déposer plainte pour les violences ou les faux en écriture publique, prétendant que la justice, bien sûr, ferait son travail. Et les juges de me dire qu’ils ne pouvaient rien faire d’autre que de lire les dossiers, prendre connaissance des éléments d’enquête et des différentes dépositions, comptes rendus de synthèse, certificats médicaux des fonctionnaires de police – présentant majoritairement des doléances, c’est-à-dire des ressentis de blessure ? Que pouvaient-ils faire, me disaient-ils, sinon décider qu’un nombre suffisant d’éléments permettaient de caractériser les infractions commises par le prévenu en le condamnant parfois à une peine d’emprisonnement ferme avec mandat de dépôt ? Envoyé en prison ou condamné, sans éléments de preuve, désargenté, ce dernier ne pouvait qu’accepter sa peine et revenir à sa vie avec la frustration et la colère causées par l’impuissance et l’injustice subie.
Il en allait de même pour moi. Rongeant mon frein en regagnant le métro parfois tard dans la nuit, j’évaluais les possibilités d’enrayer cette mécanique qui me semblait implacable. Je savais désormais que les violences subies par mes clients et leurs condamnations constituaient une double peine intrinsèquement liée à leur visage, à leur nom, au lieu où ils vivaient. Je le sentais d’autant plus que je ne plaidais pas qu’à Bobigny mais aussi à Paris, et que la couleur de peau, le faciès, l’origine géographique ou sociale entraînaient un traitement différencié. Ceux qui plaident aux comparutions immédiates savent le caractère discriminatoire de la police et de la justice. Cela relève d’une telle évidence qu’entre nous nous rechignons à nommer ces faits qui nous taraudent mais face auxquels nous sommes impuissants, avocats, juges parfois ou enquêteurs sociaux. Comme un souvenir de famille, enfoui mais bien présent, que chacun connaît mais que personne n’évoque.
Et puis survint un événement qui brisa la monotonie de ces violences et de ces audiences à l’issue si prévisible. Le 29 mars 2010, un reportage de TF1, opportunément intitulé « Mon voisin est un dealer », était diffusé en « prime time » après le journal télévisé de Claire Chazal. Il s’agissait de montrer le quotidien d’un point de deal au pied d’un immeuble du boulevard de l’Hôtel-de-Ville à Tremblay-en-France. Une zone que tous les passants, riverains et équipages de policiers semblaient avoir identifiée sans être jamais intervenus. Le récit journalistique présentait cette ville de Seine-Saint-Denis en supermarché de la drogue à ciel ouvert où se vendaient au vu et au su des autorités, cannabis, cocaïne, héroïne et autres drogues de synthèse, sans que personne n’y trouve à redire. Pas même l’institution policière, pourtant dopée par les discours politiques du président de la République d’alors, Nicolas Sarkozy, adepte du nettoyage des cités au Kärcher, de la politique du chiffre de la délinquance, de la destruction de la police de proximité au profit des BAC (Brigades anticriminalité) ou encore de la fameuse « tolérance zéro ».
Juste avant la diffusion de l’émission, le journal télévisé avait relaté les perquisitions de plusieurs appartements liés à ce même point de deal, et annoncé la découverte d’un million d’euros en espèces cachés dans un mur avec des armes de guerre. La sphère médiatique s’est immédiatement emballée. Journalistes et policiers avaient-ils travaillé de concert pour assurer la promotion de l’émission ? Ayant défendu certaines personnes interpellées dans ce dossier, je sais que ce n’était pas le cas et que, au contraire, c’est la diffusion de l’émission qui a précipité l’opération de police. Deux bus de la commune furent incendiés et attaqués à la suite de l’opération, et Nicolas Sarkozy, accompagné du directeur de la police nationale Frédéric Péchenard, y organisa ensuite une autre opération coup-de-poing. De très nombreux effectifs de police sont donc intervenus pour ramener l’ordre et la tranquillité publics. Il fallait bien montrer que la police n’était pas coupable de l’inaction à laquelle l’émission concluait. Les armes étaient de sortie, à commencer par les Flashballs super pro. Un grand nombre de jeunes gens furent contrôlés et interpellés. Par la suite, certains sont venus me voir. L’un d’eux, mineur, rendait visite à sa grand-mère. Il fut défiguré, son visage frappé de plein fouet par une balle de Flashball. Traumatisé, il a fini par se cloîtrer chez lui, ne plus aller au lycée et faire une tentative de suicide. Sa mère, désespérée, souhaitait que je dépose plainte contre le policier auteur de ces violences.
À sa suite, de nombreux jeunes, victimes de violences policières durant la même semaine, se sont manifestés. Je leur ai expliqué qu’ils pouvaient déposer plainte contre les policiers, ce qu’ils ignoraient et dont ils doutaient. Lorsqu’ils ont compris que c’était possible, ils se sont mis à craindre des mesures de rétorsion immédiates tant la tension avec les forces de l’ordre était vive dans le quartier. J’ai réussi à les rassurer et nous avons fini par déposer un grand nombre de plaintes. Aucune n’a abouti. Elles ont toutes été classées sans suite. Sans même qu’une enquête digne de ce nom ait été diligentée. Nous avons tout de même poursuivi pour l’adolescent défiguré, dont la mère cherchait un moyen de le sortir de son traumatisme. Nous avons choisi de déposer une plainte avec constitution de partie civile devant un juge d’instruction dont l’indépendance devait permettre d’aller plus loin. Il n’en fut rien. Plusieurs années plus tard, un non-lieu sera prononcé. Le tir a été considéré comme justifié par la situation violente autour du jeune homme, victime collatérale d’une opération politico-policière visant à dédouaner le président de la République d’inaction policière face aux trafics de drogue, contraire à ses annonces sécuritaires.
Certes, les procédures judiciaires engagées ont été infructueuses, comme c’était très majoritairement le cas dans les rares procédures liées à des violences policières par des personnes issues de l’immigration et vivant dans les quartiers populaires. Elles ont néanmoins permis à quelques-unes d’entre elles de penser la possibilité d’une justice contre les violences policières et, au-delà, de combattre ces violences autrement que par des manifestations de violences désorganisées contre des bus ou des abribus, seules figures atteignables de pouvoirs publics qui ne leur reconnaissaient pas la possibilité d’une égalité de traitement. La stigmatisation de ces explosions de colère contre les services publics, toujours accompagnée d’un reproche d’ingratitude des populations qui en sont les actrices à l’égard d’un État présenté comme investissant de l’argent dans les services publics pour leur permettre de s’émanciper, relève aussi d’une forme de perversion logique. D’abord parce que ce discours relève d’un raisonnement paternaliste qui considère que ces services publics sont un geste magnanime de la France à leur égard et pour lequel ils devraient exprimer une gratitude. Ensuite parce qu’il fait fi de toute une série de pratiques de domination humiliantes dont l’origine est à chercher dans l’histoire du rapport entre l’État français et les populations issues de l’immigration coloniale et des territoires en déshérence. Les services publics deviennent dans ces moments de révolte populaire, les seuls symboles atteignables de l’État répressif.
La matrice coloniale des violences policières ethno-raciales
Ces violences m’ont également fait prendre conscience du traitement spécifique et discriminatoire à l’égard des populations des quartiers populaires, à rebours du discours présentant l’action de la police comme seule réponse à la criminalité et à la dangerosité des quartiers populaires. Que l’activité de revente de stupéfiants et toute autre forme d’activité illégale soit présente dans ces quartiers, cela va de soi : cela relève de la logique sociale. Tout environnement économiquement précaire, au taux de chômage particulièrement élevé, aux habitats souvent insalubres, et où se cumulent les discriminations sociales et raciales, crée de l’illégalité. Celle-ci offre de fait un tissu économique alternatif, une capacité de survie, ne serait-ce qu’alimentaire, et parfois un meilleur confort matériel. Mais l’opinion publique, nourrie à l’idée d’une criminalité endogène aux quartiers populaires, ne peut que conclure à la nécessité d’une présence policière plus importante, d’un recours à des moyens exceptionnels, y compris la violence, pour faire face à une population qui serait par nature plus dangereuse. Ce discours se traduit dans le traitement judiciaire des violences policières : la victime est toujours déjà un peu coupable du fait de son lieu de résidence.
Chaque classement sans suite, chaque non-lieu, chaque relaxe en matière de violences policières est une défaite. Pas seulement pour l’avocat que je suis : pour la croyance de ces jeunes dans la République, l’État de droit et la possibilité d’obtenir justice face aux violences de la police. S’inscrire dans une citoyenneté ou simplement dans une société qui n’a eu de cesse de vous renvoyer une image dégradée de vos parents, de vos grands-parents et de vous-même, celle de l’indigène culturellement inadaptable, relève de l’impossible. Y compris, ou peut-être surtout, quand vous avez évolué et grandi sur les bancs d’une école qui vous a appris que la République française garantit l’égalité de tous quelle que soit son origine, sa couleur de peau ou sa croyance, tout en se voyant refuser la possibilité de vivre réellement cette égalité. Impossible, alors, de ne pas se sentir différent, discriminé, génération après génération, et de ne pas relier la violence d’aujourd’hui à celle subie autrefois par ses grands-parents, tabassés par les brigades antiviolence, ancêtres des BAC, voire jetés dans la Seine…
Quand on prend conscience de cela, tous les classements sans suite, les non-lieux, les relaxes ne peuvent apparaître que comme les symptômes d’un mal social endémique que l’on doit combattre pour donner un sens à sa vie, au risque de l’obsession. Le discours médiatique et politique actuel se construit autour de la non-allégeance supposée des populations populaires non blanches à la nation française. Il est alimenté par les polémiques autour de quelques symboles, comme les drapeaux algériens, tunisiens ou marocains arborés par des supporters de football, ou par les nombreux débats relatifs à la priorité de la foi religieuse sur la loi française, voire par l’obsession du « grand remplacement » et de l’islamisation de la France par des mouvements prétendument très organisés. Ce discours, autrefois cantonné aux milieux de la droite dure et de l’extrême droite, a essaimé dans toute la sphère médiatico-politique à la faveur de la banalisation de ces courants politiques, et de la bataille culturelle qu’ils ont activement menée. Aujourd’hui, ces derniers détiennent des chaînes de télévision et de nombreux journaux qui se sont organisés pour diffuser images et idéologies racistes sur les réseaux sociaux et dans le débat politique majoritaire. Rares sont ceux désormais qui interrogent la construction coloniale et ségrégative des quartiers populaires ou l’origine de la criminalité et de l’appétence pour la foi religieuse. Tous ces discours, débats et imageries concourent à la construction de l’immigré ou du musulman en ennemi, intérieur et extérieur.
Quelle est la matrice de ce regard policier sur les populations des quartiers populaires dont une grande partie est issue de l’immigration des pays anciennement colonisés par la France ? Le sociologue Mathieu Rigouste a montré que cela résulte d’une logique de ségrégation raciale sciemment organisée par l’État et les collectivités territoriales4. Les effectifs policiers et les techniques d’intervention dans les quartiers populaires ont leur source dans celles expérimentées par l’administration coloniale française. Les liens structurels et idéologiques entre la police spécialisée en Algérie et celle opérant sur le territoire français pendant la guerre d’Algérie sont aujourd’hui amplement documentés. La création de la première unité de la Brigade anticriminalité à Saint-Denis le 1er octobre 1971 s’est faite sous l’impulsion d’autorités administratives et préfectorales qui ont créé et expérimenté des pratiques de traitement des « indigènes », notamment en Algérie. La BAC s’est ensuite implantée dans tous les départements. Ses membres interviennent très souvent en civil, sans identification possible, avec des voitures banalisées visant à se fondre dans la population et intervenir en flagrant délit. C’est une police d’exception par rapport à la conception traditionnelle du gardien de la paix, dont l’uniforme et la présence sont censés susciter spontanément la sécurisation des lieux où il intervient. La BAC est donc l’antinomie du gardien de la paix. Ses unités interviennent sous couverture pour mener une guerre de basse intensité contre les populations locales. Trente ans plus tard, en 2003, les CSI, Compagnies de sécurisation et d’intervention spécialisées dans la lutte anticriminalité et les violences urbaines, s’y sont ajoutées. Leurs missions consistent à renforcer les effectifs de la police locale et notamment les unités de la BAC, à veiller au maintien ou au rétablissement de l’ordre lors de violences urbaines ou d’« émeutes », à sécuriser les quartiers dits sensibles en faisant des patrouilles régulières, etc. Elles sont équipées d’une tenue dite « anti-émeute » ignifugée composée d’un casque avec visière, d’un gilet pare-coup, de protections, de bottes renforcées, d’un masque à gaz, d’un bouclier et d’une matraque. Elles disposent également d’armes létales et d’armes dites de force intermédiaire : un pistolet Sig Sauer 22, des fusils d’assaut et des fusils de précision, des grenades à main de désencerclement, des grenades lacrymogènes, des bâtons de défense et des LBD 40.
La caractéristique principale de ces effectifs est d’avoir mis en place une stratégie de mimétisme avec la population des quartiers populaires. L’une de ces stratégies s’inspire des techniques antiguérillas et consiste à infiltrer la population en tentant, souvent maladroitement, de mimer ses codes vestimentaires et ses habitudes pour « faire des flags », c’est-à-dire constater des infractions, notamment à la législation sur les stupéfiants, en flagrance. Ce mimétisme n’est cependant pas que vestimentaire. Il conduit parfois les policiers, avec plus ou moins de tolérance de leur hiérarchie, à utiliser des produits stupéfiants saisis pour alimenter des indics et obtenir des informations. Le mimétisme se poursuit aussi dans l’usage de la violence. Là où les techniques d’usage de la force sont particulièrement réglementées, notamment dans les manuels de formation ou dans les notes administratives, la violence s’avère souvent débridée, sans lien avec les techniques enseignées. L’affrontement physique est espéré et ressemble parfois à un combat de boxe ou de MMA, où les fonctionnaires de police peuvent exprimer leur colère, parfois leur fureur, sur les personnes interpellées. Il en va ainsi du virilisme policier, flatté et applaudi jusque dans les plus hautes instances policières. Il n’est alors plus vraiment question de maintien ou de rétablissement de l’ordre. C’est la stratégie anti-émeute qui est mise en œuvre et enseignée au centre de formation de Valenton depuis les révoltes populaires de 2005.
Le paradigme de la police des quartiers populaires est celui de l’accumulation d’unités surprotégées, surarmées et formées à l’anti-émeute et à la violence. Le rapport à la population, et notamment aux plus jeunes, est fait de défiance et de provocations réciproques. Il est rythmé par des contrôles d’identité très nombreux visant à créer une situation de conflictualité. Très fréquemment, le déroulement de ces contrôles, qui cherchent à imposer une soumission de la personne contrôlée à l’uniforme et à la présence policière, génère des frictions qui se terminent en interpellations pour outrage, rébellion et violence. L’usage du gaz lacrymogène et du tonfa est de ce fait très fréquent, de même que celui du taser, censé n’être utilisé que dans les cas de péril imminent pour les policiers, avec nécessité et proportionnalité.
Le contrôle au faciès
Le contrôle au faciès est un autre outil de contrôle et de renforcement de l’exclusion de ces populations. Il est aussi un moment privilégié des violences policières. Pourtant les contrôles d’identité sont particulièrement réglementés, fondés sur les articles 78‑2 et suivants du code de procédure pénale. Comme souvent, les illégalités s’organisent sur un fondement légal. Le législateur a même l’obligation de prévoir dans la loi des mécanismes permettant d’éviter les abus qu’un comportement légal peut entraîner lorsqu’une liberté fondamentale est restreinte. La loi qui a institué le contrôle d’identité représente une atteinte grave à la liberté d’aller et venir et à l’intimité de la vie privée dans l’espace public. À titre d’exemple, les arrêtés anti-mendicité pris par certaines municipalités sont pratiquement tous annulés par les tribunaux administratifs en raison d’atteintes disproportionnées à la liberté d’aller, de venir ou de stationner. Cela n’empêche pas ces municipalités de faire preuve d’une remarquable ingéniosité pour cacher la précarité à la vue des passants et des touristes… Le stationnement de personnes au pied de leurs immeubles dans les quartiers populaires constitue un autre sujet de préoccupation des pouvoirs publics, qui considèrent qu’il favorise la multiplication des trafics de stupéfiants ou des violences urbaines. En dehors de l’état d’urgence sanitaire et des obligations du confinement qui ont donné pouvoir aux forces de l’ordre de contrôler les auto-attestations de toute personne présente dans l’espace public, la possibilité d’un usage répété des contrôles par la police ne devrait pas exister sauf dans certains cas légaux limitativement prévus par la loi.
Pourtant, ces contrôles systématiques s’exercent dans des lieux publics, dans les moyens de transport et le plus fréquemment sur des personnes en raison de leur habillement, de leur couleur de peau ou de leur origine supposée. Le raisonnement souvent revendiqué par les autorités ou les syndicats de police est que la couleur de peau et l’origine constituent un critère objectif de contrôle s’agissant de la violation de la législation sur les étrangers. Il présuppose également qu’est considérée comme étranger ou dans une situation illégale toute personne qui ne présenterait pas les caractéristiques physiques de « type européen », selon le langage policier, c’est-à-dire blanc de peau. Une telle rhétorique est notamment le fruit de dispositifs discursifs portant sur la race et visant à justifier la colonisation et l’impérialisme français. Ces discours se sont imprimés durablement dans les institutions et les représentations sociales et se sont largement diffusés dans le discours politico-médiatique contemporain.
L’article 78‑2 du code de procédure pénale permet à un officier de police judiciaire ou à tout agent de police sous son ordre ou sa responsabilité de demander la justification de son identité dans plusieurs cas limitativement énumérés : lorsque la personne a commis ou tenté de commettre une infraction ; lorsqu’elle se prépare à commettre un crime ou un délit ; lorsqu’elle est susceptible de fournir des informations utiles à une enquête portant sur un crime ou un délit ; lorsqu’elle a violé les obligations de son contrôle judiciaire, de son assignation à résidence sous surveillance électronique ou l’exécution d’une peine ; ou encore lorsqu’elle fait l’objet de recherches ordonnées par une autorité judiciaire. Cette première série de contrôles d’identité est dite de police judiciaire dès lors qu’il faut qu’un crime ou un délit ait été commis, ou soit en passe de se commettre.
Les contrôles d’identité peuvent être également réalisés sur réquisition écrite du procureur de la République. Ils ne sont alors autorisés que sur une zone géographique très précise, un quartier par exemple, et sur une période maximale de 24 heures éventuellement renouvelable une fois. Le procureur lui-même ne peut émettre ces réquisitions que s’il les a motivées en considération de la récurrence d’un certain type d’infraction constaté au cours d’une période récente dans la zone concernée. Par exemple lorsqu’ont élu domicile dans un quartier ou une rue des vendeurs de produits stupéfiants. Même dans le cas de contrôles d’identité sur réquisition, le choix de la personne contrôlée doit être lié à des éléments objectifs, justifiés par le policier, permettant de soupçonner la commission de l’infraction prévue par les réquisitions.
Le troisième type de contrôle est dit de police administrative. Il peut avoir lieu lorsque aucune infraction n’a été commise mais qu’il existe un risque de trouble à l’ordre public, notamment pour la sécurité des personnes et des biens.
Le quatrième type de contrôle est celui dit de Schengen ou frontalier, qui permet des contrôles accrus dans les zones transfrontalières avec pour objectif de lutter contre la criminalité transfrontalière et l’immigration dite illégale. Plusieurs autres déclinaisons de ces types de contrôles d’identité donnant parfois lieu à la visite de véhicules sont également prévues par le code.
Quel que soit le type de contrôle d’identité, le Conseil constitutionnel a rappelé que sa mise en œuvre doit s’opérer en se fondant exclusivement sur des critères excluant toute discrimination de quelque nature qu’elle soit. La déclaration de principe n’étant pas suffisante, il a également rappelé que le caractère discriminatoire de ces contrôles, portant atteinte au principe d’égalité devant la loi, pouvait être sanctionné par les autorités judiciaires tant par des sanctions pénales adéquates liées à l’infraction de discrimination que par des sanctions pécuniaires qui peuvent être mises à la charge de l’État.
Et pour cause, l’État français a été sanctionné pour ces contrôles d’identité dans le cadre d’une opération militante d’envergure organisée avec et pour des mineurs et jeunes adultes vivant dans des quartiers populaires. Open Society Justice Initiative et les avocats qui ont travaillé des années durant sur cette action ont permis d’affirmer que l’État français continue d’adopter un comportement discriminatoire à l’égard de certaines personnes en raison de leur appartenance réelle ou supposée à une race, une ethnie ou une religion. En 2022, lors de l’examen périodique de la France, le Comité pour l’élimination des discriminations raciales de l’ONU s’est dit préoccupé, dans un contexte de sous-déclaration massive du racisme, par la pratique des violences policières et le profilage racial.
S’il suffit de s’arrêter quelques instants dans les couloirs de la station des Halles à Paris ou devant n’importe quelle entrée d’immeuble de quartier populaire pour s’apercevoir que ces contrôles au faciès continuent à se répéter ad nauseam, il est désormais possible d’affirmer qu’ils existent et constituent un phénomène particulièrement grave à rebours des principes égalitaires de notre pacte social. Ce que l’on dit moins, c’est que ces contrôles sont la porte d’entrée à la commission de violences policières tout aussi discriminatoires. […]
- Thomas Léonard, « L’intensification du stigmate des “banlieues” lors du processus pénal. Le cas de la métropole lilloise (2000‑2009) », Urbanités, 13 octobre 2015.
- Article 433‑5 du code pénal : « Constituent un outrage puni de 7 500 euros d’amende les paroles, gestes ou menaces, les écrits ou images de toute nature non rendus publics ou l’envoi d’objets quelconques adressés à une personne chargée d’une mission de service public, dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice de sa mission, et de nature à porter atteinte à sa dignité ou au respect dû à la fonction dont elle est investie. »
- Article 433‑6 du code pénal : « Constitue une rébellion le fait d’opposer une résistance violente à une personne dépositaire de l’autorité publique ou chargée d’une mission de service public agissant, dans l’exercice de ses fonctions, pour l’exécution des lois, des ordres de l’autorité publique, des décisions ou mandats de justice. »
- Mathieu Rigouste, La Domination policière, op. cit.